Jan 312013
 

Retour sur la menace islamiste au Sahel

Déclenchement surprise de l’opération Serval, prise d’otages massive sur un site gazier en Algérie, démarrage (imminent ?) de la mission européenne de formation de l’armée malienne… La situation au Mali, et plus généralement au Sahel, occupe le devant de la scène internationale de ce début d’année 2013.

Pourtant, la dégradation continue de la région, depuis plus de dix ans, n’avait pas suscité jusqu’à présent une attention sérieuse. Que s’est-il donc passé ? Le dossier malien mêle étroitement revendication identitaire, islamisme, criminalité et corruption. Et ce cocktail détonnant risque de faire tâche d’huile dans la région. « Le chaos en retour se fait sentir dans tout le sud de la Libye, cependant que la contagion n’est plus qu’une question de temps au Tchad et au Darfour avec le risque de voir un continuum fondamentaliste s’établir avec les islamistes de Boko Haram du nord Nigeria », prévient le professeur Bernard Lugan. Enrayer la mécanique terroriste à l’oeuvre au Sahel nécessite une remise en perspective. Plus que jamais, il importe de « comprendre pour agir ».

Depuis le début des années 2000, le terrorisme d’origine islamiste se développe de façon spectaculaire dans la zone sahélienne et maghrébine : attentats suicides d’ampleur, multiplication des prises d’otage, menace d’exportation de la violence et participation à des mouvements de sécession nationale. À cet égard, l’actuelle situation malienne est la parfaite illustration d’un conflit qui mixe revendication territoriale et affirmation d’un jihad guerrier. Plus exactement, elle est la rencontre entre un différend géopolitique des plus « classiques » – fruit des tracés hasardeux des frontières post-coloniales – avec une forme hybride de « gangstéro-jihadisme » (Jean-Pierre Filiu).

Au commencement était le terrorisme algérien

Difficile d’aborder la question du terrorisme au Sahel sans évoquer d’abord l’Algérie, d’où sont originaires AQMI et une bonne partie des leaders jihadistes de la région. En décembre 1991 commence une guerre civile de dix ans en Algérie. Elle oppose certes l’armée à des groupes terroristes, dont les principaux sont le Mouvement islamique armé (MIA) et le Groupe islamique armé (GIA). Mais également les groupes islamistes entre eux. C’est dans ce contexte que se crée en 1998 le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), produit d’une scission interne au GIA, et qui entend poursuivre le combat en dépit de l’amnistie générale.

Refusant toutefois les victimes civiles, il vise dans un premier temps les forces de sécurité (armée et police) ainsi que les institutions administratives algériennes. À partir de 2004-2005, le mouvement se rapproche des filières tchétchènes et de différentes formations islamistes armées au Maroc, en Libye et au Tchad. C’est durant cette période que l’émir du GSPC, le chimiste algérien Abdelmalek Droukdel, négocie son « intégration » au sein de la nébuleuse Al-Qaïda. En janvier 2007, l’organisation devient Al-Qaïda au Pays du Maghreb islamique ou AQMI. Autour d’un noyau dur formé par l’ex-GSPC, elle fédère des groupes terroristes algériens, tunisiens et marocains. Et, dans une moindre mesure, libyens, mauritaniens, nigériens, tchadiens et maliens. « La mort de Ben Laden en mai 2011 et sa succession par Zawahiri accentuent paradoxalement l’agressivité jihadiste dans le Sahel : Droukdel refuse de prêter allégeance au nouveau chef d’Al-Qaïda, AQMI reprend donc l’autonomie qui était la sienne du temps du GSPC », observe Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences Po. « La montée en puissance d’AQMI […] est dans le Sahara le fruit d’ajustements progressifs des réseaux jihadistes, qui ont tiré parti des faiblesses des pouvoirs régionaux, sur fond de fort profi tables trafics […]. Car c’est bien sûr une contrebande multiforme (d’armes, de stupéfiants, de tabac, voire d’immigrants illégaux) que s’est construite la puissance d’AQMI dans le Sahel. » Bref, AQMI prospère là où les États sont en déliquescence : Mauritanie, Libye, Tchad, Niger… et bien entendu Mali.

Le rapprochement avec Al-Qaïda a aussi eu une influence sur la tactique terroriste dans la région. L’attentat-suicide et la voiture piégée à distance deviennent le mode d’action récurrent de l’organisation, tandis que les cibles sont majoritairement urbaines et symbolisent des intérêts occidentaux dans la région.

Concrètement, AQMI compte entre 200 à 800 membres divisés en Katibas (les « unités de combat ») dont les deux principales sont celle de l’ouest (zone mauritanienne), dirigée jusqu’à récemment par l’Algérien Mokhtar Belmokhtar, et celle de l’est (nomadisation entre le Maroc et le Tchad), dirigée par l’Algérien Abou Zeïd. C’est par le biais de ses Katibas qu’AQMI a participé hier à la prise de contrôle du Nord-Mali et qu’elle entend aujourd’hui en découdre avec l’Occident décadent et les (nombreux) mécréants.

Le Mali, première victime de la désintégration de l’espace politique sahélien

« Si la pauvreté, l’islamisme radical et la criminalité sont pointés du doigt comme les causes principales de l’implosion de l’État malien, ils ne doivent pas occulter une réalité géopolitique : la revendication de l’identité Touareg, et derrière elle la question berbère » (cf. note n°72 , Monde(s) berbère(s)). Le Mali est le premier des États de la zone sahélienne à être touché en raison de cette fragilité politique interne. Et « l’accélération de la crise malienne est avant tout la résultante directe de la guerre menée en Libye par les Européens, avec l’aide américaine. Le politologue Gilles Kepel précise que les Touaregs et les islamistes sont des Maliens qui ont été mercenaires de Kadhafi et qui sont rentrés au pays avec armes et bagages. Le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) s’est alors retrouvé en situation d’inverser le rapport de force qui prévalait depuis l’indépendance du Mali ». Mais avec l’aide d’un nouveau venu : Ansar Eddine – un groupe islamiste malien créé par Iyad ag Ghali, en relation avec AQMI.

La rébellion touareg est ainsi divisée en deux blocs rivaux, dont l’un est soutenu par des islamistes radicaux et l’autre d’inspiration laïque. Profitant de la désorganisation de l’armée et du vide politique provoqué par le coup d’État militaire de mars 2012, ils se sont emparés ensemble du Nord-Mali dès le mois d’avril 2012 avant de faire officiellement sécession. Cependant, le MNLA, marginalisé par son manque de moyens financiers, a tenté d’ouvrir des pourparlers avec Bamako pour n’obtenir qu’une simple autonomie de la zone de l’Azawad, sa revendication initiale. Il a en même temps livré plusieurs combats contre les groupes islamistes radicaux, qui ont fi ni par les déloger.

Car AQMI et ses alliés visent pour leur part à se doter à long terme d’une véritable implantation territoriale. « Ils souhaitent y fonder un Émirat islamique du Sahel, sur le modèle du pays pashtoun (Afghan et pakistanais) où les talibans contrôlent et gèrent une partie des services publics, […] abandonnés par l’administration corrompue du régime d’Hamid Karzaï », analyse le spécialiste Philippe Migaux sur RFI. Les mouvements des forces jihadistes vers le sud Mali début janvier montrent leur refus de tout compromis, ainsi que leur détermination à entreprendre des actions offensives pour occuper de nouvelles positions stratégiques. Ils espéraient sans doute prendre de vitesse la communauté internationale. Ils se sont heurtés à l’intervention militaire de la France.

Et après ? « Il faut des objectifs clairs et des moyens adaptés. Nous avons désormais [ces moyens] sur zone, mais l’objectif politique et militaire d’une telle opération est toujours aussi confus », alerte Bernard Lugan. En focalisant le discours et les armes sur la « menace terroriste », la question touareg est niée alors qu’elle constitue le fondement du problème. « Il faut donc donner des gages politiques [aux Touaregs]. Les autorités de Bamako pourront-elles comprendre cette nécessité et pourront-elles se résoudre à l’évidence quand l’inévitable ‘reconquête’ sonnera au contraire l’heure de la vengeance ? » Rien ne semble l’indiquer aujourd’hui…

L’approche globale : une réponse adaptée ?

Si « la sortie de crise du Mali suppose d’abord le rétablissement d’un pouvoir central efficace et démocratique, capable de négocier les concessions nécessaires pour mettre fi n à la révolte » (Michel Foucher), elle ne se fera pas non plus sans une aide militaire extérieure. La décennie écoulée a vu les États-Unis aider l’armée malienne à se former et à s’entraîner. Le résultat a été pour le moins décevant : une partie des cadres ainsi encadrés a rejoint les rangs du MNLA, et le reste de l’armée s’est effondré au premier choc.
L’ »approche globale » prônée par l’ONU et l’Europe suggère que la réalisation des objectifs militaires ne mène plus directement à celle des objectifs politiques. Il ne s’agirait plus d’imposer à un adversaire sa volonté par la seule coercition, mais d’assurer le retour à la paix et à la stabilité. Dans son ouvrage L’utilité de la force (Économica, 2007), Rupert Smith souligne ainsi que les guerres d’aujourd’hui ont pour enjeu l’adhésion des populations à un projet politique et qu’il faut dès lors adjoindre à l’usage de la force militaire d’autres moyens d’actions pour atteindre l’objectif stratégique.

Encore faut-il que les populations maliennes présentent les gages d’une cohésion minimale. De quoi l’État malien est-il le nom ? « Alors que la majorité noire aspire à un État-nation sorti du sous-développement, des Touaregs souhaitent le faire éclater et s’en détacher, tandis que d’autres combattent pour une théocratie obscurantiste », prévient le professeur Patrice Gourdin. Dès lors, une approche globale visant au seul maintien territorial du Mali, tout comme une intervention militaire focalisée sur le terrorisme, ne risquent-elles pas d’être prochainement rattrapées par le réel ?

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