Derrière les barricades de la place Maïdan
Le 21 février 2014, le président ukrainien Ianoukovitch quittait le pouvoir, après l’échec de la répression brutale de manifestations populaires elles-mêmes de plus en plus violentes, concentrées pour l’essentiel sur la place Maïdan, à Kiev. Ce qui devait être une solution à une crise politique aiguë s’avère déchaîner un nouveau flot d’événements, donnant aux plus âgés d’entre nous l’impression de revivre les grandes heures de « l’automne des peuples » de 1989. C’est dire à quel point on pourrait être tentés d’interpréter ce qui se passe en Ukraine comme un épisode d’une nouvelle guerre froide, entre le camp de la démocratie et celui des régimes autoritaires.
Est-ce si simple ?
Comme souvent, la prolifération informationnelle et communicationnelle invite à prendre de la hauteur et à tenter de mieux comprendre ce qui, dans l’identité profonde du territoire ukrainien, peut expliquer les actions des différents acteurs de cette « révolution », dont les effets et conséquences sont loin d’être aujourd’hui maîtrisés.
Pour comprendre la situation de l’Ukraine, il faut sans doute revenir au sens des mots. « Okraïna » a pour origine le terme slave « kraj », qui signifie « marche ». Apparaît le premier paradoxe : c’est en effet sur le territoire actuel de l’Ukraine qu’est née la Russie. À la fin du IXe siècle, des Vikings – les Varègues – s’assurent depuis Nov- gorod le contrôle des routes commerciales constituées du bassin du Dniepr (vers Constantinople) puis et dans une moindre mesure de la Volga (vers la Caspienne). Cette aristocratie scandinave, minoritaire au sein des peuples slaves autochtones, choisit une solution qui n’est pas sans rappeler celle adoptée par Clovis, en France : garantir une autorité politique par une unité religieuse. En 988, Vladimir Ier, prince de Kiev, est baptisé et adopte la religion orthodoxe. Selon la célèbre formule d’Hélène Carrère d’Encausse, « la Sainte Russie est née à Kiev ». Le nouvel État prend en effet le nom de Rouss.
Un centre devenu périphérie
Dans sa Géopolitique de la Russie, Pascal Marchand montre comment, au cours du XIIIe siècle, le centre politique et culturel de la Russie se déplace à Moscou, alors que le vieux Rouss de Kiev se décompose politiquement sous les coups de boutoir puis l’occupation des envahisseurs tatars. Ensuite, ce sont les Polonais qui, du XIVe au XVIIe siècle, prennent le contrôle de l’Ukraine – ou du moins de sa partie occidentale. Ils y favorisent un mouvement uniate, les fidèles orthodoxes ukrainiens rejoignant l’Église catholique en conservant leurs rites. Mais ils se confrontent bientôt aux nouvelles ambitions russes: à la fin du XVIIe siècle, les tsars se lancent à la conquête de l’Ukraine pour atteindre la mer Noire, voire – selon le rêve de Catherine II – libérer Constantinople. En 1795, le partage de la Pologne permet à la Russie de (re)prendre le contrôle de l’ensemble de l’Ukraine. Tandis qu’au milieu de ces luttes entre puissances étatiques, au XIXe siècle, émerge un mouvement national ukrainien, puisant comme partout ailleurs en Europe ses sources dans la redécouverte d’un « Être propre », attesté par une langue et des coutumes partagées.
L’idée d’une indépendance ukrainienne pose depuis son origine des questions de fond : son identité tient-elle plutôt de l’attachement à l’Europe centrale (Pologne) ou au monde russe ? Le problème se pose avec d’autant plus d’acuité au XXe siècle lorsque, par trois fois, l’Ukraine accède à l’indépendance dans un contexte de décomposition de l’État russe.
Une première fois en 1917, quand les Allemands, qui occupent l’Ukraine, favorisent la création d’un État indépendant (Verkhovna Rada). Une indépendance qui va se révéler chaotique, tout particulièrement au moment de la Révolution russe et de la double guerre civile (russe et ukrainienne) qui se conclut par la victoire de l’Armée rouge en 1920 et le rattachement de la partie ex-russe de l’Ukraine à l’URSS en 1922, tandis que la partie ex-autrichienne, avec Lviv pour ville principale, est intégrée à la Pologne en 1921.
Et que les populations de la petite Ukraine transcarpatique et de la Bucovine sont respectivement rattachées à la Tchécoslovaquie et à la Roumanie…
La deuxième tentative d’indépendance a lieu en 1941, là encore à l’occasion de l’invasion allemande. Mais Hitler renonce finalement à tout projet d’autonomie slave, et l’expérience se conclut encore plus mal que la précédente, tout particulièrement pour les partisans de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN). La troisième fois, en 1991, sera la bonne, à l’occasion de l’effondrement de l’URSS et de l’avènement de la CEI . Cependant, Moscou réussit à conserver l’essentiel de ses intérêts locaux, avec le statut de la Crimée et le contrôle de la flotte de la mer Noire. Rappelons enfin que, par deux fois, l’Ukraine paie très cher ses velléités d’indépendance. Staline provoque sciemment une famine qui, en 1932-1933, provoque la mort de près de 4 millions de personnes (c’est, pour les Ukrainiens, l’holodomor ou « mort par la faim », un traumatisme collectif toujours présent). Et, en 1945, après avoir déporté ou liquidé la plupart des habitants d’origine germanique et tous les Ukrainiens suspects de sympathies nationalistes, le même Staline y implante près de 9 millions de Russes de façon à rattacher de façon irrémédiable cette république au cœur de l’empire soviétique.
Une identité de l’entre-deux
De ce rapide rappel historique, quels enseignements tirer? Olivier Zajec, chargé des cours de stratégie à l’École de Guerre, à Paris, propose un bilan très clair dans un récent article pour la revue Le Spectacle du Monde. Comme bon nombre d’observateurs, il constate que l’Ukraine présente une nette dichotomie est-ouest. L’Ouest a vu la victoire, aux dernières élections, de partis plutôt favorables à un rapprochement avec l’Union Européenne – jusqu’à 70 % des voix aux législatives de 2012. Ce tropisme « européen » serait dû à la proximité géographique et à l’ancienneté des liens avec la Pologne, ainsi qu’à l’importance numérique des fidèles de l’Église catholique uniate.
L’Est, où sont par ailleurs établis de nombreux Russes, a été en revanche marqué par la victoire des partis pro-Kremlin (jusqu’à 65 % des voix en 2012). Cette ligne de partage géographique se retrouve au niveau économique. L’Est bénéficie ainsi de secteurs d’activités hérités de l’époque soviétique, mais redevenus compétitifs: industrie lourde (l’Ukraine se hissant à la 7e place dans la production mondiale d’acier, avec des groupes comme Ferexpo), mais aussi extraction des matières premières (avec par exemple le complexe sidérurgique de Kryvyï Rih et ses 43 000 employés).
Une dichotomie que l’on retrouve aussi au niveau culturel. Trois Églises aux rites semblables mais aux autorités différentes se revendiquent en effet comme dépositaires de l’identité spirituelle ukrainienne : l’Église catholique uniate, l’Église autonome d’Ukraine, rattachée au patriarcat de Moscou, et l’Église orthodoxe d’Ukraine. Cette « balkanisation » n’est pas sans influence sur l’exacerbation des passions politiques. Ainsi en 2004, lorsque la « Révolution orange »,téléguidée depuis Washington, conduit à l’accession au pouvoir des « pro-européens » Viktor Iouchtchenko (président de 2005 à 2010) et Iulia Timochenko (premier ministre en 2005 puis de 2007 à 2010). Puis au contraire en 2010, lorsque les élections favorisent le candidat porté par les régions de l’est, Viktor Ianoukovytch. À chaque fois, une région semble prendre sa revanche sur l’autre…
Une politique de l’entre-deux
La lecture de la crise actuelle ne peut s’affranchir de ces enjeux. S’agit-il dès lors d’un affrontement pour savoir de quel côté l’Ukraine va basculer ? Russie ou Union européenne ? Pour le Kremlin, engagé dans son projet d’Union eurasiatique à l’horizon 2015, l’Ukraine, avec ses 45 millions d’habitants, ses ressources minières et agricoles, constitue une pièce essentielle. Une importance accentuée par la conces- sion du port de Sébastopol à la flotte russe. La perspective d’un rapprochement avec l’Union européenne et, à terme, d’une possible intégration, est donc regardée avec méfiance par Moscou. Et pour cause : depuis 2004, tout pays ayant intégré l’UE finit par intégrer l’OTAN – y compris les trois pays Baltes, parties prenantes de l’ex-URSS. En somme, vu de Russie, ce qui se passe en Ukraine relèverait encore une fois d’une application de la doctrine Brzezinski visant à endiguer la puissance continentale russe.
Pour autant, l’ancien président Ianoukovytch menait-il une politique que l’on pourrait qualifier de « pro-russe »? Elle relevait en fait surtout de la realpolitik. Il vantait encore les mérites d’une « association avec l’Union européenne » le 24 août 2013 avant de se décider à choisir le 17 décembre 2013 l’alternative présentée par les Russes. Elle présentait l’avantage d’une aide de 15 milliards de dollars et d’une baisse du prix du gaz importé de 30 %, éléments non négligeables pour un pays en faillite. Tandis que les propositions de l’Union européenne étaient assorties de conditions politiques jugées inacceptables, comme la libération de l’opposante Iulia Timochenko. Sans doute est-ce l’UE qui a ici fauté par ses exigences. Exigences d’ailleurs à géométrie variable, car il serait un peu rapide de décrire les insurgés de Maïdan comme des défenseurs inconditionnels de la démocratie représentative à l’occidentale…
D’évidence, la révolution ukrainienne n’est pas terminée. Et ses conséquences sont lourdes de menaces pour l’avenir même du pays. L’Ukraine n’existe que par sa situation de marge contestée, sa vocation originelle d’espace d’échanges économiques et culturels, son rôle de « pont autonome entre deux mondes » (Olivier Zajec). À partir du moment où un « monde » semble vouloir s’imposer à l’autre, c’est tout l’équilibre fragile de la nation ukrainienne qui bascule. Une lecture géopolitique même rapide aurait permis de comprendre que Moscou ne pouvait en aucun cas accepter de perdre la Crimée ou voir ses intérêts énergétiques menacés – 65 % du gaz russe transitant par l’Ukraine. Certaines chancelleries ont été pour le moins légères dans cette affaire, au point que ne peut plus être écarté le spectre de la partition. Qui ferait de nouveau de l’Ukraine ce « fantôme de l’Europe » décrit par Jacques Benoist-Méchin en 1939. Et ouvrirait, bien plus que le fâcheux précédent du Kossovo, la boîte de Pandore des revendications territoriales au cœur même de l’Europe.
Pour aller plus loin
-
Géopolitique de la Russie, par Pascal Marchand, Puf (à paraître en avril 2014) ;
-
« L’Ukraine se dérobe à l’orbite européenne », par Sébastien Gobert, Le Monde diplomatique, 12/2013, 28 p., 5,40 € ;
-
« Voyage aux marges de Schengen », par Sébastien Gobert et Laurent Geslin, Le Monde diplomatique, 04/2013, 28 p., 5,40 € ;
-
« L’Equation ukrainienne », par Olivier Zajec, Le Spectacle du monde, 01/2014, 82 p., 8 €.