Déc 182012
 

Une identité fondée sur la géographie ?

Cette année encore, les chiffres de l’industrie du luxe ont dépassé toutes les espérances. Même les analystes financiers ont été pris de court. Et il y a de quoi ! Alors que la croissance mondiale est en berne et que la majorité des entreprises est confrontée à une baisse de chiffre d’affaires, le groupe LVMH enregistre pour le premier semestre 2012 une hausse de plus de 28 % de son bénéfice net et de plus de 26 % de ses ventes. Le cas n’est pas isolé et reflète l’excellente santé financière de l’ensemble du secteur. « Voitures de prestige, maroquinerie, œuvres d’art, bijoux et bien sûr montres suisses haut de gamme sont vendus aux plus offrants. Car des riches, il y en a des millions et ils sont de plus en plus nombreux, notamment en Asie », constate Xavier Colin, l’animateur et producteur de l’émission suisse Geopolitis. Comment l’industrie du luxe, largement européenne et encore profondément inscrite dans notre certaine façon d' »être au monde », conquiert-elle le marché mondial ? Compte tenu de l’actuel bouleversement des rapports de force géopolitiques, le luxe « made in Occident » ne risque-til pas à terme de subir la concurrence d’un luxe venu d’ailleurs ?

Etymologiquement, le luxe est ambivalent. « Allant du ‘lux’, la lumière, c’est-à-dire le rayonnement, le goût, l’éclairage, l’élégance, à la ‘luxuria’, c’est-à-dire l’excès, le clinquant, le rare, l’extrême […], il a perpétuellement balancé entre ces deux pôles du paraître et de l’être », rappelle le professeur Jean Castarède. Une distinction plus opérationnelle suppose d’aborder l’industrie du luxe entre hard et soft luxury. Le premier est celui des biens d’exception que très peu de gens peuvent acquérir (immobilier de luxe, yachting…) ; le second celui des produits accessibles aux classes sociales supérieures (maroquinerie, accessoires, parfums, etc.). Le luxe n’est pas donc un domaine homogène et figé. Il est même aujourd’hui en pleine mutation.

Un marché qui se porte insolemment bien !

Depuis 2010, l’industrie du luxe enregistre une hausse annuelle de 10 % de son chiffre d’affaires global, de l’ordre de 200 milliards d’euros en 2012. Une réussite au parfum d’insolence en pleine crise financière et économique. Les secteurs de l’automobile, de l’horlogerie et du vin sont emblématiques de ce renouveau.

Dans l’automobile haut de gamme, ce sont les produits d’origine britannique qui sont à l’honneur. Rolls-Royce Motor Cars a écoulé près de 3 500 voitures en 2011. Une vente record pour le constructeur aujourd’hui détenu par le groupe BMW, qui augmente ses ventes de 31 %. Mieux encore, la société Bentley Motors a vendu plus de 7 000 véhicules (+37 %), contribuant à la bonne santé financière du groupe.

Volkswagen auquel elle appartient désormais. Les excellentes performances de ces marques, dont les modèles sont encore tous fabriqués en Grande-Bretagne, participent au maintien d’une industrie « nationale » et attirent de nombreux constructeurs et sous traitants. L’Italie, avec Ferrari, n’est pas en reste. Plus de 7 000 bolides ont été achetés l’année dernière, soit une hausse de plus de 10 %. Et la firme de Maranello s’apprête à réaliser la même augmentation pour l’année 2012. La Chine est devenue le deuxième marché mondial de Ferrari – comme de la majorité des acteurs du secteur. Surtout, c’est en Chine que les motoristes de luxe enregistrent leur plus forte progression de ventes depuis deux ans.

Le luxe, c’est aussi la haute horlogerie. Les références ici sont suisses – Rolex, Jaeger-LeCoutre, Breitling, Patek Philippe -, voire françaises avec Cartier ou italiennes avec Panerai. Là comme ailleurs dans l’univers du luxe, chiffres d’affaires et bénéfices sont à la hausse. Pour l’année en cours, les exportations de montres fabriquées en Suisse devraient bondir de 45,7 % en valeur et de 37,2 % en volume. Les ventes en Asie représentent déjà 60 % des exportations, loin devant les ÉtatsUnis et l’Europe. Sans surprise, la Chine constitue le principal débouché. Le vin enfin, avec ses grands crus de Bordeaux ou encore le champagne, appartient à l’univers du luxe. Même s’il subit une concurrence de plus en plus affirmée ces dernières années, le vin d’origine française reste la référence mondiale. « Comme l’avait bien perçu Lévi-Strauss, le vin n’est pas un produit comme un autre : il ne suffit pas qu’il soit bon à boire, encore faut-il qu’il soit bon à penser et même à rêver » (cf. note CLES n°4, 22/10/2010). Ce sont ainsi plus de deux milliards de bouteilles de vin produites en France qui sont exportées chaque année en Asie et aux États-Unis. Malgré la croissance décevante – mais positive – de 2011, les grandes marques de champagne ont profité de la forte demande des marchés étrangers. La part de l’export dans le chiffre d’affaires de certaines marques peut même atteindre 75 % ! Il est vrai que, face au ralentissement de la consommation européenne, la conquête des marchés internationaux est devenue vitale.

Ce rapide constat de l’expansion du luxe appelle deux questions. Dans quelle mesure le luxe est-il lié à sa géographie ? L’avenir du luxe est-il nécessairement chinois ?

Le luxe, indissociable des réalités géographiques

Les produits de luxe sont souvent associés à une région ou à un pays. Ainsi, l’automobile de prestige est d’abord anglaise, l’horlogerie suisse, le vin français ou encore la chaussure italienne. Dans les imaginaires collectifs, auxquelles les élites n’échappent pas, les articles de luxe renvoient le plus souvent à l’Europe et à des lieux symboliques comme Paris, Londres, Milan, New York, et plus précisément encore à la place Vendôme ou à la 5e avenue. Si les marques de luxe se construisent sur une image fortement liée à une très haute qualité et à un prix élevé, voire exorbitant, elles se réclament d’abord d’être intemporelles et ancrées dans une histoire personnelle. Le luxe vend d’abord l’alchimie d’une histoire et d’un lieu. Chanel est indissociable de la France comme Dolce & Gabbana de l’Italie. Les racines d’une marque sont donc de la plus haute importance quand il s’agit de communiquer pour capter de nouvelles clientèles. La plupart du temps, les marques de luxe valorisent leur appartenance – réelle ou supposée – comme en témoignent l’importance des références aux maisons mères et le recours fréquent aux stéréotypes culturels dans la publicité visuelle. Surtout, c’est la fabrication dans le pays d’origine qui garantit la qualité de la marque et justifie la stratégie de branding. L’image d’une société comme Valentino – et donc sa valeur – ne se remettrait sans doute pas d’une délocalisation hors Italie !

À l’heure où le luxe se consomme à l’échelle planétaire et se démocratise toujours un peu plus avec le soft luxury, comment concilier standing et standard, exclusion et banalisation ? Face au recul ou à la stagnation de la demande en Europe, l’industrie du luxe mise sur les marchés des nouvelles puissances économiques où se multiplient les « ultra-riches ». Encore faut-il être capable de s’imposer dans la durée au sein de cultures différentes et parfois d’abords peu sensibles au luxe. « L’Inde est sans doute l’un des pays les plus difficiles à satisfaire », analyse un article récent du Nouvel Économiste. Traditionalistes, les consommateurs de luxe indiens « ont des sacs Hermès mais continuent de porter le sari au quotidien. Le luxe permet d’exprimer une personnalité, voire de se différencier. […] À l’inverse, en Chine, le luxe répond à un besoin d’exprimer un style de vie trendy, presque normé et de montrer son statut social. Quitte à être quelque peu bling-bling. […] Quant au Brésil, le luxe y recouvre des notions plus individualistes, motivées par des désirs hédonistes comme le plaisir pour soi et le besoin de se récompenser ».

Vers l’émergence d’un luxe « made in outside » ?

Selon la dernière étude menée par Bain & Company, « un acheteur du luxe sur quatre est chinois ; et le marché de la Chine continentale cumulé à Hong Kong est déjà le second marché du luxe, dépassant d’une courte tête le Japon, mais restant loin derrière les États-Unis », rapporte la journaliste Virginie Jacoberger-Lavoué dans Valeurs Actuelles. Les plus fortes progressions de croissance sont cependant d’origine chinoise, y compris sur le marché européen. En effet, les Chinois consomment beaucoup de produits de luxe hors de leur pays. « Un touriste chinois dépense en moyenne par boutique et par jour près de 1 400 euros lors de ses déplacements en Europe, à Londres et Paris essentiellement », explique Geopolitis. En 2012, le client chinois est le premier client mondial du luxe. Cette situation est-elle pour autant pérenne ? Cette année a aussi été marquée par un fléchissement, au troisième trimestre, de l’activité du luxe en Chine. Le ralentissement de la croissance du leader asiatique est certes fréquemment invoqué, mais il n’explique pas tout. « La révélation de la corruption jusqu’au sommet du pouvoir a, par ricochet, terni l’image du luxe », explique Virginie Jacoberger-Lavoué. La surexposition des marques qui ont multiplié points de vente et actions de communication a également lassé une partie de la clientèle en quête d’exclusivité. L’industrie du luxe réoriente donc ses efforts vers les autres pays « émergents » (Brésil, Russie et Inde en particulier) et les États-Unis afin d’anticiper un potentiel coup de frein de la demande chinoise.

À plus long terme, le défi pour les grandes enseignes du luxe est l’apparition de concurrents issus de ces nouveaux marchés. Au-delà de la récente affaire franco-suisse autour de Lacoste, de plus en plus de marques passent « sous pavillon » étranger via des fonds d’investissements koweïtien, qatari ou encore chinois. « Mais si, demain, les investisseurs cherchent à acquérir, outre des marques, des savoir-faire, l’enjeu sera tout autre… », met en garde Virginie Jacoberger-Lavoué. Et le risque est réel. Bon nombre de nouvelles puissances disposent d’ores et déjà des atouts nécessaires : un héritage historique susceptible de nourrir l’imagination, un artisanat de qualité et… des clients par millions ! Un terreau favorable pour « un art mineur, mais un art bien utile pour embellir la vie de tous les jours » (Pierre Balmain). Bonnes fêtes et à l’année prochaine !

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