Alors que vient de s’achever le salon Eurosatory, rendez-vous mondial de la défense et de la sécurité terrestres, le constat que « le centre de gravité des affaires se déplace vers les pays émergents, l’Asie et le Moyen-Orient » s’impose à l’ensemble des acteurs industriels du secteur, observe le journaliste Dominique Gallois pour Le Monde. Dans un contexte de crise économique exacerbée, « les industriels de l’armement européen et américain doivent plus que jamais trouver d’autres débouchés en dehors de leur pays d’origine. […] Et ce alors que les pays clients sont devenus plus exigeants. Ils lient leurs achats à des transferts de technologies qui doivent permettre de contribuer au développement d’une industrie locale« . N’existe-il pas un risque de voir à terme les entreprises « occidentales » dépossédées de leurs avances scientifiques et technologiques ? Comment associer dans le temps long maintien des compétences et dynamique exportatrice ? Cette problématique n’est pas propre au secteur de l’armement, loin s’en faut ! Elle concerne aujourd’hui l’ensemble des industries de pointe (aéronautique, spatiale, nucléaire, ferroviaire, informatique, etc.) et réclame de subtiles stratégies d’exportation.
Où trouver de la croissance ? Des PME-PMI aux grands groupes internationaux, en passant par les entreprises de taille intermédiaire (ETI), la réponse est unanime : « Pas en Europe, où les marchés sont matures et stagnent ». L’Usine Nouvelle constatait déjà en 2010 que « la reprise se joue dans les pays émergents [car] c’est là que se concentre l’essentiel de la croissance mondiale ». Nul salut à attendre dans ce domaine du Vieux Continent ! Le pragmatisme prévaut dans le monde des affaires dont la finalité reste, bien plus que le chiffre d’affaires, le bénéfice net annuel.
Exporter n’est pas jouer !
Si l’attrait exercé par les pays émergents est fort, il exacerbe les concurrences. « Les places commencent à se faire rares » dans certaines régions, précise L’Usine Nouvelle, car « tout le monde veut y être en même temps ». Le résultat est là : envolée des valorisations d’entreprises et surtout exigences à la hausse en termes de transfert de technologies… Car « la crise a accéléré le bouleversement des rapports de force, jusqu’alors latents. L’économie des BRICS leur fournit atouts et outils pour la bataille d’ores et déjà amorcée, mais elle doit s’accompagner d’efforts pour en faire le soubassement de la puissance. La dimension politique de l’émergence est ainsi de plus en plus prégnante » (cf. note CLÉS n°65, Géopolitique des pays émergents, 26/04/2012). Elle intègre la nécessité de s’ériger demain en challengers des puissances d’hier, induisant une demande croissante de transfert de savoir-faire dans les domaines de haute technologie – par exemple l’aérospatial civil, l’énergie ou les transports.
Ces secteurs d’activités, à caractère stratégique, sont le reflet des ambitions de l’État dont sont originaires les entreprises exportatrices et le fruit de programmes longs, structurants et très coûteux. Il s’agit en somme pour les émergents de rattraper l’écart scientifique et technologique en un minimum de temps, en exigeant à chaque contrat ou partenariat, en échange de l’accès à leurs marchés, toujours davantage de politiques compensatoires (offset, appui politique, cession de matériels, etc.). Si les transferts de technologies ne sont que l’un des éléments de l’échange imposé par les États acheteurs, ils constituent probablement l’enjeu le plus stratégique.
Le retour du vol des « oies sauvages » ?
Développée par l’économiste japonais Kaname Akamatsu à la fin des années 1930, la théorie du vol d’oies sauvages est un « processus de développement industriel que permet l’interaction entre un pays en développement et des pays plus avancés. L’évolution dans le temps des importations, de la production nationale puis des exportations d’un pays en phase de rattrapage économique évoque en effet un vol d’oies sauvages, en V inversé », résume Pierre Jacquet de l’Agence française de développement. Cette théorie repose sur trois phases : l’importation d’un produit donné, puis sa mise en production nationale avant son exportation – y compris le cas échéant vers le pays initial. « Pour autant, [ce modèle] ne peut être compris comme une vision déterministe selon laquelle le rattrapage se produirait spontanément. Il reste à comprendre comment ces différentes étapes peuvent s’enclencher. » Et c’est là qu’entrent en scène les transferts de technologies.
La récente annonce de la sélection du Rafale par l’Inde, comme offre préférentielle, pour équiper l’armée de l’air indienne, permet d’offrir un aperçu des demandes formulées par un pays émergent. Grâce à la production locale de la majeure partie des aéronefs, l’Inde compte récupérer près de 85 % des technologies de Dassault. Avant la signature effective du contrat, la France et l’Inde doivent encore négocier le périmètre et le coût des transferts de technologies qui devraient être garantis par l’État français. New Delhi souhaiterait tout particulièrement acquérir des compétences dans des domaines clés : électronique de puissance, centrales inertielles et codes sources du calculateur central. Rien de moins ! L’Inde n’aurait-t-elle pas pour objectif d’exporter demain son propre avion de combat dernière génération ? « Il y a toujours, évidemment, une part de pari à accepter de transférer des technologies à un pays aussi ambitieux que l’Inde. Mais un contrat de ce type […] valait certainement de consentir quelques efforts. Une absence totale de vente à l’export du Rafale aboutirait de toute façon à une situation où Dassault n’aurait plus de technologies à transférer, puisqu’il les aurait perdues avec la fin de la production de l’appareil », souligne Vincent Lamigeon dans Challenges. Le dilemme entre préservation de l’innovation et croissance, toujours et encore…
Innover aujourd’hui pour exporter demain
Si les transferts de technologies peuvent clairement être une menace à moyen et long terme pour la base industrielle et technologique des pays développés, il est nécessaire d’aborder cette problématique sans passion excessive. Ces transferts sont généralement sans effet sur l’innovation, car ils concernent le plus souvent des générations sur le point d’être dépassées. Les technologies cédées sont celles qui sont arrivées à maturité, ce qui signifie que l’industriel a déjà amorcé la Recherche et Développement – la fameuse R&D – nécessaire à la génération future. D’un point de vue stratégique, ces transferts peuvent même être bénéfiques car ils assurent un certain contrôle du niveau de capacité des pays nouvellement acquéreurs.
Néanmoins, les risques associés aux transferts de technologies pour la France comme pour les pays « occidentaux » en général ne dépendent pas tant de la nature de la technologie transférée que du pays acheteur. Chaque transfert ne répond pas à un même besoin et n’entre pas forcément dans le cadre d’une stratégie globale orchestrée par un État cherchant à se procurer et à maîtriser les technologies visées. Il est cependant des situations où le danger est bien réel. Ainsi, en va-t-il de l’Inde – on l’a vu – ou bien sûr de la Chine.Partant du constat que « depuis la guerre froide, les innovations majeures (aérospatial, informatique, Internet) sont venues du complexe militaro-industriel, surtout américain« , Pékin a compris que « ce qui compte est la capacité de [son système industriel] à intégrer et à développer des technologies ‘duales’ – c’est-à-dire une technologie qui, vendue pour des applications civiles, peut être utilisée pour des équipements militaires« , analyse Joël Ruet, chercheur au CNRS. Une partie de ces demandes de transferts de technologies s’inscrit dans cette stratégie d’ensemble. Elle n’est pas nouvelle en soi : l’URSS maîtrisait parfaitement l’ambiguïté de la « dualité » – ses premières puces électroniques n’ont-elles pas été copiées en prélevant celles incluses dans des flippers ?
« Si nous voulons garder notre rang et notre avance technologique, il est indispensable que l’État augmente le montant de son financement dans la recherche en amont », met en garde dans le journal Le Monde Christian Mons, président du Groupement des Industries Françaises de Défense Terrestre (Gicat). Face à l’abîme des finances publiques, plus rien n’est assuré. Ces dernières années ont ainsi vu, bien au contraire, les crédits-amonts du ministère de la défense amputés de plus de 25 % par rapport à ce qui avait été initialement provisionné. Si l’exemple concerne ici le secteur de la défense, il est valable pour l’ensemble des industries à haute valeur ajoutée. Or les pays émergents n’ont manifestement pas l’intention de devenir les producteurs de « vieux produits » pendant que les pays avancés se spécialiseraient dans les technologies de la troisième révolution industrielle.
On assiste dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres à l’affrontement de deux logiques. L’une, de court terme : sauver une situation budgétaire catastrophique. L’autre, assise sur une vision prospectiviste : s’assurer dès maintenant du maintien de notre compétitivité pour l’après-crise.
En France, la difficulté est pire encore. D’abord, le pays s’est privé en 2006 du Commissariat général au Plan, certes remplacé par un Centre d’analyse stratégique (CAS) – mais celui-ci n’a plus grand-chose de commun avec son prédécesseur. Ainsi, quand bien même une stratégie serait établie, il manquerait aujourd’hui les outils de sa mise en œuvre. Ensuite, le temps politique n’est plus, depuis longtemps, celui de la stratégie. Gouvernement comme parlementaires sont prisonniers de « la dictature de l’instant » (Pierre Massé). La situation rappelle à bien des égards l’interrogation shakespearienne : « Être ou ne pas être, là est la question. » C’est maintenant que l’on doit y répondre. Le sort d’Hamlet n’est en rien une fatalité. Pour peu de croire encore en notre avenir.
- Rafale : faut-il s’affoler des transferts de technologies ?,par Vincent Lamigeon, blog Supersonique, Revue Challenges, 02/02/2012;
- Pékin-Washington : la guerre froide ‘technologique’ est déclarée ,par Joël Ruet, Le Monde Économie, 12/06/2012;
- Allez chercher la croissance !, par la rédaction de L’Usine Nouvelle, n°3191, mai 2010;
- Un marché de l’armement en pleine mutation , par Dominique Gallois, Le Monde, 11/06/2012;
- Kaname Akamatsu et le vol d’oies sauvages ,par Pierre Jacquet, Le Monde Économie, 22/06/2010.