L’Europe-forteresse : mythe ou réalité ?
Du drame de Lampedusa à l’ « affaire Leonarda », sans compter les dossiers récurrents des Roms et des « sans-papiers », difficile d’ignorer la question de l’immigration illégale. Si elle est loin de concerner la seule Europe, elle prend une dimension singulière sur le vieux continent. Cette problématique renvoie en effet l’Union européenne à ses contradictions.
« C’est la faute à l’Europe », affirment en chœur à la fois ses défenseurs et ses détracteurs. Elle en ferait tantôt trop, tantôt pas assez – quand elle ne faciliterait pas la libre circulation des clandestins. Situer la réalité entre ces accusations paradoxales n’est pas aisé. Au-delà des prises de positions idéologiques, quelle est l’action véritable de l’Europe vis-à-vis de l’immigration irrégulière? De quels outils dispose-t-elle? Quelles politiques met-elle en œuvre ? Autant de questions aux réponses souvent méconnues, qui mixent géopolitique, relations internationales, politiques sociales et économiques.
« Si les mouvements de population sur de très longues distances sont structurels dans l’histoire de l’humanité, la question contemporaine des migrations [de toutes natures] se situe à la fois au cœur des processus d’échange généralisé et au centre de débats politiques difficiles. Jusqu’aux années 1930, il n’y a pas eu d’obstacles majeurs à la circulation des personnes mais, depuis les années 1970, les frontières sont presque toutes fermées aux migrations », rappellent succinctement les auteurs de L’espace mondial en 50 cartes (Presses de Sciences Po). Pourtant, et singulièrement depuis la fin de la guerre froide, la tendance est à l’augmentation, à la diversification et à la complexification des migrations internationales. Dans ce contexte, les flux clandestins, ou illégaux, focalisent les attentions. En la matière, ni chiffres fiables, ni statistiques, ce qui autorise à la fois les fantasmes et le déni de réalité.
L’immigration illégale, un phénomène planétaire
Le Bureau international du travail (BIT) définit les migrations illégales comme celles où les migrants se trouvent « au cours de leur voyage, à leur arrivée ou durant leur séjour ou leur emploi, [dans] des conditions contrevenant aux instructions ou accords internationaux, multinationaux ou bilatéraux pertinents ou à la législation nationale ». L’irrégularité est ainsi caractérisée soit à l’entrée d’un pays, soit durant le séjour dans le pays d’accueil ou encore au cours de l’exercice d’une activité professionnelle. Sont ainsi des « illégaux » tant le « sans-papiers » intercepté à la frontière que le titulaire d’un visa de tourisme travaillant dans un restaurant. Techniquement, l’immigration illégale résulte d’une entrée obtenue soit avec de faux papiers, soit en empruntant des couloirs clandestins pour échapper à la surveillance, ou parfois grâce à l’absence même de contrôle aux frontières. Une fois entré, le migrant illégal peut, sous certaines conditions, en fonction des pays et de son « historique » personnel, régulariser sa situation et obtenir un permis de séjour, provisoire ou définitif. La notion de « situation illégale » est donc fluctuante à la fois dans le temps et dans l’espace. Sachant que, comme le soulignait l’économiste Georges Tapinos, « l’immigration illégale n’ existe que s’ il y a dans le même temps des restrictions et une certaine tolérance ».
Ces données de base sur l’immigration illégale prennent une tournure toute particulière en Europe. De façon générale, chaque État-membre de l’Union européenne est libre de fixer les modalités des séjours des étrangers sur son sol, mais reste dépendant de l’impact des politiques migratoires de ses partenaires. La gestion des frontières élargies de l’espace Schengen, qui ne se confond pas géographiquement avec l’UE, puisque, par exemple, il intègre la Suisse ou même l’Islande mais pas la Grande-Bretagne, ajoute à cette complexité.
Que fait réellement l’Europe à ses frontières ?
L’Europe subit une pression migratoire constante, susceptible de connaître des pics importants au gré des conflits qui affectent ses régions voisines. Ainsi, les « printemps arabes » ont provoqué depuis 2011 une augmentation des flux de clandestins, notamment Tunisiens ou Syriens. Ce sont bien sûr les pays européens riverains de la Méditerranée qui sont les premiers concernés par ces flux. De l’Espagne à la Grèce, les garde-côtes et gardes frontières doivent faire face à des filières criminelles bien organisées. « Selon Europol (la police européenne), 80 % de ces migrations clandestines seraient facilitées ou pilotées par le crime organisé » (cf. note CLES n°14, Trafic d’être humains,14/01/2011). L’une des réponses de l’Europe est de tenter d’empêcher l’entrée des illégaux en assurant des contrôles stricts aux accès à l’espace européen, tout en respectant le droit international qui oblige par exemple à secourir un navire en détresse.
Cecilia Malmström, commissaire européen pour les affaires intérieures, rappelle que « les États-membres [directement concernés] reçoivent un financement et une assistance de l’UE afin de respecter ces dispositions. […] Si nous considérons uniquement les fonds consacrés à la gestion des frontières, l’Italie a reçu au cours des deux dernières années 136 millions d’euros, la Grèce a reçu 89 millions d’euros, et Malte a reçu 35 millions d’euros ». Surtout, « une assistance opérationnelle est également offerte par l’agence européenne pour les frontières Frontex » dont la mission est de coordonner les actions à terre et en mer pour assister les pays dans leurs opérations de surveillance, d’interception et de sauvetage. Frontex vise donc à contrôler et si possible endiguer les flux migratoires clandestins avant qu’ils ne pénètrent dans l’espace européen.
Cette mission est d’autant plus capitale que « les contrôles aux frontières intérieures de l’espace Schengen ont désormais disparu de manière systématique », rappelle Camille Hubac dans son ouvrage sur l’Union européenne. Si « les douanes et la police peuvent toutefois effectuer des contrôles impromptus à l’intérieur de leurs territoires », il n’empêche que l’instauration de l’espace Schengen rend indispensable le renforcement des contrôles à ses périphéries. On songe ainsi à doter Frontex du système Eurosur, qui permettrait une coordination plus efficace dans la surveillance des frontières extérieures.
Cette politique de contrôle est complétée par des accords bilatéraux entre l’Europe et les pays d’émigration. Il s’agit d’un volet controversé, régulièrement dénoncé par les défenseurs des droits de l’homme. Otto Schily, alors ministre fédéral de l’intérieur allemand, proposait en 2004 de « créer des centres d’accueil dans les pays nord-africains », en expliquant que, »dans la plupart des cas, il vaut mieux héberger les réfugiés à proximité de leur pays d’origine ». Mais, plus généralement, c’est tout un dispositif de coopération policière qui s’instaure, via la Politique européenne de voisinage, avec de nombreux pays limitrophes (Maroc, Algérie, Tunisie, Turquie, Moldavie, etc.). L’un des objectifs est également, par la mobilisation d’aides économiques en particulier, de combattre à la source les facteurs d’émigration (pauvreté, instabilité politique,…).
Un défaut de cohérence dans la politique européenne
L’Europe agit donc à ses frontières. Mais est-ce suffisant ? Comment s’assurer que des drames humanitaires ne se reproduisent plus, tout en préservant l’intégrité du territoire européen, sa spécificité juridique? Et qu’en est-il des migrants illégaux qui réussissent à contourner les mesures de surveillance et d’interception? Un outil comme Frontex, même amélioré et renforcé, n’apporte qu’une réponse très parcellaire. Il ne s’agit que d’une agence de coordination, avec des capacités propres très limitées, et qui dépend pour le reste (hélicoptères, navires, personnels) du bon vouloir des États-membres. Si la création d’un corps de garde-côtes européens peut paraître opportune, elle ne résoudra pas l’absence d’une politique migratoire concertée au niveau de l’UE. Or « la surveillance des frontières reste une mission souveraine », prévient Gil Arias Fernandez, le directeur adjoint de Frontex, dans Le Monde (27/10/2013).
La principale faiblesse de l’Europe en la matière réside davantage dans l’incohérence des politiques nationales que dans la défaillance supposée de ses outils. Comme le résume Gil Arias Fernandez, « les États n’ont pas la même vision de l’immigration » et donc les mêmes politiques d’accueil. « Ainsi, en Suède, où afflue une faible quantité de migrants, les demandeurs d’asile ont de grandes chances d’être accueillis quand la Grèce, submergée, est beaucoup plus stricte ». Il en va de même pour les régularisations. Chaque État agit en fonction de ses intérêts propres, de sa dynamique démographique, de ses besoins économiques, de son histoire et de sa situation géographique. Voire des débats politiques et médiatiques du moment. « La communautarisation de la politique en matière d’asile et d’immigration illégale ne sera vraiment efficace que lorsque les États Schengen mettront en commun leur politique d’immigration légale; or, ils ne le souhaitent pas », analysent les auteurs de l’Atlas de la nouvelle Europe. Décider qui accueillir sur son sol reste en effet une prérogative politique essentielle, surtout à l’heure où les gouvernements européens sont pratiquement tous confrontés à de puissants courants populistes, révélant l’acuité de cette question pour nos sociétés et l’angoisse qu’elle peut susciter.
La gestion de l’immigration illégale aux portes de l’Europe supposerait donc, au préalable, une meilleure coordination des politiques migratoires globales des États. Quelle immigration pour quel besoin socio-économique? Il suffirait de soulever cette seule question à un Conseil européen pour se rendre compte du difficile arbi- trage entre des positions nationales, qui peuvent être critiquées mais qui sont légitimes, et un intérêt commun européen qui reste, dans ce domaine aussi, à affirmer.
Pour aller plus loin
- Clandestins : l’Union européenne doit trouver des solutions, par Cecilia Malmström, in La Tribune, 23/10/2013 ;
- L’Union européenne – Des clés pour comprendre, par Camille Hubac, Éditions Argos, 174 p., 12 € ;
- « Frontex, cache-misère de la faiblesse de la politique migratoire européenne », par Claire Gatinois, in Le Monde, 27/10/2013 ;
- L’Atlas de la nouvelle Europe, par Pierre Beckouche et Yann Richard, ÉÉditions Autrement, 72 p., 17 €.