Avr 012011
 

Lettre ouverte à nos lecteurs

Depuis le début de l’année 2011, des crises de grande ampleur ont éclaté sur le pourtour de la planète. Des catastrophes naturelles majeures ont alterné avec des bouleversements politiques aussi inattendus que violents. Certains lecteurs ont pu s’étonner que nous ne traitions pas « à chaud » de ces faits marquants qui, au Japon ou dans les pays arabes, ont pourtant fait les gros titres des médias. Or, un jaillissement continu d’informations hétérogènes sur des situations mouvantes ne permet guère une analyse objective de la situation. Un décryptage géopolitique exige de la hauteur de vue. Seul un examen méticuleux, conduit à froid et avec un certain recul, permet une mise en perspective judicieuse des événements. Car le temps de la géopolitique ne se confond pas avec le règne de l’instantanéité et de l’émotion.

Les notes CLES ont avant tout une vocation d’outil à la fois pédagogique, d’éveil, et sur un mode plus pratique, d’aide à la décision. Elles contribuent à mieux comprendre une situation ou une région, en dénouant l’écheveau souvent fort complexe où s’entrecroisent les mille et une raisons d’une crise, d’une faillite ou d’une réussite. Délibérément, à la surprise sans doute d’un certain nombre de nos lecteurs, nous n’avons pas souhaité traiter immédiatement de ces sujets qui envahissaient pourtant les écrans de télévision du monde entier.Cette réserve s’explique pour plusieurs raisons qui méritent d’être développées ici.

Savoir raison garder

Tout d’abord, il convient en toutes circonstances de savoir raison garder.Trop souvent, sous le choc des images, nous sommes submergés par l’émotion. Cette dernière, comme la colère, est mauvaise conseillère,surtout dans la sphère éminemment complexe des relations internationales.Mieux vaut, au contraire, prendre du recul et faire preuve d’humilité. Plutôt que de se répandre en jugements de valeurs sur un mode péremptoire, il est préférable d’observer, de réfléchir, de s’efforcer de comprendre le sens profond des événements. Une telle attitude n’est certes pas facile à adopter. Car à l’évidence, les vecteurs que sont internet, les réseaux sociaux, twitter, le web 2.0 et tous ces nouveaux tuyaux de communication et d’information qui irriguent la planète, ont profondément modifié la donne en matière d’analyse géopolitique.

Le danger du miroir aux alouettes

Ces outils favorisent simultanément l’instantanéité et la globalisation de l’information. Les sources reconnues et autorisées (comme les grandes agences de presse) se trouvent désormais concurrencées par des kyrielles de micro-émetteurs d’informations qui sont autant de micro-pouvoirs.Cette configuration inédite présente des défauts et des dangers patents. Car la pléthore de sources, chacune dotée d’une focalisation particulière, engendre des représentations hétérogènes et contradictoires d’une même situation.Chaque individu se veut porteur d’une perception particulière d’un événement, ce qui entraîne inévitablement une vision erronée, parcellaire et surtout partisane d’un événement. L’individualisation à outrance et la fragmentation exponentielle des perceptions constituent autant de pièges pour qui veut traiter sérieusement d’un sujet. Ouvrir une discussion sur un forum peut être fait de bonne foi ou souvent, avec des intentions plus polémiques, voire cyniques, visant à orienter le cours des choses. La tentation est grande alors de prendre un avis isolé pour une tendance lourde. Les « idiots utiles » ne manquent pas et le miroir aux alouettes peut facilement fonctionner.

Le risque de l’instrumentalisation

À l’heure d’internet, chaque individu tend à se considérer comme représentatif d’une population, porteur d’une parole, d’une opinion quand ce n’est pas d’une vérité.Quot homines,tot sententiae (autant d’hommes, autant d’avis), jamais la formule de Cicéron ne s’est avérée être aussi juste ! La réalité est autrement plus subtile. Le traitement des faits exige de la prudence, de la distance, de la maturation. L’individu, aussi doué soit-il dans le maniement des nouvelles technologies, ne peut bien évidemment prétendre incarner à lui seul un courant.Céder à cette facilité serait une erreur. Le plus souvent d’ailleurs, dans notre société atomisée à l’extrême, il ne représente que lui. Ou pire, il peut être, à son corps défendant voire

Savoir prendre du recul

Dans ce nouveau royaume planétaire régi par Internet, cette fragmentation des sources conjuguée au tout vécu en temps réel, génère de nouveaux défis auxquels se trouvent aussi confrontés les diplomates et les entreprises. Services publics comme entités privées doivent faire face à l’immédiateté et l’émotion érigées en fils d’Ariane. Les uns comme les autres n’ont pas le temps d’analyser les situations, encore moins d’établir un diagnostic. Il n’existe plus de latence autorisant une réflexion permettant ensuite d’agir au mieux. D’où une capacité de décision affaiblie, biaisée, puisque les éléments collectés ne reflètent pas forcément la réalité. De multiples facteurs, introduits ici et là, vont en effet fausser la perception du réel. de manière parfaitement consciente, l’instrument de groupes de pression ou d’intérêts qui téléguident son action.

Des crises polymorphes et simultanées

Le raccourcissement des paramètres temps et espace est d’ailleurs caractéristique de notre monde du XXIe siècle. Nous sommes entrainés au quotidien dans la périlleuse spirale du toujours plus vite,toujours plus proche.Cette accélération exponentielle et simultanée des événements qui nous sont rapportés ne nous permet plus de sérier, comprendre et donner du sens. Certes, depuis que le monde est monde, il y a eu des guerres, des crises, des affrontements. Cela se déroulait cependant sur un mode séquentiel, épisode par épisode si j’ose dire. Aujourd’hui, il en va autrement. Il y a une multitude de crises différentes et néanmoins interdépendantes. Cette configuration d’une complexité inouïe alourdit encore davantage la capacité de compréhension et bien sûr, le processus de prise de décision. L’individu seul se révèle incapable de tout embrasser dans le champ de sa seule compréhension, tant les paramètres à intégrer sont multiples,techniques, interculturels, juridiques,économiques,financiers,etc.Obligé de traiter en un minimum de temps un maximum d’informations de toutes origines, et étant par nature bien incapable de le faire, l’individu se trouve désarmé, décontenancé, en un mot perdu.

Apprendre à dire non

Cette complexité pose naturellement un problème aux décideurs lorsque, à un moment donné ou à un autre, ils sont acculés à devoir trancher, et donc à adopter une position. Semblable interrogation s’impose dans une École de management comme la nôtre, où demain, nos élèves devenus des cadres de haut niveau,seront confrontés à ce type de problématique qui ne se résout pas instantanément par de seuls ratios techniques. Le facteur moral et le libre arbitre entrent en jeu. La question délicate qui se pose au décideur dans ce type de configuration, est de savoir à quel moment il convient de mettre un terme à la collaboration avec un régime, un pays, des structures qui sortent du champ de ce qui est humainement,moralement, admissible. Ce qui implique une subtile équation entre, d’une part, les informations que l’on a reçues et dont on a pu éprouver la validité,et,d’autre part,les normes morales que l’on se donne pour justes. Ce type de décision est d’autant plus difficile à prendre que souvent, profitant de ce brouillage des perceptions, d’autres pays qui ne sont pas ou plus sous les feux de l’actualité, peuvent alors se sentir les mains libres pour accomplir leurs basses besognes. La balance est inégale.Que faire ? Quelle conduite adopter ? Quel sacrifice consentir ?…Le fait que la Libye polarise l’attention des médias permet ainsi aujourd’hui à certains esprits peu scrupuleux d’agir ailleurs dans le monde avec toute latitude pour exercer des répressions, réactiver des guerres civiles, etc. Il faut suivre en simultané l’évolution des manifestations en Syrie, évaluer les troubles en Côte d’Ivoire, prévoir les conséquences d’un attentat à Jérusalem…

Prendre de la hauteur

En matière de géopolitique comme en bien d’autres, il faut donc apprendre à ne pas être uniquement dépendant de ce que l’on voit sur le petit écran et dans les grands titres des journaux. Il faut être en mesure, comme le dit le criminologue Xavier Raufer, d’opérer un décèlement précoce, de noter les signaux faibles qui annoncent de futures tempêtes. Nous sommes conscients de la complexité sans cesse croissante de notre planète. Le monde dangereux qui est le nôtre exige d’intégrer ces multiples et incessants changements.

C’est ce que nous efforçons de faire avec les notes CLES. Nous reviendrons bien sûr dans les mois à venir sur ces événements, quand les passions et les tensions se seront apaisées. N’oublions pas que la géopolitique doit s’imposer comme un outil d’aide à la décision,qu’elle doit favoriser chez le dirigeant cette capacité bien particulière de prendre des positions, en sortant de l’instantanéité, en s’efforçant de concilier les impératifs du court terme avec les injonctions du long terme. La géopolitique doit aider à prendre de la hauteur par rapport aux événements et aux situations mouvantes.En ce sens, il ne suffit pas d’apprendre des leçons.Il faut aussi se familiariser avec une logique géopolitique, la pratiquer au quotidien, avec patience,minutie et ténacité.Ce que nous faisons ensemble depuis bientôt un an,et que nous continuerons à faire,semaine après semaine, en votre compagnie.