Nov 232017
 

Les voies maritimes de la puissance américaine

USS-Blue-RidgeDepuis une trentaine d’année la globalisation de l’économie mondiale a multiplié les échanges commerciaux internationaux et, partant, fait exploser les volumes du fret maritime. Les mers et les océans du globe ont donc acquis une importance géostratégique nouvelle.
Par ailleurs, la montée en puissance des deux « nouveaux empires » que sont la Russie et la Chine les conduit à montrer leurs muscles et leurs ambitions sur de nouveaux terrains de jeu, y compris maritimes. Les États-Unis ne s’y sont pas trompés qui ont multiplié les démonstrations de force et les manœuvres navales dans ces zones de tension stratégique.

Dans plusieurs parties du monde, comme l’Arctique en particulier, le réchauffement climatique libère progressivement des glaces de nouveaux espaces d’exploration minière et des voies originales de navigation, objets de toutes les convoitises géopolitiques.

La première puissance économique et militaire du monde ne peut accepter de voir remettre en cause son leadership. La mer et les océans, comme les espaces aériens et les réseaux de communication, doivent rester sous sa domination, au moins, sous son contrôle. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les ports, les flottes ainsi que la réglementation maritime américaine, censés garantir le libre échange pour tous, se trouvent, en réalité, mis au seul service des États-Unis. Le « Cas d’École » de ce mois analyse les conséquences pour l’économie du monde de cette domination maritime incontestée.

La mer, premier vecteur de la mondialisation

Le changement radical de paradigme géopolitique qui a suivi l’effondrement du Bloc communiste et celui des Twin Towers a ouvert la séquence de la globalisation économique mondiale. Le premier effet de cette redistribution des rôles a été l’explosion des échanges internationaux, donc du fret maritime, qu’il s’agisse de transporter des ressources énergétiques, des matières premières, des produits agricoles ou manufacturés (1). Aujourd’hui, plus de 50.000 navires hauturiers assurent ces opérations.

« En 2011, écrit Paul Tourret(2), les ports américains ont vu décharger environ 15 M d’evp(3) et charger 12 M d’evp. » Logique donc que la première puissance économique et militaire du monde ait mis en place un système maritime adapté à ses ambitions. Il repose sur une flotte marchande, des ports et une marine militaire chargée de protéger sites portuaires et navires et, par ailleurs, de surveiller attentivement les allées et venues des concurrents…

Faire baisser les prix par la concurrence ou favoriser les investissements nécessaires au développement des flottes et des infrastructures portuaires, on touche ici à l’habituelle contradiction des Américains entre les conséquences d’un libéralisme assumé et la volonté de financer un système de transport maritime qui a besoin d’investissements réguliers. La réponse d’outre-Atlantique a été à la fois libérale et protectionniste.

La mer entre liberté de commerce et protectionnisme

Le sens pratique américain l’a emporté sur le dogme libéral en organisant une régulation soft de la concurrence par le système des « Conférences maritimes » toujours en vigueur. Ceci en discrète mais totale contradiction avec des règles de concurrence défendues par ailleurs…

Dans le même esprit protectionniste, le Seamen’s Act de 1915 a imposé des améliorations de salaire pour les marins, exigé des qualifications et fait de la compréhension de la langue anglaise une condition de l’embarquement dans les eaux territoriales américaines. Ces choix ont fait mécaniquement grimper les coûts d’exploitation. Pour sortir de ces contraintes, de nombreux transporteurs ont alors fait le choix de pavillons de complaisance.

Le Jones’ Act de 1921 a organisé la préférence de la marine marchande américaine et la régulation du commerce maritime dans les eaux territoriales américaines. Ainsi, son article 27 « exige que tous les biens transportés par l’eau entre les ports américains soient transportés sur des navires battant pavillon des États-Unis, […] que le bateau soit construit aux États-Unis, et qu’il soit équipé par des citoyens américains. »

Ces choix évidemment protectionnistes seront un peu encadrés par les effets du Merchant Marine Act de 1936 qui prévoit, entre autres, la construction de 500 navires marchands en 10 ans, donc l’augmentation de la concurrence. Enfin, le Foreign Shipping Practices Act permet à la FMC (Federal Maritime Commission) de mener des enquêtes contre les armateurs et les gouvernements étrangers soupçonnés de pratiques contraires aux intérêts américains.

Ainsi, en contrepoint d’un discours très libéral, le droit maritime US impose-t-il de fait ses critères et ses conditions au monde entier, illustrant son double jeu habituel, alternant des décisions tantôt libérales, tantôt protectionnistes, en fonction de ses intérêts…

La mer, nouvel espace de conquête et de confrontation

Les océans sont certainement l’une des dernières parties du monde où des conquêtes sont encore possibles…

Les fonds marins recèlent d’immenses richesses. Qu’il s’agisse des nouvelles ressources énergétiques (pétrole et gaz) ou minières (métaux, terres rares et nodules polymétalliques), l’espace maritime intéresse les grandes puissances et les zones de prospection possibles font l’objet de toutes les attentions.

La nécessaire régulation de l’accès à ces ressources a fait l’objet de la convention de 1982 qui, à côté de nombreuses mesures pratiques, a fait des fonds marins un « bien commun de l’humanité » géré par l’Autorité Internationale des Fonds Marins (AIFM ou ISA). Les États-Unis ont refusé de signer cette convention.

Le réchauffement climatique accélérant le processus de fonte des glaces, les surfaces dégagées de la banquise offrent de nouvelles zones d’exploration géologique. L’Arctique est ainsi devenu l’enjeu de litiges territoriaux qui opposent le Canada, la Russie, le Danemark, la Norvège et les États-Unis(4). Par ailleurs, deux nouvelles voies de navigation commerciale se libèrent dans les détroits, l’une russe, l’autre canadienne, qui raccourcissent le trajet Asie – Europe de 48 à 35 jours (5).

Ces nouvelles routes, parce que plus économiques, pourraient faire l’objet de droits de péage, comme le font les canaux de Suez et de Panama. Les USA s’y opposent fermement et veulent imposer d’emblée aux deux nouvelles routes maritimes un statut international sans entraves. Cet enjeu est d’autant plus important que le Détroit de Béring est un point d’observation géostratégique sans équivalent. Pendant la Guerre froide et depuis le regain d’intérêt pour cette zone polaire, l’US Navy y a toujours été très présente.

La Mer de Chine est devenue un nouveau point de tension navale internationale. Cette mer semi-fermée voit transiter environ un tiers du commerce maritime mondial. Ses eaux sont très poissonneuses et ses fonds recèlent d’importantes ressources pétrolières, gazières et minières. Elle est parsemée de 200 îles et îlots que se disputent les pays riverains pour en faire des ports et des postes militaires avancés.

Sous le prétexte de « droits de passage historiques », la Chine revendique aujourd’hui une souveraineté sur 80% de la Mer de Chine méridionale qui, selon Xi Jinping, fait partie de ses « intérêts nationaux »(6). Pour les États-Unis, la Malaisie, le Vietnam, Taiwan, les Philippines, Brunei et Singapour, la libre navigation reste un enjeu stratégique non négociable et un casus belli. Mais depuis 2009, malgré les protestations internationales récurrentes, les incidents graves se multiplient.

L’armée chinoise a occupé et transformé en bases ou en stations radar plus d’une douzaine d’îlots que les diplomates américains ont baptisés « la Grande Muraille de sable ». En réaction, les États-Unis ont renforcé leurs relations politiques et militaires avec Manille et Singapour. L’US Navy y intensifie sa présence. Elle multiplie les manœuvres jusqu’aux limites de la provocation. En 2016, 2 porte-avions, 140 aéronefs et 12.000 marins ont réalisé des exercices militaires très visibles dans les eaux philippines.

Rester le « gendarme » des mers

Car les USA entendent bien rester le « gendarme des mers » ! C’est un best-seller américain, publié en 1890 par le capitaine Alfred T. Mahan(7) qui, le premier, a théorisé l’importance de sa puissance maritime pour qu’un Etat puisse garantir sa puissance terrestre et sa prospérité économique.

Et ce n’est pas la globalisation de l’économie qui va changer la donne…La puissance navale américaine repose sur la plus importante flotte de guerre du monde, sur un réseau de bases navales et un système de surveillance complet des passages et des informations.

En 2014, l’US Navy comptait 283 bâtiments de combat, dont 10 porte-aéronefs géants, une vingtaine de sous-marins nucléaires d’attaque ou lanceurs d’engins, 3.700 aéronefs embarqués et plus de 120 navires de soutien technique, de transport ou de ravitaillement. Ces bâtiments et leurs structures d’accueil sont servis par environ un demi-million d’hommes et de femmes en service actif ou dans la réserve. En 2015, son budget était le plus important des forces armées américaines, avec 148 milliards de dollars, dont 22 milliards destinés à la seule construction navale.

L’élection à la présidence des États-Unis de Donald Trump sous la bannière « America first » a pu laisser craindre un certain désengagement américain des conflits extérieurs, dans lesquels la puissance de l’US Navy joue le premier rôle. Il n’en est rien ! Le fonctionnement en mode globalisé de l’économie mondiale exige une liberté absolue des voies de communication transnationales, qu’elles soient aériennes ou maritimes, et des canaux d’information.

Les nouvelles revendications de suprématie de la Chine et de la Russie, les différends territoriaux sur la mer, les îles et les côtes asiatiques, les conflits à répétition au Moyen Orient, les dangers d’une piraterie crapuleuse et/ou politique dans des zones à fort trafic, sont autant de menaces contre la liberté de naviguer et de commercer, donc autant d’atteintes possibles à la réussite économique américaine.

Plus puissante que jamais, l’US Navy est présente sur tous les points chauds de la planète, moins pour défendre une certaine idée de la liberté dans le monde que pour garder un contrôle absolu sur ses intérêts économiques vitaux.

Oui, sur la mer comme dans les urnes, c’est bien encore « America first ! »

Pour en savoir plus :

  • La stratégie des États-Unis en matière de commerce maritime, par Héloïse Moreau, Thibault Chaya, Elvire de Kermel, Stevel Le Manach, Maxime Louchart et Daniel Walsh, sous la direction de Christian Harbulot, École de Guerre Économique (2017)
  • Géopolitique des mers et des océans, par Pierre Royer (PUF, 2014)

Notes

  1. Selon la Banque Mondiale, entre 2000 et 2014, le trafic mondial annuel est passé de 225 à 680 millions d’evp (Voir note 3).
  2. Les États-Unis et la mer, Paul Tourret, Note de synthèse N°143, Institut Supérieur d’Économie Maritime – Nantes – Saint Nazaire, mars 2012.
  3. Evp, acronyme de l’expression « équivalent vingt pieds », unité de mesure des conteneurs qui permet de mesurer la capacité des navires et les volumes transitant par les ports.
  4. La route de l’Arctique, objet de toutes les convoitises, Stéfano Lupieri, Enjeu-Les Échos (28/05/14)
  5. « Avec le trajet actuel, via le canal de Suez, un voyage Le Havre-Tokyo est long de 20 500 km, contre 14 500 km en passant par le nord de la Russie et 16 500 km par la route du Nord-Ouest.« , in La course aux ressources et aux territoires en Arctique, par Pierre Breteau, Lemonde.fr, (29/09/2015)
  6. Avec Xi Jinping, l’armée chinoise prend du galon (Libération)
  7. The Influence of Sea Power Upon History: 1660–1783, by Alfred Thayer Mahan, Bison Books (1890).

 

Sorry, the comment form is closed at this time.