Des jeux dangereux entre influence, dopage et cupidité
Les Mondiaux d’athlétisme de Doha ne laisseront pas de grands souvenirs sportifs. Certes, ils ont offert un record mondial sur le 400m haies féminin et quelques beaux moments, comme le concours époustouflant du lancer de poids, celui du triple saut ou une émouvante première médaille pour le Burkina Faso.
Mais il restera surtout de cette édition qatarie l’image désolante de tribunes vides, d’athlètes exténués et, pire encore, un sentiment d’absurdité écologique et de nouveaux soupçons de corruption et de dopage.
Ce fiasco n’est rien d’autre que l’aboutissement de plusieurs décennies de dérives du sport professionnel et amateur, devenu l’objet de jeux d’influence géopolitique entre nations et de manoeuvres financières aux enjeux colossaux entre diffuseurs TV, sponsors divers, intermédiaires douteux et, bien sûr, sportifs également désireux de monnayer leurs performances…
Sans doute le sport va-t-il perdre dans ces doutes et ces scandales à répétition une part de son âme et de ses spectateurs puisque, contrairement à l’affirmation du père de l’olympisme moderne, l’essentiel n’est plus désormais de concourrir mais de gagner, de l’influence et surtout de l’argent…
La Guerre froide dans les stades : la bataille de l’image
Déjà, les premiers « jeux » de l’antiquité assurèrent la notoriété et l’influence d’Olympie dans le monde grec antique.
Plus près de nous, en 1936, le régime nazi organisa les JO de Berlin à la gloire de son idéologie (1).
Quelques années plus tard, la RDA décidait d’utiliser le sport pour restaurer la fierté de sa population et l’image du communisme.
Le désir de revanche devait passer par le triomphe des sportifs est-allemands sur les stades du monde entier.
Mais ce petit pays ne pouvant espérer assez de records et de médailles, le gouvernement décida d’organiser, sous la supervision de ses services secrets, une diffusion massive et obligatoire du dopage parmi les jeunes sportifs.
La revue Staps (2) résume bien cette tricherie d’État : « La percée sportive de la RDA au niveau mondial, entre 1968 et 1972, a eu comme conséquence que le sport de haut niveau connut un impact fulgurant dans la société socialiste comme dans la politique extérieure. La […] reconnaissance par la communauté internationale valait plus que la santé des sportifs. »
De même, pour le pouvoir soviétique, le sport fut une arme de soft power pendant la Guerre froide.
Certes, grâce à des connivences achetées, aucun athlète d’URSS n’a été contrôlé positif, mais il n’en demeure pas moins que « les JO de Moscou auraient pu être appelés les Jeux des pharmaciens » (3).
Par ailleurs, avant que l’URSS ne décide de boycotter les JO de 84 à Los Angeles, des documents expliquaient aux sportifs l’utilisation des stéroïdes (4).
Leur auteur, le Dr. Sergei Portugalov, sera reconnu plus tard responsable du projet de dopage russe prévu pour briller aux JO de 2016.
Après l’effondrement du Bloc de l’Est, la Russie a fait le même choix du soft power sur les stades et, pour atteindre son but, elle a diffusé en masse des produits dopants sous la surveillance des agents du FSB (l’ex-KGB).
Une véritable stratégie d’évitement des contrôles de l’IAAF (5) a été mise en place, en achetant la complicité de hauts cadres sportifs (6).
Cependant, 7 athlètes russes seront suspendus en 2008, avant les JO de Pékin, pour substitution de prélèvements…
En 2014, la chaîne allemande ARD diffusa un documentaire qui fit scandale sur le trafic de substances interdites et la « préparation » des sportifs russes.
Ces stratégies de « dopage d’État », à finalité d’image et d’influence politiques, semblent être restées une spécialité de l’Europe de l’Est.
Mais, la récente éviction des Mondiaux d’athlétisme de Doha de l’entraîneur Alberto Salazar, sponsorisé par l’équipementier Nike, laisse penser que la cupidité aussi peut inciter les meilleurs à des pratiques interdites.
Les sports à l’écran, relais puissants de l’influence
Si de nombreux pays se battent pour accueillir des épreuves, y compris avec des moyens douteux, c’est que la place élue pour une manifestation sportive internationale offre une formidable vitrine pour promouvoir l’image du pays d’accueil.
En effet, des millions d’écrans vont diffuser les cérémonies et les épreuves, offrant autant de leviers d’influence et de séduction.
L’ambiance festive et l’esprit du sport profiteront naturellement à la réputation de la ville d’accueil, son nom étant mentionné à l’infini sur les réseaux du monde globalisé.
Ainsi, le Qatar, petite théocratie richissime mais isolée politiquement, a-t-il choisi la « diplomatie du sport » pour améliorer son image.
Il a investi massivement dans le management d’équipes nationales (7) et internationales, dans l’organisation d’événements mondiaux et dans de puissants médias sportifs.
Ainsi, le BeIn Media Group détient-il, à travers BeIn Sports France, les droits de diffusion des grandes compétitions de football en France.
Il diffuse également de multiples rencontres dans 43 pays via plus de 60 chaines…
En 2011, le Qatar a mis la main sur le fameux Paris Saint-Germain FC, le fonds souverain Qatar Investment Authority s’emparant de 70% du capital pour faire briller l’image du nouveau propriétaire.
Par ailleurs, pour développer son influence et son tourisme, l’émirat a organisé le Championnat du Monde de handball masculin en 2015, avant d’obtenir la Coupe du Monde de football 2022, s’engageant à y investir 4 milliards de dollars.
Mais, comme on vient de le voir à Doha, l’effet d’image et d’influence peut aussi se retourner, les médias affichant le pire comme le meilleur !
Et ces Mondiaux d’athlétisme 2019, « mondiaux de la honte », « du fiasco » ou « du soupçon », selon les chroniqueurs, n’ont pas amélioré le crédit du pays-hôte.
Ils illustrent à l’envi les effets désastreux d’un choix sportif incongru que peuvent expliquer, notamment, de fortes pressions politiques.
Qu’on en juge : une température et une humidité insupportables imposant des épreuves de nuit, des athlètes abandonnant en masse, évacués sur des brancards, des tribunes quasi-vides chichement occupées par des figurants, un stade de plein air « climatisé » à grand frais, tous ces faits, visibles sur les écrans du monde entier, n’ont certainement pas servi la « diplomatie sportive » qatarie.
Pour les Jeux d’hiver 2014, après le choix controversé de Sotchi par le CIO, Vladimir Poutine prit lui-même en main le projet des Jeux les plus onéreux de l’histoire, car il s’agissait d’afficher, après l’humiliant effondrement de l’URSS, la puissance retrouvée de la Russie.
Le coût des infrastructures (8) s’envola de 14 milliards de dollars à près de 50 milliards, ces constructions pharaoniques entraînant par ailleurs certains dégâts écologiques.
Et nombre d’équipements ne furent plus guère utilisés par la suite, mis à part un circuit automobile accueillant le Grand Prix de Russie comptant pour le championnat du monde de Formule 1 et donc retransmis dans le monde entier.
De même, avec les JO de 2016, Rio de Janeiro avait souhaité restaurer l’image d’un Brésil miné par la pauvreté et la violence ainsi que la crédibilité de ses élites politiques (9).
Une série d’incidents politiques et sociaux a contrarié ce projet et mis en évidence que plusieurs membres du CIO avaient été soudoyés, ce que reconnut plus tard l’ex-gouverneur de Rio.
Et, s’agissant des aspects les plus forts de la pression politique, personne n’a pu oublier le poing ganté de noir brandi par les sprinters américains aux JO 1968 de Mexico, ni surtout le massacre des sportifs israéliens par l’organisation terroriste Septembre noir aux JO 1972 de Munich.
L’argent, « médaille d’or » toutes catégories…
Le sport professionnel est la première victime de son succès médiatique.
Les équipes, les stars et les épreuves sont des « produits » gérés et vendus par une kyrielle de professionnels à une clientèle mondialisée.
La globalisation des réseaux a multiplié les marchés et nivelé les différences culturelles, comme l’illustre l’organisation au Japon du Mondial de rugby 2019.
Aujourd’hui, le sport professionnel est d’abord un spectacle et un business qui exigent des retours sur leurs énormes investissements.
À l’évidence, certains sports imposent des budgets techniques considérables.
Ainsi Honda prévoit de consacrer 140 M$ à ses activités de motoriste en Formule 1.
Groupama, pour sa part, a misé 30 M€ sur le Défi Français à la 35e America Cup, ces « tickets d’entrée » se justifiant par les retours attendus en termes de R & D, ou d’image pour les meilleurs.
De fait, le sport business s’est généralisé, pur produit de la mondialisation.
L’évolution du cyclisme professionnel et du Tour de France témoignent de cette dérive.
En 2019, les 22 équipes, toutes identifiées par la marque qui les finance, arboraient 132 autres logos sur les maillots…
La moindre échappée étant suivie par les caméras TV, les sponsors pouvaient se voir affichés en gros plans sur des millions d’écrans.
Ainsi, l’équipe AG2R La Mondiale a-t-elle généré 106 M€ « d’équivalent publicitaire » en 2018.
L’impératif d’être vu et l’appât des primes expliquent aussi un usage général du dopage par les cyclistes, dopage qui a tué Tom Simpson en 1967, provoqué le séisme de « l’affaire Festina » pendant le Tour 1998, puis le scandale Lance Armstrong.
La pression des résultats et l’avidité des sponsors ont failli emporter cette épreuve centenaire et populaire.
Le football professionnel, lui aussi, suit un chemin dangereux.
Même si elles portent le nom des villes qui les subventionnent, les équipes appartiennent à des structures commerciales, parfois opaques, dont la santé est liée aux résultats.
Les joueurs vedettes s’arrachent à prix d’or pendant le « mercato », avec des commissions de transfert inouïes.
Les salaires des joueurs (36,8 M€ en 2017 pour Neymar), de leurs staffs et des agents (10), enferment les clubs dans une périlleuse fuite-en-avant budgétaire (637 M€ pour le PSG en 2019).
Les droits de retransmission TV fournissent la première manne financière aux fédérations et aux clubs.
Pour la Ligue 1 française, ils s’élèveront à 1,153 milliard € par saison, de 2020 à 2024.
Pour la Premiere League britannique, à 2,3 milliards € par an…
Les sponsors parient sur le succès des équipes : Accor mise entre 55 et 70 M€ par an sur le PSG et l’équipementier Nike 75 M€ par an pour figurer sur le maillot de l’équipe jusqu’en 2032.
Bien sûr, les stars du terrain ont leurs sponsors personnels.
Ainsi, Neymar est-il associé à… 35 marques qui lui rapportent environ 20 M€ par an !
Autour du ballon rond, tout se vend ! Les grands stades sont très souvent parrainés par une enseigne, les compétitions aussi.
Avant même le coup d’envoi, les paris en ligne auront généré un autre pactole : 382 M€ pour les 64 matchs du Mondial de Foot 2018.
Dès l’entrée des équipes, les bordures du stade enchaîneront des publicités dynamiques avant que les caméras ne cadrent des logos savamment anamorphosés.
Régulièrement les scores et les replays seront, eux aussi, encadrés de logos commerciaux, avant que la conférence de presse et les interviews finales ne s’affichent au milieu des marques partenaires…
Aujourd’hui, tous les sports de compétition ont été envahis par le business et l’argent fou, pollués par les pressions politiques, la cupidité et le dopage.
Il y a fort à craindre qu’ils y perdent peu à peu leur âme, mais aussi leur public.
1/ Propagande également développée dans le film de Leni Riefenstahl, Les Dieux du Stade.
2/ Approche historique du dopage en République démocratique allemande, Giselher Spitzer, Gerhard Treutlein et Charles Pigeassou, Staps 2005/4.
3/ Drug Games : The International Olympic Committee and the Politics of Doping, Thomas M. Hunt University of Texas Press, 2011.
4/ The Soviet Doping Plan : Document Reveals Illicit Approach to ’84 Olympics, Rebecca R. Ruiz, The New York Times,13 août 2016.
5/ Association internationale des fédérations d’athlétisme, renommée World Athletics en 2019.
6/ Ainsi, le Sénégalais Lamine Diack, ex-Président de l’IAAF, est mis en examen par le PNF. Son fils, Papa Massiata Diack, fait l’objet d’un mandat d’arrêt français.
7/ Souvent composées de joueurs étrangers nationalisés pour l’occasion.
8/ Parmi lesquels 2 aéroports, 1 port sur la mer Noire, 202 km de voies ferrées, 156 ponts, 22 tunnels et 3 centrales thermiques…
9/ L’ex-président Lula était soupçonné de corruption et la présidente Dilma Rousseff faisait l’objet d’une procédure de destitution.
10/ En France, les agents doivent être licenciés par la FFF. Leurs commissions se situe entre 3% et 10% de la rémunération brute des joueurs.
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