Jan 162020
 

Les tensions géopolitiques accumulées en 2019 promettent une année agitée… 

CLESS233-2Je l’annonçais ici même, voici un peu plus d’un an : « l’unilatéralisme américain reconfigure le commerce mondial. Avec des conséquences qui pourraient échapper aux Etats-Unis » (CLES n° 221, 29 novembre 2018).
Quatorze mois plus tard, je serais tenté d’amplifier le diagnostic en l’appliquant non plus seulement à l’économie, mais au contexte géopolitique global qui, en 2019, s’est tendu sur presque tous les fronts ouverts par Donald Trump depuis son élection.

Avec ce paradoxe de voir un président élu sur un programme quasi-isolationniste, provoquer des crises qui débouchent… sur une montée aux extrêmes tous azimuts !

Du conflit commercial assumé avec la Chine à la confrontation multiforme opposant Washington à Téhéran sur l’ensemble du théâtre moyen-oriental, en passant par les menaces proférées à l’encontre de l’Europe, et surtout de la France, quand elles envisagent de taxer les GAFAM, beaucoup de grenades ont été dégoupillées par la Maison Blanche en 2019.

Quelles en seront les conséquences dans un contexte social mondialement agité que complique la crainte d’une nouvelle crise financière ?

Et, ce, sans parler de l’ombre inquiétante d’une cybercriminalité en croissance exponentielle… 

De Paris à Alger, de Barcelone à Beyrouth et de Lima à Hongkong, l’année 2019 a en effet été marquée par ce que l’hebdomadaire Marianne a très justement qualifié de « réveil des classes moyennes » (voir son numéro du 1er décembre 2019) : un mouvement mondial qui, malgré des contextes géopolitiques et des prétextes différents, a pour point commun de jeter dans la rue, non plus les « damnés de la terre » chers à Marx, mais des populations qui, bien que mangeant à leur faim, craignent, comme le résume Jean-François Kahn, d’avoir été les « dindons de la farce » de la mondialisation.

« Habillés de jaune ici ou masqués en super-héros ailleurs, ces insurgés de l’automne 2019, tisonnés par des fins de mois difficiles, défilent le plus souvent pour un supplément de pouvoir d’achat, résument dans l’hebdomadaire Franck Dedieu et Soazig Quéméner. Rien de bien révolutionnaire ? Peut-être, mais quelque chose de fondamental se joue derrière des barricades montées à la hâte ».

Ce que l’économiste américain Michael Pettis appelle l’aspiration mondiale… à la démondialisation, sujet de son livre à paraître, en mai prochain, aux Etats-Unis : Trade Wars Are Class Wars (avec Matthew C. Klein, Yale University Press). 

Vers une nouvelle crise de la dette ? 

A l’origine de ces mouvements, selon Pettis : le choix, depuis des années, de politiques centrées sur la compétitivité à l’export.

Lesquelles ont eu pour effet de raboter les revenus, donc de ralentir partout la demande intérieure…

Au seul profit de la sphère financière.

Celle des pays accumulant des surplus commerciaux, au premier rang desquels la Chine, l’Allemagne et le Japon, comme celle des pays qui les accueillent, à commencer par les Etats-Unis, créant ainsi les conditions d’une nouvelle bulle.

Une bulle d’autant plus menaçante que l’administration Trump a systématiquement aboli les timides mécanismes de régulation mis en place par son prédécesseur après la crise de 2008… 

Faut-il donc craindre une nouvelle passe critique rendant plus précaire encore la situation des classes moyennes des pays développés et émergents ?

Dans un passionnant échange organisé à Lyon, les 26 et 27 octobre dernier, lors de la convention Patrimonia – débats mis en ligne, depuis le 3 janvier, par Diploweb – les analystes Christophe Barraud, stratégiste chez Market Securities, et Patrick Artus, chef économiste de Natixis, l’envisagent ouvertement. Non sans diverger sur ses causes possibles. 

Pour Christophe Barraud, le principal facteur de risque réside dans le ralentissement de la croissance mondiale et sur le fait que les « les marges de manoeuvre et les capacités de réponse semblent moins fortes qu’en 2008-2009 » ; pour Patrick Artus, le danger numéro un réside dans une remontée des taux d’intérêts qui ferait exploser les dettes souveraines.

Tous deux tombent cependant d’accord sur l’urgence de discipliner la finance pour la remettre au service de l’économie réelle.

Même au prix d’un retour au contrôle des capitaux ?

Patrick Artus ne l’exclut pas, et rejoint Michael Pettis qui estime que la voie du protectionnisme commercial choisie par Trump n’est pas la bonne.

« Il appréhende le sujet comme on le faisait au XIX° siècle, quand les déficits commerciaux provenaient des différences entre les coûts de production… Les tarifs douaniers étaient alors efficaces pour rétablir la balance. Aujourd’hui, dans un monde en excès d’épargne où la consommation est faible, Washington devrait taxer les flux entrants de capitaux et pas les importations de marchandises. Evidemment, l’idée même horrifie le secteur financier. » (Marianne, 1er décembre 2019).

Le Moyen-Orient, plus que jamais sur le fil 

Voilà pour l’arrière-plan qui n’a guère de chance de s’estomper en 2020.

Et que risque fort d’aggraver la crise déclenchée par la confrontation directe entre Washington et Téhéran.

Après l’élimination du général iranien Qassem Suleimani, le 3 janvier, en plein coeur de Bagdad, par un drone de l’US Air Force, et la flambée de haine anti-américaine qui s’en est suivie dans toute la région, le temps n’est plus aux demi-mesures : ou bien Washington perd la face en se retirant d’Irak comme le lui a demandé solennellement le Parlement irakien, le 5 janvier dernier ; ou la Maison Blanche accepte l’escalade, comme en rêve Téhéran.

Mais il lui faut alors frapper plus loin et plus fort. Autrement dit, directement en Iran, comme le lui demandent expressément Israël… et les Saoudiens (voir, à ce sujet, la note CLES N° 230, du 10 octobre 2019).

Pour Donald Trump, le choix est cornélien, chaque terme de l’alternative étant à double tranchant, et ce, à neuf mois de la présidentielle américaine !

Seule chose certaine, la logique qui prévalait en 2003 quand George Bush a décidé d’en finir avec la dictature (sunnite) de Saddam Hussein qu’il avait naguère soutenue pour faire pièce à l’Iran (chiite) est désormais forclose : l’Irak, sous contrôle de fait des milices iraniennes, est devenu une pièce maîtresse de l’influence de Téhéran au Proche-Orient.

Le chaos meurtrier que redoutait Dominique de Villepin dans son célèbre discours de l’ONU (du 14 mars 2003) n’est plus un risque. C’est une réalité. 

L’année de tous les défis européens

Pour l’Europe, ces bruits de bottes surviennent au plus mauvais moment.

Elle dont l’influence sur l’échiquier syrien a été réduite quasiment à néant sous le double effet de sa propre pusillanimité et de l’activisme de Vladimir Poutine (sans parler de la politique turque du fait accompli qui l’a contrainte à abandonner les Kurdes), doit gérer, au même moment, la première sécession de son histoire politique : celle de la Grande-Bretagne, acquise, en principe, le 31 janvier prochain…

Mais qui ne sera effective que le 31 décembre 2020, au terme d’une période de transition censée fixer ses futurs rapports avec l’Union.

Pour la nouvelle Commission européenne présidée par Ursula von der Leyen, le défi est considérable car, là encore, Washington jouera, dans cette phase, un rôle décisif.

Donald Trump, en effet, n’a pas caché son intention de « multiplier par deux, et même par trois » ses accords de libre échange avec la Grande Bretagne, dès lors que celle-ci se sera « libérée de ses chaînes » (à Londres, le 3 juin 2019).

Il appartiendra donc à l’Union, déjà durement touchée par la guerre commerciale Chine-Etats-Unis – qui, selon la directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, devrait la priver, en 2020, de 0,8 point de croissance – de faire en sorte que la Grande Bretagne ne se transforme pas en plate-forme économique offshore dont la compétitivité s’acquerra à coups de dumping social, fiscal et environnemental…

Comment, dans ces conditions, rester une puissance industrielle majeure alors que la part relative du vieux continent dans le PIB mondial ne cesse de régresser ?

A lire les engagements du nouvel exécutif européen, la volonté semble enfin au rendez-vous : érigée en facteur de croissance, la transition énergétique va mobiliser dans les prochaines années, quelque 1000 milliards d’euros d’investissements publics, et la souveraineté numérique de l’Europe – élément essentiel de son indépendance – est citée comme la priorité absolue. 

Reconduite dans ses fonctions de commissaire à la concurrence, avec, en sus, le poste de vice-présidente de la Commission, la danoise Margrethe Vestager attend les GAFAM de pied ferme.

Surnommée la « Tax Lady » en raison des sanctions records infligées, sous sa responsabilité, aux géants du numérique (8 milliards d’euros réclamés à Google, entre 2016 et 2019, pour abus de position dominante ; 13 milliards à Apple, pour non paiement de ses impôts à l’Irlande), elle a prévenu, en octobre dernier : « Si aucun accord fiscal multilatéral n’est trouvé avec les GAFAM en 2020, la Commission est disposée à agir seule ».

Du jamais vu depuis que les traités de Maastricht (1992) puis de Lisbonne (2009) ont renforcé les pouvoirs de l’exécutif européen !

Pour aller plus loin :

  • 2020 : Vers une nouvelle crise financière ?, par Christophe Barraud, Joséphine Boucher, Patrick Artus, Pierre Verluise, disponible ici ;
  • De Santiago à Paris, les peuples dans la rue, le dossier du Monde diplomatique, janvier 2020, pp.1 et 14 et 11 à 17. 

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