Jean-François Fiorina s’entretient avec Pierre Royer
La visite très médiatisée d’Emmanuel Macron, le 23 octobre dernier, sur les Iles Eparses, au large de Madagascar (qui en revendique la possession), a eu le mérite de rappeler que la France est loin d’être seulement un Etat continental : « Elle est, dit-il, un pays-monde, un pays-archipel » qui possède quantité de richesses inexploitées…
Un atout prometteur qui ne va pas sans contreparties en matière de responsabilités environnementales.
Pour parler de l’enjeu crucial que représente ce domaine maritime – le deuxième du monde après celui les Etats-Unis – nul n’était mieux qualifié que Pierre Royer, dont l’ouvrage-phare, Géopolitique des mers et des océans (PUF), constamment réédité, est devenu un classique pour qui s’intéresse à cette question-clé et aux perspectives qu’elle ouvre.
Dans votre dernier livre, La belle aventure de l’océan (Dunod), vous insistez sur la singularité de la France dans son rapport à la mer. Pouvez-vous nous en dire plus ?
On rappelle souvent avec raison que la France possède le deuxième espace maritime dans le monde.
Mais on oublie de préciser qu’avec ses 11,7 millions de km², ce domaine n’est inférieur que de 500 000 km² à celui des Etats-Unis, et qu’il excède de 3 millions de km² celui de l’Australie qui est le troisième.
On ne dit pas assez non plus que, grâce à ses possessions ultramarines, elle est, de loin, l’Etat le plus grand de l’Union européenne.
Surtout, la France est la seule, avec l’Espagne à être ouverte de plain-pied sur les deux complexes maritimes européens que sont l’Atlantique et la Méditerranée.
Je dis de plain-pied puisque la Grande Bretagne, avec Gibraltar, ne possède en réalité qu’une « fenêtre » sur la Méditerranée.
Enfin et surtout, la France a obtenu de l’Onu, en 2015, une extension de 500 000 km² de son plateau continental, ce qui en fait la détentrice du premier domaine sous-maritime du monde.
Attention, cependant à ne pas confondre les promesses d’avenir, qui sont considérables, et les ressources actuelles qui sont forcément limitées.
C’est ainsi que Total a abandonné en 2019 ses projets d’exploitation pétrolière au large de la Guyane, les explorations n’ayant pas été concluantes.
S’agissant des hydrocarbures, les espoirs se concentrent pour l’heure autour de Saint Pierre et Miquelon.
En quoi ces immensités sont-elles si importantes ?
D’abord en raison des droits qui y sont attachés. Il faut distinguer deux sortes de territoires : la zone économique exclusive (ZEE), qui s’étend au maximum à 200 milles marins (370 km) à partir des côtes, et le plateau continental, qui peut atteindre 350 milles (648 km).
Dans la ZEE, l’Etat dispose d’un pouvoir exclusif de règlementation sur toutes les activités économiques, que celles-ci s’exercent sur les eaux ou sous la mer ; pêche, extraction, forage etc.
Mais comme tout propriétaire, il doit exercer ses responsabilités : il lui incombe notamment de protéger le milieu naturel en établissant des réserves.
S’agissant du plateau continental, ses droits se limitent au fond et au sous-sol.
L’Etat riverain ne peut donc plus réglementer la pêche, donc les réserves marines.
Pour autant, ce qui reste à explorer dans les fonds appartenant aux Etats comme dans ceux situés dans les eaux internationales est considérable.
Je dirais, sans grand risque de me tromper, que 95% des ressources sous-marines du globe restent à découvrir.
On connaît presque mieux l’espace que ce qui se passe au fonds des océans !
Pour des raisons techniques ?
… Et financières, les deux étant évidemment liées, en raison des contraintes, notamment de pression, qu’il faut surmonter, ce qui nécessite des recherches et des équipements forcément coûteux.
Envoyer des hommes sur la lune, à près de 400 000 km de la terre, n’est plus un problème technique depuis cinquante ans.
En 2019, il n’existe qu’un petit nombre de robots permettant de travailler sous la mer, jusqu’à 6000 m – car c’est de cela qu’il s’agit, pas seulement de battre des records de plongée en bathyscaphes ou assimilés.
Le plus sophistiqué est Ocean One, mis au point par une équipe de l’université de Stanford et les chercheurs du DRASSME (le Département des Recherches Archéologiques Subaquatiques et Sous-Marines, créé en 1966 par Malraux) qui permet de fouiller des épaves reposant jusqu’à 1000 mètres de profondeur, avec une précision… chirurgicale !
Et c’est ce qui importe, dans un milieu aussi étranger à l’homme, riche de virtualités, mais aussi de défis liés à l’impératif de maintenir intacte la biodiversité.
Du point de vue de la faune, par exemple, on sait depuis peu que les poissons vivant à des grandes profondeurs – à 2000 m et plus comme les sabres, les empereurs, les grenadiers – ne peuvent en aucun cas se substituer aux espèces qu’on pêche plus près de la surface.
Vivant longtemps et se reproduisant très lentement, ces espèces des profondeurs disparaissent purement et simplement quand on puise dans leur stock pour laisser se reconstituer celui des morues, déjà trop sollicité.
Donc prudence s’agissant des ressources halieutiques !
En revanche, le fond des mers, outre les énergies fossiles qu’on exploite déjà, recèle d’autres ressources auxquelles on ne pense pas toujours et qui, cependant, passionnent les scientifiques…
Et aussi quelques entreprises spécialisées dans le brevetage du vivant.
Il devient donc urgent de veiller à ce que certaines molécules nouvelles, d’ores et déjà découvertes ou appelées à l’être, ne soient pas accaparées et qu’elles servent l’intérêt général.
Et puis, il y a bien sûr les nodules polymétalliques, qui renferment des minerais dans de très fortes concentrations, bien supérieures à celles qu’on peut trouver en surface.
Un rapport de l’Ifremer publié en 2014 estime ainsi que dans la zone Clarion – Clipperton gisent au bas mot 34 milliards de tonnes de nodules !
Selon ces mêmes estimations, on y trouverait 6000 fois plus de thallium, trois fois plus de cobalt et davantage de manganèse et de nickel que dans l’ensemble des ressources terrestres identifiées !
Ces chiffres qui donnent le tournis sont très peu connus du grand public.
Même chose pour les terres rares, dont la Chine et l’Australie assurent aujourd’hui, à elles seules, près de 90% de la production mondiale.
Ce rapport de force, dont l’importance géopolitique saute aux yeux, ne manquera pas d’évoluer et qui sait ? d’être bouleversé, quand on se mettra à explorer les gisements sous-marins.
En 2018, le Japon a annoncé la découverte de l’un d’eux, absolument gigantesque (2500 km²), dans le périmètre de sa Zone économique exclusive : situé à 5600 m de profondeur, il pourrait fournir, selon les chercheurs, 780 ans d’approvisionnement en yttrium (utilisé dans les fibres optiques), 620 ans de consommation d’europium (un composant des écrans LCD) ou encore 730 années de dysprosium (indispensable aux moteurs électriques)…
J’ajoute que cette exploitation peut se révéler stratégique plus rapidement qu’on ne pense en raison de l’épuisement programmé de certaines ressources terrestres – et pas forcément celles attendues : plutôt que le pétrole ou le gaz, c’est le plomb, le cobalt, voire le sable qui pourraient manquer plus tôt que prévu…
Nos concitoyens sont de plus en plus attentifs aux répercussions environnementales des activités économiques (transport, production, etc.). N’y a-t-il pas un paradoxe, dans un tel contexte, à vouloir exploiter des ressources de ces milieux très fragiles ?
Autant l’extension des zones de pêche est une question très sensible, au vu des dégâts provoqués par les techniques utilisées, souvent très agressives et qui, comme je l’ai dit, peuvent aboutir à l’extinction de pans entiers de la biodiversité sous-marine, autant la récolte des nodules polymétalliques, pour autant qu’on puisse les atteindre, ne pose pas de problème écologique majeur puisqu’ils sont simplement posés au fond de la mer – on peut donc imaginer des techniques de prélèvement douces, même si cela irait bien sûr plus vite avec une drague !
Là où il faut être très vigilants, en revanche, c’est dans l’exploitation de certains encroûtements, très riches en minerais – cobalt en particulier – qu’on ne peut extraire qu’en grattant le plancher sous-marin.
Il est clair que les techniques mises au point pour extraire ces ressources vont faire l’objet d’une attention très soutenue de la part des organisations officielles comme des ONG…
Les deux tiers des océans étant couverts par la convention de Montego Bay, cette exploitation ne pose-t-elle pas un problème de droit ?
De fait, les nodules se trouvent à des profondeurs – souvent supérieures à 4000 m – qui se situent en dehors de la ZEE et du plateau continental.
Dans ce cas, leur exploitation est effectivement régie par l’Agence internationale des fonds marins (AIFM) créée par la convention de Montego Bay, laquelle est la seule habilitée à délivrer, en amont, les autorisations d’exploration. Et à vérifier que l’exploitation, si elle a lieu, s’effectue au « bénéfice de l’humanité ».
Dans les dispositions initiales de Montego Bay, en 1982, il était même prévu de créer une entreprise internationale vouée à l’exploration et à l’exploitation des fonds marins, qui devait s’appeler… « la Firme »!
A-t-on estimé que cela faisait un peu trop « Big brother » ?
Pour l’instant, en tout cas, on y a renoncé, et ce sont des acteurs privés ou publics qui ont commencé l’exploitation des ressources sous-marines, le plus souvent, d’ailleurs, dans des zones contrôlées par les Etats.
L’AIFM a ainsi accordé une vingtaine de contrats permettant à des États et à des compagnies minières privées d’explorer les fonds marins internationaux, principalement dans le Pacifique.
Depuis 2017, cependant, une nouvelle négociation a lieu pour compléter et préciser la convention de Montego Bay.
Une course de vitesse est lancée entre la progression du droit… et les progrès techniques en matière d’exploitation qui peuvent aller plus vite que les juristes !
Pensez que lorsque Montego Bay a été signée en 1982, les premières revendications relatives à la protection internationale des fonds marins remontaient au début des années 1950, et qu’il a fallu attendre 1994 pour qu’un nombre suffisant de ratifications permette à la convention d’être appliquée…
A quelles conditions la France peut-elle mettre en valeur son domaine maritime et sous-maritime ?
97% de notre domaine maritime provenant de nos territoires d’outre-mer, principalement ceux du Pacifique (63%) et de l’Océan indien (27%), la première condition est évidemment de les conserver.
D’autant que la plupart des augmentations potentielles de notre plateau continental proviendront à l’avenir de ces zones.
Ce qui suppose, outre des moyens de surveillance importants, donc des ressources financières adéquates, une volonté politique en éveil.
C’est sans doute ce qu’a voulu signifier le président de la République en se rendant le mois dernier aux Iles éparses, dont chacun sait qu’elles sont âprement revendiquées par Madagascar qui rêve d’étendre son domaine maritime pour y pratiquer une pêche intensive…
Ici comme ailleurs, la diplomatie et la force sont intimement liées.
N’oubliez pas qu’au début des années 1980, le Vanuatu (ex-Nouvelles-Hébrides), a tenté de s’approprier deux îlots sous souveraineté française…
Un différend réglé pacifiquement – grâce tout de même à une compagnie de gendarmerie envoyée en renforts – mais que se passerait-t-il s’il s’agissait d’une plus grande puissance ?
On ne peut se désintéresser du sujet quand on constate le désordre qui règne en Mer de Chine où Pékin s’est non seulement emparé d’archipels situés dans les eaux internationales [ndlr : les Spratleys et les Paracels], mais les a occupés et bétonnés sur une vaste échelle pour les transformer en gigantesques bases aéronavales…
Sur plainte des Philippines, cet accaparement a été jugé illégal par la Cour de Justice de la Haye, mais il a en même temps créé des droits au profit des Chinois puisque ces îlots, qui n’étaient primitivement que des récifs semi-submergés – des « hauts fonds découvrant » selon la terminologie exacte -, ne pouvaient être considérés comme des territoires au sens de la Convention de Montego Bay.
Ce qu’ils sont devenus après avoir été « infrastructurés » comme dirait mon collègue Lars Wedin !
D’où une situation assez inextricable.
Vous posez en creux la question du format actuel de notre marine…
Celle-ci, de fait, est la plus petite de nos quatre armées, en comptant la gendarmerie…
Ce qui est quelque peu paradoxal pour un pays qui, comme je l’ai dit, est censé contrôler près de 12 millions de km..
La question de notre puissance navale mérite donc d’être posée.
Je remarque d’ailleurs que nos amis britanniques, qui avaient beaucoup baissé la garde après avoir disposé, dans leur histoire, de la marine que l’on sait, se remobilisent activement : ils viennent de mettre à l’eau deux porte-avions à propulsion classique qui, avec leurs 70 millions de tonnes de déplacement, seront les plus gros navires de guerre d’Europe.
Longtemps, les Australiens et les Néozélandais ont été hostiles à la présence de la France dans le Pacifique. Où en est-on aujourd’hui ?
Il est clair que l’arrêt définitif de nos essais nucléaires a beaucoup contribué à désamorcer – c’est le cas de le dire ! – les tensions liées à leur reprise de 1995, sous l’impulsion de Jacques Chirac (sans oublier l’affaire du Rainbow Warrior, sous François Mitterrand !).
Et puis le dynamisme chinois dans la région, pour ne pas dire plus, a fait le reste pour resserrer les liens entre les grandes puissances de la zone, dont la France fait partie, puisqu’elle a la deuxième ZEE du Pacifique.
L’espèce de Guerre froide qui régnait dans le Pacifique entre francophones et anglo-saxons est de moins en moins d’actualité et j’en veux pour preuve que l’Australie nous achète des sous-marins !
Les océans, surtout dans notre pays, sont souvent ressentis comme un monde à part, loin de nos préoccupations quotidiennes. Pouvez-vous donner à nos étudiants des raisons de s’y intéresser, voire de s’y investir ?
Pour toutes les raisons que j’ai dites, l’Océan est notre nouvelle frontière.
Une frontière à atteindre, à exploiter, mais aussi à protéger.
On peut ne pas en avoir conscience, mais c’est un fait brut, incontournable, qui va bouleverser profondément l’économie mondiale et, partant, la vie de nos entreprises.
Les investissements dans ce secteur augmentent à grande vitesse et la France n’a pas à rougir du rang qu’elle y occupe.
Surtout, un grand nombre de métiers nouveaux liés à l’exploitation sous-marine sont en train d’apparaître ou vont voir le jour, et il serait d’autant plus irresponsable pour de futurs managers de ne pas se tenir en alerte, que tout ou presque reste à inventer.
Parmi les entreprises françaises déjà en pointe, citons l’Ifremer pour la recherche, la Comex pour le travail sous-marin mais aussi une filiale très peu connue des télécoms qui est Orange Marine, laquelle compte parmi les plus performantes du monde, puisqu’elle pose les câbles sous-marins indispensables à l’économie numérique.
Orange est aujourd’hui investisseur majoritaire dans une quarantaine de réseaux sous-marins de fibre optique, sur les 370 qui existent déjà sous les océans, soit un peu plus de 10% d’entre eux.
Cette toile sous-marine est essentielle non seulement pour les communications internationales, mais aussi pour l’activité sous-marine elle-même, qu’il s’agisse de la gestion des plates-formes offshore, de celle des parcs d’éoliennes, ou encore des robots que j’évoquais et qui seront la base de l’exploitation des océans.
Bref, de quelque côté qu’on se tourne, on ne peut se désintéresser des océans…
Sauf à se désintéresser de l’avenir !
A lire aussi :
- L’importance stratégique des Outre-mer, Revue Défense Nationale, Octobre 2019.
A propos de Pierre Royer
Agé de 59 ans, P. Royer est agrégé d’histoire, diplômé de Sciences po Paris (section Relations internationales) et titulaire d’un DEA d’Analyse du monde contemporain de l’Université Paris IV Sorbonne.
Il enseigne au lycée Claude Monet (Paris 13ème) et dans les classes préparatoires privées du groupe Ipesup-Prepasup (préparation Sciences po).
Ses centres d’intérêt pour ses travaux personnels sont l’histoire des conflits, en particulier les deux guerres mondiales, et la géopolitique maritime, à laquelle il s’intéresse depuis longtemps, du fait de sa longue carrière d’officier de Marine de réserve (spécialité fusilier).
Il a participé à plusieurs ouvrages dans la collection Major aux Presses universitaires de France et a notamment codirigé, avec J.M. Huissoud (Grenoble EM), L’Union européenne, la puissance au bois dormant (2008).
Quand la géopolitique maritime a été inscrite au programme des classes préparatoires ECS, il a été logiquement chargé de rédiger la Géopolitique des mers et des océans dans la même collection en 2012, dont le succès lui a valu une réédition en 2014 et la commande du Dicoatlas des mers et des océans, paru chez Belin en 2013.
Chez ce même éditeur, il a publié le Dicoatlas de la Grande Guerre (2013, réédité en 2014) et le Dicoatlas de la Seconde Guerre mondiale (2014).
En 2018, il a publié chez Dunod un ouvrage davantage destiné au grand public : La Belle Aventure de l’Océan, co-écrit avec Jean-Baptiste de Panafieu.
La Géopolitique des mers et des océans a reçu le prix Antéios–EDF du meilleur premier essai de géopolitique au Festival géopolitique de Grenoble (mars 2013) et son Dicoatlas des mers et des océans a obtenu une mention spéciale du jury du prix Eric Tabarly en 2014.
Pierre Royer a été invité à plusieurs émissions de radio (sur RFI, Radio Notre Dame, France culture) et propose des conférences sur le thème de la géopolitique maritime à différents publics.
Il a ainsi participé à un colloque sur l’anniversaire de la conférence de Montego Bay à Monaco sous la présidence du prince Albert II, et présenté une conférence sur la Chine et la mer aux Mardis de la mer, organisés par l’Institut français de la Mer et l’Institut catholique de Paris.
Il poursuit également son activité éditoriale en publiant des articles sur les questions maritimes dans la Revue maritime, dans la revue Mers et océans publiée par l’ACORAM, dans Etudes marines, la revue du Centre d’études stratégiques de la Marine (CESM) ou encore pour la revue Hérodote (novembre 2016).
P. Royer est enfin un collaborateur régulier de la revue trimestrielle de géopolitique Conflits, lancée en 2014, dont il a coordonné le dossier du numéro 4 consacré à la puissance maritime (janvier 2015) et où il tient plusieurs rubriques régulières dont celle des « Grandes batailles » – où il n’est pas seulement question de batailles navales !
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