Mar 062013
 

Il était une fois… en 2046… Dans le film 2046 du cinéaste de Hong Kong, Wong Kar Wai, une Chinoise amoureuse d’un Japonais se voit opposer le refus d’un père habité par un fort ressentiment antijaponais. « Issho ni ikanai ka ? Pourquoi ne partirions-nous pas ensemble ? » lui susurre son amant japonais. Le père finira par céder. Fiction ou avenir possible ?

Cartographie et texte : Alain Nonjon

 

Il est de bon ton de parler du basculement du monde en Asie, au nom des rapports de force économiques nouveaux, parallèles à l’émergence de puissances comme la Chine et l’Inde et d’un possible rebond japonais. Mais plus qu’au travers des performances économiques, c’est plutôt dans les tensions que l’Asie attire tous les regards : tensions sur le château d’eau himalayen entre l’Inde et la Chine coresponsables de l’augmentation de 70 % des besoins en eau d’ici 2035, tensions énergétiques pour les deux géants milliardaires en hommes sur les marchés  africains ou latino-américains de demain, tensions sur les eaux territoriales revendiquées par chacune des puissances à façade maritime.
C’est dans ce contexte que tous les regards se portent sur les îlots Senkaku (Diaoyutai). À plus d’un titre, ce conflit est exemplaire d’une mer qui devient un champ de bataille entre la Chine et le Japon.

Pour quelques rochers de plus ?

Les îlots en jeu ne représentent que cinq îles, soit 6,3 km2 au total en mer de Chine orientale. Ils sont inhabités, de topographie rocailleuse comme le rappelle le toponyme japonais senkaku dérivé du terme anglais pinnacle (« tour pointue »). Ils ont pourtant une importance capitale comme îles frontières entre États-nations chinois et japonais, non seulement parce que l’espace marin serait riche en ressources naturelles, en poissons (diaoyu signifie en chinois « pêcher à la ligne ») et en pétrole ; mais surtout parce que ce chapelet d’îlots du Japon peut être une vigie pour les routes maritimes pétrolières ou pour les sous-marins chinois sillonnant le Pacifique.
Les pays, qui aspirent à une puissance globale ou extrarégionale, se tournent vers la puissance navale seule apte à leur permettre de se projeter hors de leurs eaux bordières pour assurer leurs approvisionnements vitaux.

Des manœuvres d’intimidation

Garde-côtes, bateaux de pêche et chasseurs des deux pays se croisent au large et dans le ciel des îlots avec des incidents instrumentalisés. En septembre 2010, un chalutier chinois avait tenté d’éperonner un garde-côte japonais à l’intérieur de la zone des douze miles marins.
Ces tensions sont telles que Tokyo crée une force spéciale de 600 hommes et de douze navires de surveillance, augmente son budget militaire pour la première fois depuis onze ans en 2013 et renforce la défense du sud-ouest de l’Archipel. La Chine, quant à elle, applique un embargo sur les terres rares à destination du Japon, boycotte les produits japonais (voitures) et annule des séjours touristiques au Japon.

Une guerre de communication

L’administration chinoise diffuse des passeports où figure en première page la carte des territoires nationaux incluant les revendications en mer de Chine (paradoxalement sans les îles Senkaku et Diaoyu). Mais lever les humiliations de l’histoire est un impératif. Rares sont les Japonais (comme l’ex-Premier ministre démocrate Hyukio Hatoyama) qui osent parler de « différend territorial » entre Chine et Japon pour solutionner le problème qui n’en est pas un, puisque la question de la souveraineté des îles Senkaku ne se pose pas. La puissance « surinsulaire » est un des fondements de sa puissance.

Du passé ne faisons pas table rase

Une guerre mémorielle

On a vite oublié dans les deux camps que les îles ont été proclamées terra nullius sans souveraineté. Par une étrange conspiration, l’histoire bégaie en oubliant systématiquement de fixer clairement le sort de ces îles du Shimonoseki à la conférence du Caire (1943) ou de Postdam (1945) et au traité de San Francisco (1951).

Acte I : l’impératrice Cixi en a fait don en 1884 à des entreprises pour pêcher la bonite et exploiter un guano local.

Acte II : après la guerre sino-japonaise de 1894-1895, la Chine a certes cédé des territoires (Taïwan, les îles Pescadores et la péninsule du Liaodong) aux Japonais mais le traité de Shimonoseki ne fait pas mention des îles Senkaku intégrées avant la fin du conflit au département d’Okinawa par les Japonais.

Acte III : ce statut explique qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale les Américains en aient assuré la gestion jusqu’en 1972, sans qu’elles ne soient citées expressément. On aurait pu d’ailleurs ne plus jamais parler de ces tensions quand, à la fin des années 2000, on s’acheminait vers un accord provisoire autorisant la Chine et le Japon à pêcher à 50 miles marins de l’archipel et à exploiter en commun d’éventuels gisements pétroliers.
C’était l’époque où la Chine soucieuse de témoigner de son émergence pacifique (Heping jueqi) était prête à tous les discours (2002 : déclarations conjointes sur la conduite des parties engageant Asean et Chine à ne pas recourir à la menace ni la force pour résoudre des différends territoriaux) mais pas toutes les concessions.

Acte IV : de fait, l’arbitrage américain de cet accord fut refusé par Pékin. Dès lors, les Japonais se contentent de refuser le terme de différend et font des îles acquises en 1895, nationalisées en septembre 2011, des îles administrées par le seul Japon. De son côté, la Chine puise dans de vieilles cartes marines de couleurs des droits de propriété et réaffirme son intérêt depuis le xve siècle. La guerre des archives est ouverte.

Une guerre entre deux nationalismes et deux chefs qui ont besoin de rassembler leurs troupes

Le face-à-face oppose le Japon, qui fait de la souveraineté territoriale son ciment national et de la fin de la « diplomatie du repenti » son credo, et la Chine qui pratique face aux problèmes internes (un syndicat chez Foxconn, une affaire d’État Bo Xilai, etc.) le « réarmement psychologique anti-japonais » (J.-F. Sabouret, Diplomatie).
Le mano a mano est aussi entre deux leaders. Shinzo Abe, figure de proue du PLD (petit-fils de l’ex-Premier ministre Kishi Nobusuke, criminel de guerre présumé), entame son « réarmement moral » du Japon dans « sa défense de la souveraineté de la nation sur terre, sur mer et dans le ciel » et nationalise les îles. Xi Jinping, lui, étrenne ses galons de nouveau secrétaire général du Parti communiste, avec sur son C.V. la direction depuis 2011 de la cellule de coordination politique sur les questions relatives à la mer de Chine du Sud, où il apparaît clairement comme un faucon.

Un discours guerrier instrumentalisé

L’extrême droite japonaise (uyoku dantai) fait des revendications territoriales son fonds de commerce. Le célèbre maire de Tokyo, Shintaro Ishihara, fondateur du Parti pour le renouveau a même à cette occasion donné une version originale de son « Japan can say no », en voulant racheter les îles par souscription privée. Le PCC n’est pas en reste avec des factions capables de rappeler que le régime a assis sa légitimité, pour une large part, sur la « grande guerre de libération contre le Japon ».
Ce conflit ne fait que raviver les blessures : on reparle des massacres de Nankin (300 000 morts ?), de la colonisation de la Mandchourie, des atrocités de l’unité 731 à Pinfang (1938-1943). On réévoque même des tensions entre Formose et la Chine continentale, puisque certains activistes de Taïwan revendiquent les îles Diaoyu et Taioyuta comme prolongement naturel du plateau continental. Le Kuomintang de nouveau au pouvoir depuis 2008 n’est pas insensible à cette propagande malgré la pression américaine.

Du déni aux défis guerriers ?

Une fracture qui réactive le traité de sécurité américano-nippon

Cet accord bilatéral scellé en 1960 n’est pas fait pour rassurer les Chinois. Hillary Clinton n’a-t-elle pas déclaré que « les États-Unis ne prennent pas position sur la souveraineté des îles ». Mais c’est pour vite rajouter que les îles sont administrées par le Japon. « Les États-Unis s’opposeront à toute action portant atteinte à cette situation. » Ainsi, la viie flotte installée à Yokosuka donne du poids à ces engagements.

Un affrontement qui se nourrit de rivalités plus larges

Le Japon et la Chine s’opposent, d’une manière générale, sur le tracé de leurs zones économiques exclusives (ZEE) et les îles Senkaku ne sont pas l’unique objet des ressentiments. Les Chinois veulent affirmer leur leadership et leur suprématie dans la région. Aucun des deux pays ne veut perdre la face devant le monde.
Cependant, J.-M. Bouissou, dans son ouvrage Les géants d’Asie en 2025, rappelle qu’en Asie, la Chine, le Japon et l’Inde n’ont jamais été puissants en même temps et que l’émergence de nouvelles puissances s’est rarement faite sans conflit.

Une « guerre » qui interpelle

  • Quelle est la volonté du Japon de devenir normal avec une armée conventionnelle et plus seulement d’autodéfense pour donner sens à son retour sur la scène asiatique ? Shinzo Abe, belliqueux certes, est aussi l’homme qui, Premier ministre en 2007, avait renoué avec la Chine et se donnait comme priorité dans l’après-Fukushima l’économie.
  • La Russie et les États-Unis resteront-ils au balcon de ces incidents dans une des régions désormais les plus militarisées du monde ?
  •  La pax sinica peut-elle dans la région se substituer à la pax americana ? La politique musclée du fait accompli chinoise comme au Scarborough Shoals ou dans les ZEE vietnamiennes est-elle appelée à ne rencontrer aucun obstacle ? La Chine profite largement de l’ordre international tel qu’il est établi aujourd’hui. A-t-elle intérêt à le bouleverser ? Deng n’a-t-il pas conseillé de « cacher ses talents en attendant son heure » ?
  • Le commerce n’est-il plus « les armes de la paix » quand on voit que ces conflits s’exacerbent au lendemain du 21e sommet de l’ANASE, Association des nations de l’Asie du Sud-Est, durant lequel une approche bilatérale des tensions a été privilégiée par rapport à une approche multilatérale sous l’égide de la CIJ (Cour internationale de justice) ?

Dans un contexte qui rappelle la guerre froide, tout peut arriver mais le scénario belliqueux est loin d’être écrit à Senkaku, baromètre de l’émancipation japonaise, Taioyuta, nostalgie du nationalisme taiwanais et Daioyu, l’Alsace-Lorraine de la Chine !

Cartographie et textes : tous droits réservés par Groupe Studyrama pour Grenoble Ecole de Management.