Juin 012011
 

Les fonds souverains fascinent et inquiètent. Comment en serait-il autrement alors que, selon certains analystes, l’un des plus importants d’entre eux pourrait s’offrir, à lui seul, en une seule journée, Total, Axa, BNP-Paribas, Crédit Agricole, Bouygues, L’Oréal, Michelin, Danone, et LVMH !

D’où une série de questions à laquelle se sont attachés à répondre, chacun dans un ouvrage, Henri-Louis Védie, professeur au département finance/économie du Groupe HEC, et Lucien Rapp, professeur agrégé de droit et associé d’un cabinet d’affaires international.

Leurs réponses éclairent à la fois la puissance financière de ces fonds. Elles décrivent aussi les risques stratégiques résultant des participations qu’ils prennent dans des entreprises occidentales sensibles. Mais, plus fondamentalement, ils formulent une crainte géopolitique majeure : et si les fonds souverains n’étaient, in fine, que le signe avant coureur d’une mutation du capitalisme mondialisé appelé à prendre demain un virage étatique sous l’égide d’États au fonctionnement souvent peu démocratique ?

S’agissant des fonds de pension, la première question porte d’abord sur leur puissance financière exacte. En effet, en raison de montages financiers complexes et d’une certaine opacité de fonctionnement, les analystes hésitent quant aux montants qu’ils peuvent réellement mobiliser.

Une puissance financière
de 12.000 milliards de dollars en 2015 ?

Généralement on estime qu’ils pèsent quelque 4.000 milliards de dollars… Mais ce montant est probablement déjà dépassé, car ces fonds sont en expansion.Au fil du temps, ils sont plus nombreux et plus puissants.Voici quelques années, le rapport annuel de la banque Morgan Stanley estimait qu’ils pourraient représenter à eux seuls quelque 12.000 milliards de dollars à compter de 2015…

Restons-en toutefois au montant actuel : 4000 milliards de dollars. Comme le note Henri-LouisVédie, c’est certes un montant considérable,mais c’est aussi relativement peu si on le compare aux compagnies d’assurances (16.000 milliards de dollars) ou aux fonds de pension (17.000 milliards de dollars). Est-ce à dire qu’il n’y aurait finalement pas de quoi s‘émouvoir ? Si, car il faut prendre en compte une autre donnée, soulignée à raison par Henri-LouisVédie : “Les dix plus importants de ces fonds contrôlent 90 % de l’encours total, ce qui laisse imaginer la puissance financière de chacun de ces dix acteurs.”

Une menace pour les pays développés
et leurs entreprises ?

Cette puissance colossale nourrit bien sûr de vives inquiétudes. Lucien Rapp considère ainsi que “c’est un choc majeur de souverainetés qui se prépare”. En effet, comme leur nom l’indique, les fonds souverains ne sont pas des fonds comme les autres. Ils sont contrôlés directement par des États, ce qui suscite des interrogations quant à leurs objectifs.Agissent-ils selon une logique purement financière ou sont-ils des instruments par lesquels des États poursuives des visées stratégiques ? “Du fait de leur proximité avec les gouvernements des pays dont ils sont issus, ces fonds sont l’expression d’une souveraineté financière de la part des Etats concernés. Jusqu’à présent cette situation n’a pas posé de problèmes, car leurs participations sont restées le plus souvent limitées en pourcentage du capital des sociétés concernées, et il n’y a pas de tension majeure dans les relations économiques internationales”, écrit Lucien Rapp. Mais qu’en sera-t-il demain ? Quel impact cela peut-il avoir sur l’indépendance des pays qui accueillent ces investissements et sur la gouvernance des entreprises concernées ? Voici en effet des questions auxquelles il serait bon de répondre, tant au niveau national et européen qu’international. Avant qu’il ne soit trop tard…

Une puissance échappant peu ou prou
aux tentatives de régulation

En effet, jusqu’ici, les tentatives de régulation de ces fonds n’ont pas eu les effets escomptés. Certes les pays créateurs de fonds souverains ont généralement adhérés aux fameux principes de Santiago édictés en 2008. Ils se sont solennellement engagés à la transparence dans la gestion et les opérations de leurs fonds,et à la conformité des pratiques de ceux-ci au regard des standards internationaux, notamment en matière d’éthique. Toutefois, d’après Lucien Rapp, la réalité est tout autre. Selon lui, “rares sont les fonds qui ont changé leurs habitudes. Ils sont toujours aussi peu nombreux à publier leurs rapports annuels, et quand ils en publient, il s’agit souvent de documents succincts et de pure forme,toujours silencieux sur la composition de leurs portefeuilles.” Après enquête, il a ainsi découvert que ces fonds recourent à des montages complexes,avec de nombreuses sociétés ou personnes interposées, pour cacher l’ampleur réelle de leurs participations. Et si demain,tel fonds que l’on croyait minoritaire au capital d’une entreprise se révélait finalement majoritaire parce qu’il contrôle un autre détenteur de capital ? Comment devrions-nous alors réagir ? Voilà encore une question à laquelle il serait bienvenu de répondre dès maintenant.

Un symptôme du basculement
économique du monde vers le Sud et l’Est

Encadrer les fonds souverains, voire riposter à leurs menées,se révèle toutefois d’autant plus complexe que leurs marges de manœuvre résultent directement du système économique mondialisé promu par les vieux pays industrialisés. En effet, la montée en puissance des fonds souverains n’est que la traduction au plan financier du basculement de l’économie mondiale vers le Sud et l’Est. Comme le note Michel Pébereau, président de l’Institut de l’entreprise, dans la préface qu’il a donnée à l’ouvrage de Lucien Rapp, “leur développement est la conséquence directe de l’accumulation d’énormes réserves de change par certains pays asiatiques et par les pays producteurs d’hydrocarbures : les excédents que dégagent les échanges extérieurs alimentent chaque année une épargne qu’ils peuvent placer hors de leur frontières.” Rien donc que de très logique, d’autant que c’est à bon droit que ces pays peuvent vouloir préparer l’avenir et le temps où la source actuelle de leurs revenus se tarira.Reste que cette puissance financière et l’inversion des flux qui l’accompagne est le symptôme du déclin relatif des vieux pays industrialisés. C’est là un fait géopolitique majeur qui fait dire à de nombreux analystes que le meilleur moyen de résoudre le problème des fonds souverains consisterait à rééquilibrer la balance commerciale entre les pays développés et les émergents. Quand la solution est plus ardue encore que le problème…

Vers un tournant étatique
et autoritaire du capitalisme ?

Toutefois, ce basculement économique a aussi des implications géopolitiques qui se nouent autour de l’émergence d’une relation inédite de certains États au capitalisme. Lucien Rapp rapproche ainsi trois phénomènes : la multiplication des fonds souverains, le regain de légitimité de l’intervention publique suite à la crise financière et la séduction grandissante qu’exerce le modèle chinois d’un capitalisme piloté par les instances étatiques… Et de voir là un redoutable défi pour les démocraties occidentales. Où l’on découvre que,dans un monde en mutation accélérée, il n’est, décidément, pas possible d’aborder les grandes questions économiques et financières sans prendre en compte les enjeux géopolitiques qui leur sont associés. 

Pour aller plus loin :