Mai 242018
 

De nouvelles « armes sales » dans la guerre économique

CE14-2L’histoire associera l’élection de Donal Trump à un phénomène géopolitique nouveau, l’usage massif et décomplexé des fake news dans la vie politique. Mais, comme peuvent en témoigner Microsoft, Red Bull, Starbucks ou Mac Donald, on observe un glissement rapide de ces « faits alternatifs » vers la sphère des entreprises.

Dans Fake news – La grande peur (VA éditions, 2018), le chercheur et médiologue François-Bernard Huyghe analyse les causes et le fonctionnement de ces « versions alternatives du réel ».

Il montre aussi la complexité des stratégies possibles pour lutter contre ce fléau, le risque étant « d’entretenir un cycle infernal d’incroyance et de censure ».

Si la diffusion rapide de la « post-vérité » est inséparable de la culture internet, on peut y voir également la réaction mensongère mais séductrice aux déséquilibres qui ont suivi la réorganisation du monde et sa globalisation.

En l’occurrence, il s’agit bien aujourd’hui d’une nouvelle menace dans la guerre économique, d’une forme inédite mais possible de terrorisme soft à laquelle ni les Etats, ni les entreprises ne sont encore capables de s’opposer efficacement.

Menaces d’un nouveau type pour les entreprises

L’une des premières fake news analysées en France est bien plus ancienne que les réseaux sociaux.

En 1969, la « rumeur d’Orleans »(1) se répandit dans les milieux économiques du Loiret, laissant entendre que des commerçants juifs alimentaient un réseau de prostitution depuis les cabines d’essayage de leurs magasins…

Déjà des allégations extravagantes et déjà, sans doute aussi, des armes sales pour attaquer la concurrence !

Même si le phénomène s’est d’abord développé dans le monde politique, il est évident que les entreprises n’échapperont pas au danger des fake news car les armes nouvelles de la guerre de l’information seront naturellement utilisées dans la guerre économique que se livrent aujourd’hui les grands groupes et les nations. 

Les fake news commencent souvent comme des canulards.

Ainsi, en juillet 2015, la Xbox, produit phare de Microsoft, fait l’objet d’une information publiée par le site NewsWatch33.com et abondamment relayée par Twitter : Marcus Davenport, 17 ans, aurait été retrouvé mort dans sa chambre.

Il aurait eu la gorge tranchée par le DVD éjecté violemment de sa Xbox…

C’est le même site qui diffusa une information selon laquelle les implants fessiers d’une starlette auraient « explosé » pendant une séance de musculation, condamnant la malheureuse à une hospitalisation d’urgence.

En août 2017, le forum de messagerie 4Chan annonça que Starbucks allait distribuer gratuitement des cappuccinos aux Américains d’origine immigrée(2).

L’entreprise dut démentir avec vigueur et se vit accusée de racisme.

En mars 2018, le site satirique WWNews affirma très sérieusement que chaque année, 500 millions de taureaux roux étaient abattus puis émasculés pour contribuer à la production de la fameuse boisson énergisante de Red Bull.

Cette nouvelle fut reprise et diffusée à l’envi par les défenseurs des animaux.

Si l’on s’interroge sur le but réel de ces fake news, on ne doit pas oublier que les marchés très lucratifs du jeu électronique, de la chirurgie plastique, des chaînes de fast food et des soft drinks sont l’objet d’une concurrence féroce.

On le voit bien dans ces exemples, la source importe peu parce que, très vite, l’information s’en détache pour se diffuser de façon autonome via les réseaux sociaux.

Pour « créer le buzz », les inventions les plus extravagantes sont accompagnées de faits réels et d’éléments de story telling vraisemblables qui apportent une dose de crédibilité minimale au message.

Enfin, les faits évoqués sont accompagnés d’allusions affectives et sensibles(3) dont le poids vient, en quelque sorte, compenser la faiblesse factuelle et contourner les doutes légitimes.

Dans les réseaux sociaux, l’émotion anesthésie la raison et interdit les doutes salutaires, laissant la place libre à une crédulité massive et partagée.

Comme l’écrit justement François-Bernard Huyghe, ici « le média et le milieu de diffusion comptent autant que le message quand la fonction de la fausse nouvelle est moins de convaincre d’un énoncé imaginaire que de générer des flux d’attention et le partage. »(4)

Une maladie infantile de la globalisation

L’histoire récente a montré que l’usage géostratégique des fake news faisait désormais partie des nouvelles armes politiques, la pratique des « attentats soft » étant facilitée par l’inadaptation actuelle des cadres juridiques.

De plus, la culture internet a créé chez nombre d’utilisateurs des réseaux une relation un peu ambiguë au réel, contribuant à « flouter » la frontière entre le vrai et le faux.

On peut ainsi expliquer la contestation grandissante des repères scientifiques, la montée des croyances ou du conspirationnisme.

Car, écrit encore François-Bernard Huyghe, « la supposée post-vérité commence par se présenter comme un démenti des mensonges d’en haut »(5).

Et ce terrain mouvant est très favorable à la prolifération des « faits alternatifs » et des fake news.

Internet a imposé son tempo aux relations sur les réseaux : c’est l’immédiateté.

Toutes les informations sont reçues, traitées et transmises dans l’instant. Il y a peu de filtres et peu de temps pour des réactions critiques.

Le faux se diffuse comme le vrai, et même plus rapidement. Selon une récente étude du MIT, « les rumeurs voyagent plus vite et plus loin que les informations exactes et vérifiées »(6).

Aujourd’hui, la production des fake news est devenue une véritable activité économique, organisée et lucrative. Elle est particulièrement implantée en Russie, en Macédoine et en Chine.

Plusieurs business models existent déjà. Ainsi, la ville macédonienne de Veles fournit-elle, clé-en-main, de faux sites d’information et des fake news sur mesure, assurant même la formation professionnelle (payante) des petites mains qui y contribuent(7).

Enfin, la publicité offre une autre source de revenus aux manipulateurs de fake news. Le buzz qui accompagne leur diffusion génère d’énormes quantités de contacts sur les sites dédiés.

Cette fréquentation massive s’accompagne de très importants revenus publicitaires de la part d’annonceurs pas trop regardants quant à leur réputation.

« Car, précise le journaliste Marc Cherki(8), le mécanisme de la rémunération, notamment à travers Google AdSens, […] dépend du nombre de visites […]. D’où l’intérêt de propager des rumeurs pour attirer le chaland. […] Les faux sites ont permis à certains de leurs éditeurs de gagner jusqu’à 2.500 dollars par jour »…

Surveiller, se protéger et se défendre

L’ampleur et la soudaineté du phénomène fake news ainsi que la personnalité de ses acteurs vedettes, Trump et Poutine, ont entraîné une prise de conscience rapide de ces nouvelles menaces et la mise en place d’une riposte à plusieurs niveaux.

Le premier point concerne la responsabilité régalienne des Etats dans la création de cadres juridiques nouveaux spécifiquement adaptés.

Personnellement attaqué pendant sa campagne, Emmanuel Macron a très vite fait de la guerre contre les fake news une affaire d’Etat.

À l’occasion de ses premiers voeux à la presse, le 3 janvier 2018, il a lui-même annoncé l’imminence d’un texte de loi.

Entre autres décisions, les plateformes auront « une obligation de transparence accrue sur tous les contenus sponsorisés » pour que les auteurs et les profits soient rendus publics et transparents.

La justice pourra même « bloquer un site » et « déréférencer un contenu ». « Si nous voulons protéger les démocraties libérales, il faut être fort et avoir des règles claires », ajoutait le Président français.

Cette loi sera portée par le Ministère de la Culture et Françoise Nyssen en a précisé les principes : le texte législatif nouveau « se concentrera sur les ‘tuyaux’, c’est-à-dire les nouveaux modes de diffusion massive des fausses nouvelles […] en premier lieu les réseaux sociaux […] qui jouent de leur statut de simples hébergeurs mais aussi les médias sous influence d’un État étranger. »(9)

De son côté, Bruxelles ne semble pas disposée à légiférer. Les groupes d’experts s’orienteraient plutôt vers une coopération avec les plateformes internet. Reste à connaître la position des GAFAM qui traînent volontiers les pieds quand il s’agit de réguler des échanges très lucratifs…

À la suite de l’affaire « Cambridge Analytica », les grands acteurs du Net ont été obligés de prendre position.

« Un à un, Google, Mozilla et surtout Facebook, principal accusé, ont annoncé des batteries d’outils pour diminuer la visibilité de ces articles trompeurs, à défaut de pouvoir les éradiquer. »(10)

Les réseaux sociaux, qui ont toujours refusé de jouer « les arbitres de la vérité », vont sous-traiter les fonctions de « fact checkers » à des médias ou des ONG partenaires chargés de « marquer » les informations contestées.

Mais les bonnes intentions affichées et les outils sophistiqués mis en place (IA et machine learning) n’ont pas encore montré leur efficacité.

Outre la lourdeur des procédures de mise à l’index, cette stigmatisation se révèle parfois contre-productive : « indiquer avec un drapeau rouge qu’un contenu est faux ne suffit pas à changer l’opinion d’une personne, et peut même avoir l’effet inverse », reconnaît Facebook.

Reste à expérimenter les pratiques de « contextualisation » qui doivent permettre à chacun de se construire une opinion raisonnable en rapprochant les faits suspects d’éléments de contexte fournis par les plateformes.

Mais ces processus exigent du temps et de gros moyens. De plus, ils s’adressent au bon sens et à la raison, deux registres qui ne semblent pas très répandus chez les internautes gourmands de fake news.

Les médias ont très vite pris conscience du risque que représentait – notamment pour leurs revenus publicitaires – la diffusion d’informations fantaisistes, affectant leur crédibilité auprès des annonceurs.

Ils ont investi dans de puissantes plateformes de vérification.

Ainsi, Le Monde propose son Décodex(11), Libération son observatoire Désintox et France 24, Les Observateurs.

Mais, contre les fake news, rien ne remplacera jamais la vigilance des dirigeants d’entreprise, qui devront désormais être capables de mettre en place des stratégies de veille à 360° et de surveiller leur « e-réputation ».

Cela ne pourra se faire qu’au travers de la formation.

Les business schools devront l’intégrer dans tous leurs cursus. Des sociétés de service et de puissants outils informatiques savent déjà débusquer rapidement une information fausse avant qu’elle n’ait fait trop de dégâts.

Encore faut-il que les entreprises aient une réelle conscience de ces nouveaux dangers !

Pour sensibiliser les collaborateurs, on trouve aujourd’hui des tutoriels(12) et des serious games(13) qui aident à comprendre le fonctionnement et les risques de la désinformation.

Gageons cependant que cette offensive des fake news contre les entreprises ne fait que commencer. Et ces « armes sales » feront des dégâts.

Car la vérité, l’honnêteté et la bonne foi resteront souvent impuissantes devant le pouvoir corrupteur d’un mensonge bien structuré…

« Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose ! »(14)

Pour en savoir plus : 

Fake news – La grande peur, par François-Bernard Huyghe, VA Éditions, 2018.

Voir aussi le site bien documenté de François-Bernard Hugyhe, http://www.huyghe.fr/

1/ La propagation de cette rumeur a été étudiée très précisément par une équipe de sociologues conduite par Edgar Morin qui en a fait un livre.

2/ Fake coupons are popping up promising free Starbucks coffee for African Americans, par Maura Judkis, The Washington Post, April 18.

3/ Dans les exemples cités, ce sont la mort atroce d’un adolescent, la mutilation d’une femme, la souffrance animale ou le racisme anti-noir…

4/ Voir p. 46, Fake news – la grande peur, par François-Bernard Huyghe.

5/ Ibidem, p. 75.

6/ Sur Twitter, les « fake news » voyagent plus vite que les vraies informations, par Marc Cherki, Le Figaro, 9 mars 2018. 

7/Une fabrique de « fake news » aux portes de l’Europe, par Marc Cherki, Le Figaro, 8 mars 2018.

8/ Ibidem.

9/ Nyssen présente la future loi anti-« fake news », Le Figaro, 14 février 2018.

10/ La lutte contre les fake news, plus âpre que prévu, Le Figaro Économie, 28 décembre 2017.

11/ http://www.lemonde.fr/verification/

12/ Ce tutoriel explique les dix règles à suivre pour identifier les fake news. https://newsroom.fb.com/news/2017/04/a-new-educational-tool-against-misinformation/

13/ Le jeu « Bad News » propose de se glisser dans la peau d’un producteur de fausses informations. https://www.getbadnews.com/#intro

14/ Francis Bacon (1561-1626)

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