Intégration de nouveaux acteurs et « globalisation forcée »
L’AMA (Art media Agency) a confirmé le succès des éditions 2014 de la Frieze à Londres et de la FIAC à Paris, grandes foires internationales d’art contemporain témoignant d’une consommation d’art « haut de gamme » dans un marché qui s’internationalise de plus en plus depuis la fin des années 1960. On ne cesse d’empiler les records : 13 œuvres ont ainsi été vendues plus de 10 millions d’euros entre juillet 2013 et juillet 2014. Et on parle désormais ouvertement du « potentiel de développement d’un artiste sur le marché« . L’art est donc devenu un business florissant, ainsi qu’un réel enjeu commercial et politique à l’échelle mondiale.
Dans un contexte de plus en plus concurrentiel et spéculatif, le marché européen connaît une stagnation (avec une baisse des ventes de 2 % en 2013), et l’ancien « duopole » États-Unis / Europe perd sa domination incontestée. Il doit désormais composer avec la Chine. Mais aussi avec de nouveaux entrants, comme le Moyen-Orient et le Brésil.
Avec un chiffre d’affaires de 47,4 milliards de dollars en 2013 et 29 % de recettes supplémentaires en 6 ans, le marché mondial de l’art et des antiquités a retrouvé sa dynamique d’avant la crise de 2008.
D’après les données du TEFAF Art Market Report 2014, « les États-Unis conservent leur traditionnelle place de leader mondial (avec 38 % des parts de marché) », devançant la Chine (24 %), le Royaume-Uni (20 %) et la France, qui conserve sa 4e place, mais avec seulement 6 % de parts de marché.
Le monde de l’art, véritable industrie planétaire démultipliée par Internet, reflète désormais très bien les rapports de force économiques entre les pays.
Une circulation accrue et un accès à l’art facilité par Internet
Premier constat: le marché de l’art ne cesse de croître et de s’internationaliser, avec l’irruption des acheteurs chinois, latino-américains, russes et du Moyen- Orient. Nouveaux venus sur le marché depuis dix ans, ils ont gonflé la demande et réorienté les flux (transferts) par leurs investissements massifs.
Désormais « les œuvres bougent, car il faut les montrer pour les valoriser », explique Yves Bouvier, président de la société Natural Le Coultre (Les Échos, 25/09/2014). Basé en Suisse, déjà fixé à Singapour depuis 4 ans, ce « leader mondial des ports francs dédiés à l’art » se développe au Luxembourg et s’apprête à s’implanter en Chine.
L’art n’aurait donc plus de frontières et profiterait d’un marché encore peu régulé, et modifié par « la globalisation et la dématérialisation accrue des ventes ». Selon l’Hiscox Online Art Trade Report paru en 2014, le marché de l’art mondial en ligne serait le nouveau terrain à investir: il représente aujourd’hui 1,57 milliard de dollars et serait estime
à 3,76 milliards de dollars en 2018). D’ailleurs, même « Sotheby’s et Christie’s misent sur l’eldorado des ventes en ligne » (Le Monde, 16/07/2014). Sotheby’s vient de faire alliance avec Ebay et Amazon s’est lancé sur le marché en 2013…
Pour l’heure, l’e-commerce d’art complète les galeries classiques, sans prétendre s’y substituer. Mais les ventes en ligne égalent déjà la part des ventes aux enchères à l’échelle mondiale (5 %).
La place confirmée et désormais reconnue des marchés « émergents »
Il est certain que le planisphère de l’art n’échappe pas à de profonds bouleversements. Alors que les États-Unis et l’Europe se partageaient encore le marché il y a une dizaine d’années, l’émergence des pays dits « périphériques » s’est confirmée avec l’arrivée de nouveaux collectionneurs disposant d’un fort pouvoir d’achat.
La Chine en tête, qui représente aujourd’hui 90 % du marché asiatique. Dans un contexte de forte réussite économique, le marché de l’art chinois a connu une croissance de 900 % en 10 ans. Un développement considérable, qui a profité aux artistes chinois valorisés sur la scène internationale, comme Zeng Fanzhi (4e artiste contemporain le plus côté aujourd’hui selon le dernier rapport d’Artprice).
Pour le seul secteur contemporain, la Chine dépasse son rival américain, totalisant 40 % du marché mondial et 601 millions d’euros de résultats. Pékin conforte sa seconde place pour les ventes d’art contemporain, juste après New York. Les nouveaux collectionneurs chinois voient encore dans celui-ci un système financier.
Mais ils permettent à la Chine de prendre une envergure internationale, parallèlement à un marché national conséquent pour les ventes d’antiquités et d’art chinois. Sotheby’s et Christie’s ont d’ailleurs rapidement pris conscience du potentiel de ce marché asiatique : les ventes effectuées à Hong Kong (en 4e position internationale, devant Shanghai et Paris), représentent respectivement 13 % et 16 % de leurs résultats sur ce marché.
Lieux de transaction de l’art, espaces d’expositions ou de production : une nouvelle géographie apparaît. Et se confirme avec la multiplication de foires internationales et autres biennales d’art à Doha, Rio, Kochi, Shanghai ou Marrakech. Il s’agit d’un phénomène croissant : en 10 ans, on est passé de 70 à 190 événements de ce genre, selon la revue Transcontinentales (12/2012).
Au Moyen-Orient, l’intérêt pour ce marché est certes récent, mais en pleine expansion. Il se développe en parallèle d’une politique culturelle dynamique, qu’atteste le Louvre d’Abu Dhabi pour les Émirats. En outre, la foire Art Dubaï a désormais une vocation internationale et attire des marchands réputés, comme Marian Goodman.
En exposant aussi les œuvres de différents marchés nationaux (Liban, Syrie, Iran, Égypte…), elle s’affirme comme une plateforme régionale. Le développement d’un tel marché participe ici de la concurrence entre les États de la péninsule arabique pour asseoir leur prééminence. Car si Dubaï est devenue la 15e place pour la vente d’art contemporain (Christie’s y organise sa 1ere vente en 2006), Doha se hisse en12e position.
Les effets de la mondialisation du marché de l’art suscitent donc des polarités inédites et recomposent les hiérarchies entre les pays. Ainsi au Brésil, où la compétition entre São Paulo et Rio de Janeiro influe sur le plan national.
De même en Inde, où « l’art contemporain est devenu l’un des nouveaux emblèmes de la modernité culturelle des métropoles indiennes » (revue Transcontinentales).
Cependant, si les origines et les identités locales de ces nouveaux entrants entretiennent un « exotisme » valorisé et une forte empreinte politique, largement médiatisée par les institutions du monde occidental, la modernité artistique pervertit aussi cet universalisme, renvoyant une « vision hiérarchique de l’art qui reproduit le grand partage entre ‘eux’ et ‘nous’ » (Alain Quemin dans Questions internationales, 2010).
Le marché émergent est ainsi devenu « une spécialisation vitale pour alimenter un marché de l’art toujours en quête de sang neuf » (Rapport Artprice 2014). Sans en modifier cependant les grandes tendances.
Vers une uniformisation des marchés de l’art?
Aujourd’hui, la catégorie la plus rentable du marché est indéniablement celle de l’art moderne d’après-guerre et de l’art contemporain, qui totalisent 46 % en va
leur et 44 % en volume. Loin devant les impressionnistes et postimpressionnistes (regroupant 13 % du marché global) et les Maîtres Anciens (10 % en volume, 7 % en valeur). Quand la validation internationale définit en grande partie l’art contemporain, devenu un véritable enjeu financier, que reste-t-il de la réalité de l’art ?
Si le secteur fait preuve d’une réelle faculté d’adaptation, l’art est aussi de plus en plus marketé, l’originalité et la spécificité culturelles s’effaçant devant l’hégémonie du mainstream. Pour Philippe Dagen, « l’art et son commerce sont entrés à leur tour dans le régime du capitalisme mondialisé et médiatisé » (Le Monde, 16/05/2014).
Plutôt que de se rendre dans des galeries, les acheteurs parcourent aujourd’hui les foires et biennales, modèles encore fortement concentrés dans le monde occidental même si elles ont développé des succursales comme « l’Art Basel Hong Kong ».
Quelques galeries tiennent donc le marché encore territorialisé et contrôlé par un nombre limité de pays, avec les États-Unis en tête, tandis que les marques comme Larry Gagosian, qui possède 15 galeries dans le monde et représente les trois artistes les plus « bankable » du moment, priment sur le nom de l’artiste lui-même. Christie’s et Sotheby’s génèrent à elles seules plus de la moitié du produit de ventes d’art dans le monde (55 % du marché).
Les Chinois Poly International et China Guardian sont encore loin derrière (respectivement 5,9 % et 5,2 %), et les galeries chinoises pèsent encore peu lors des foires internationales, leur marché étant essentiellement domestique. Du côté de la création, les produits artistiques souffrent d’un certain mimétisme, avec une répétition des procédés et une production de masse.
La globalisation dominerait-elle aux dépens du local, dans une civilisation mondiale où la spécificité culturelle des pays serait vaincue par une doxa favorisant la rentabilité ?
L’internationalisation de l’art est un mouvement qui ne cesse de progresser, s’appuyant sur le succès du marché de l’art contemporain où des artistes se vendent toujours plus chers à des collectionneurs ambitieux, via des galeries réputées.
Si l’accélération des flux et la multiplication des foires internationales deviennent des atouts pour affirmer l’autorité de marchés émergents et établir de nouvelles centralités, un schéma uniformisant, avec la prédominance d’un petit nombre d’acteurs vraiment déterminants, semble s’imposer.
Que pèse la France dans ce contexte ? Dans un marché européen dominé par Londres, qui détient 77 % de parts (10 fois les performances parisiennes), Paris reste malgré tout une référence du marché de l’art, fort de certains acteurs dynamiques. Mais la Ville Lumière baisse en compétitivité, étant désormais reléguée à la 6e place mondiale, tandis que Drouot perd chaque année des parts de marché à l’international.
Le succès récent de la FIAC ne saurait masquer la perte de vitesse de l’Hexagone. Dans ce domaine aussi, n’est-ce pas une nouvelle singularité qu’il faudrait concevoir et promouvoir ?
Car si l’art est aussi un vecteur de communication, sincérité et aspérité en constituent les conditions de succès. Une leçon qui vaut d’ailleurs pour tout produit sur un marché hautement concurrentiel, comme pour tout acteur sur la scène internationale.
Pour aller plus loin :
- « Le marché de l’art contemporain », par Dominique Sagot-Duvauroux et Nathalie Moureau, La Découverte, 125 p.,10 € ;
- « Le marché de l’art, Mondialisation et nouvelles technologies », par Raymonde Moulin, Flammarion, 204 p., 8,20 € ;
- « L’art dans la mondialisation », Question internationales n°42, mars-avril 2010, La Documentation française, 128 p., 9,80 € ;
- « L’art et le marché », Problèmes économiques n°3043, mai 2012, La Documentation française, 64 p., 4,70 € ;
- « L’émergence de nouveaux marchés de l’art », Transcontinentales n°12, décembre 2012,