Émirat islamique du Waziristan, République turque de Chypre Nord, Ossétie du Sud, Transnistrie, Kosovo… Aujourd’hui comme hier l’émancipation des colonies et l’effondrement des empires donnent naissance à des entités politiques qui, sans constituer des États officiellement admis dans le concert des nations, en revendiquent néanmoins tous les attributs : ce sont les quasi-États. Il faut aujourd’hui compter avec ces “ovnis géopolitiques” qui, au cœur de la mondialisation mais en marge des lois et instances internationales, représentent souvent de dangereux foyers d’instabilité et de criminalité.
Le 22 février dernier, Behgjet Pacolli, magnat du bâtiment basé en Suisse, a été élu président du Kosovo après avoir formé une coalition avec le Parti démocratique du Kosovo (PDK) d’Hashim Thaçi, premier ministre sortant. Celui-ci a été reconduit à son poste, bien qu’il soit accusé, dans un rapport du Conseil de l’Europe paru le 18 décembre dernier, d’être un dirigeant du crime organisé albanais et d’avoir participé à un trafic d’organes prélevés sur des prisonniers de guerre serbes. M.Thaçi a nié les faits. Mais l’affaire a été relancée par le quotidien anglais The Guardian, qui a publié, le 25 janvier, un rapport de l’OTAN confirmant les accusations du Conseil de l’Europe. Le premier ministre kosovar y est notamment mentionné comme “l’un des plus gros bonnets du crime organisé” (sic). Cette actualité focalise aujourd’hui les médias sur cette région instable des Balkans et attire l’attention sur le phénomène des “quasi-États” ou des “États fantômes”, dont le Kosovo est, à bien des égards, emblématique.
Naissance des quasi-États
Les quasi-États naissent généralement à la suite de l’éclatement de grands dispositifs géopolitiques, tels que, récemment, les empires coloniaux européens ou l’Union soviétique. Des forces centrifuges, animées par des revendications ethniques, nationalistes, indépendantistes ou religieuses, profitent des phases de décomposition de ces espaces pour se constituer en entités autonomes. Ces structures politiques nouvelles aboutissent parfois :“Elles se drapent alors des atours des États et prennent leur place dans le concert des nations” écrit le géopolitologue François Grünewald, dans la revue Diplomatie. Mais il arrive que, pour des raisons complexes, cette transition vers l’État avorte. Naissent alors, sur l’ère des puissances recomposées ou en voie de recomposition, les quasi-États. Leur existence est toujours l’indice d’une grande activité géopolitique et révèle d’importants enjeux stratégiques sous-jacents.
Les territoires séparatistes se détachent en effet de leur pays d’origine grâce au soutien d’une grande partie de la population locale mais aussi de puissants voisins trouvant avantage à cette partition. Les quasi-États fonctionnent comme de vrais États, même si deux choses leur manquent : la reconnaissance internationale et la souveraineté effective, celle-ci restant suspendue à la bonne volonté de leur protecteur. L’existence de quasi-États présente des dangers évidents pour la paix et la stabilité des régions avoisinantes. Ces “boîtes de Pandore géostratégiques”, pour reprendre l’expression de François Grünewald, fragilisent ou déstabilisent les équilibres régionaux du fait de leur instrumentalisation par une puissance tierce ; véritables zones grises, donc propices à la criminalité, elles génèrent ou abritent une multiplicité de trafics nuisibles au fonctionnement de l’économie mondiale et au respect des droits de l’homme. Il arrive toutefois qu’un quasi-État finisse par mieux fonctionner que son pays d’origine et obtienne une certaine reconnaissance politique.
La Transnistrie, levier géopolitique de la Russie
La Transnistrie incarne le paradigme du quasi-État instrumentalisé par une grande puissance, en l’occurrence la Fédération de Russie. Comme la Turquie au NagornoKarabagh ou les États-Unis au Kosovo, le Kremlin soutient à distance une entité amie afin d’étendre ou de maintenir son influence dans une région. Le levier d’influence de Moscou repose ici sur la minorité russe arrivée en Transnistrie à partir de 1941 (après l’annexion de la région par l’URSS) : 25 % des Transnistriens sont ethniquement russes et 60 % sont russophones. Géopolitiquement, une minorité peut être utilisée par un pays de façon offensive ou défensive, pour déstabiliser un voisin ou l’empêcher d’agir – donc le neutraliser. La minorité russe de Transnistrie, elle, s’insère dans un conflit régional, lui-même intégré dans un plus vaste dispositif de conflictualité, impliquant notamment la Russie, les États-Unis et l’Union européenne. Pour le comprendre, un bref retour en arrière s’impose.
En 1991, au moment de l’effondrement soviétique, la Transnistrie, bande de terre enclavée entre Moldavie et Ukraine, peuplée de 800.000 habitants et n’excédant pas 4.000 km2, refuse le rattachement envisagé entre la Moldavie et la Roumanie. Elle fait alors sécession d’avec Chinisau, se donne Tiraspol pour capitale et entend rester liée à Moscou, ce qui conduit à une guerre entre Moldaves et séparatistes. Le conflit est rapidement “gelé” du fait de la présence sur place de la XIVe armée soviétique – devenue “force de maintien de la paix”. Bien que ne bénéficiant d’aucune reconnaissance – pas même de la Russie – la Transnistrie fonctionne depuis comme n’importe quel État.
L’intérêt géopolitique de ce “pays qui n’existe pas”, comme dit le géographe Alexis Bautzmann, est considérable. En effet, si la Transnistrie ne représente qu’un confetti géographique, elle est un point de passage obligé du gaz russe alimentant le sud-est de l’Europe. Par ailleurs, l’Union européenne étant de plus en plus présente dans la région du fait de la politique européenne de voisinage, la Transnistrie devient l’objet de tensions entre la Russie et l’Occident.
Ainsi, en 2006, l’Union européenne a tenté de mettre au pas l’État fantôme par un embargo économique, afin d’intégrer, à terme, la Moldavie dans l’élargissement européen. Moscou a vivement réagi en accordant 200 millions d’euros d’aides à la Transnistrie et en augmentant soudainement le prix du gaz pour la Moldavie, menaçant d’asphyxie le plus pauvre des pays d’Europe. L’Union européenne a reculé et Moscou a démontré sa capacité, via un quasi-État, de rivaliser avec l’Occident dans la région.
L’avenir de la Transnistrie est incertain. Elle pourrait à terme être rattachée à la Moldavie, ce qui marquerait une nouvelle avancée occidentale dans l’ancien pré carré russe. Se poseraient alors les questions de l’adhésion à l’Union européenne voire à l’OTAN, qui ne manqueraient pas d’influer sur les relations entre Bruxelles, Kiev et Moscou. La Moldavie pourrait aussi intégrer l’Union européenne sans la Transnistrie, qui obtiendrait ensuite une reconnaissance de son indépendance. La Transnistrie pourrait enfin demander un rattachement à la Russie, sur le modèle de l’enclave de Kaliningrad, comme le suggérait, fin 2010, le président transnistrien Igor Smirnov – même si l’hypothèse relève plus vraisemblablement d’une rhétorique visant à l’entretien des tensions régionales qu’à un véritable projet.
Le Kosovo, prototype d’État mafieux ?
Le Kosovo correspond parfaitement au schéma du quasi-État auquel se superpose une zone grise, carrefour de tous les trafics. Ce territoire de 11.000 km2 est peuplé de deux millions d’habitants : 90 % d’Albanais musulmans et 10 % de Serbes orthodoxes, relégués dans des enclaves constamment protégées par la K-for, afin d’éviter une épuration ethnique et religieuse.
En 2008, le Kosovo a autoproclamé son indépendance. Celle-ci a été reconnue par quelque 70 États, dont la France. En revanche, la Russie, la Chine, l’Inde mais aussi l’ONU et l’Union européenne refusent de reconnaître cet ovni géopolitique qu’ils jugent susceptible d’encourager tous les irrédentismes.
Au-delà des risques graves de déstabilisation géopolitique, le Kosovo est, selon le criminologue Xavier Raufer “un prototype d’État mafieux”: “L’UCK, en grande partie responsable de la guerre du Kosovo, constituait une armée de guérilla factice, dont l’infrastructure était formée de bandits très puissants dont l’un des buts était de créer le chaos dans la région.” D’un point de vue criminologique, ce conflit, outre ses aspects politiques évidents, serait aussi une opération de “super-banditisme” : “En effet, une mafia ne prospère que si elle contrôle une diaspora taillable et corvéable, et, surtout un sanctuaire inviolable. Nul n’ignore, de Washington à Ankara, que le Kosovo n’est en fait qu’une gigantesque zone grise criminelle”. Cette dérangeante assertion serait confortée, selon The Guardian, par un rapport confidentiel de l’OTAN affirmant que les puissances occidentales ont, depuis plusieurs années, “une connaissance approfondie des connexions du gouvernement de Pristina avec le crime organisé”.
La mafia albanaise, qui aurait gangrené les structures politiques kosovares, sévit dans tous les secteurs traditionnels d’activités criminelles : la drogue, la contrebande, le trafic d’armes, le racket, et enfin, le trafic d’êtres humains combinant la prostitution, l’acheminement de migrants illégaux et même le trafic d’organes.
Le Kosovo peut-il ensuite évoluer et devenir un État de droit ? Xavier Raufer émet des doutes quant à une évolution significative, du moins à court terme : “Le Kosovo, au moment de son indépendance, a laissé apparaître son incroyable criminalité à ciel ouvert. Des Albanais qui semblaient miséreux ont, du jour au lendemain, étalé une indécente richesse, n’hésitant pas à parader devant la presse. Depuis trois ans, ce phénomène exubérant s’est calmé et le monde criminel est revenu à une discrétion qui lui est plus naturelle. Mais le ver mafieux, évidemment, est toujours dans le fruit.”
Vers la reconnaissance du Somaliland ?
Le Somaliland, lui, a la particularité d’être un quasi-État politiquement stable et économiquement dynamique. Par un effet de miroir inversé, dans cette zone rongée par la piraterie, c’est la Somalie qui déstabilise la région en servant de refuge à la criminalité ; et le Somaliland, entité ne bénéficiant d’aucune reconnaissance diplomatique, qui devient facteur d’ordre dans la Corne d’Afrique, notamment en coopérant avec les autorités internationales. Ainsi, le 20 février, le Somaliland a-t-il ouvert une prison spécialement destinée à l’incarcération des pirates.
La République du Somaliland a été autoproclamée en 1991, à la suite de la multiplication des fronts armés à l’intérieur et à l’extérieur du pays (guerre avec l’Éthiopie, notamment). Situé entre Djibouti, l’Éthiopie et la Somalie, le Somaliland est un point stratégique pour le contrôle des routes maritimes passant par le Golfe d’Aden et l’océan Indien. Sa capitale est Hargeisa mais, sur le plan économique, relève François Grünewald, “la majorité des activités et revenus est issue du port de Berbera”. Fort de 3,5 millions d’habitants répartis sur 137.600 km2, le Somaliland repose socialement sur une forte organisation clanique et musulmane.
Politiquement, le Somaliland est une démocratie représentative avec un pouvoir exécutif élu par le Parlement, dans lequel se retrouvent équitablement tous les clans. Le pays n’est pas endetté et ne reçoit d’aides que de l’Union européenne. Alors que la Somalie constitue un refuge pour le terrorisme islamique, les États-Unis semblent décidés à soutenir le Somaliland, qui pourrait leur permettre d’accroître leur présence dans la Corne d’Afrique.
Hors du pays, Hargeisa a des représentations officieuses, embryons d’ambassade, à Paris, Bruxelles et Washington. Mais sa reconnaissance internationale se heurte à la volonté de l’Organisation de l’Union africaine (OUA), qui considère toujours que le Somaliland relève de Mogadiscio. Reconnaître l’indépendance de ce quasi-État modèle reviendrait à ouvrir la voie à une balkanisation de l’ensemble somalien et des pays voisins, déjà tous victimes d’instabilité !
Selon l’hebdomadaire Le Point, “l’espoir pourrait venir de la France, qui s’est découvert récemment de grandes ambitions pour ce coin de la Corne de l’Afrique. […] Le groupe Bolloré est sur le point de signer un contrat ambitieux pour la gestion du port de Berbera. […] Si ce projet voit le jour, le Somaliland deviendra vite prospère. Et il aura en main une carte politique de premier choix pour que s’accomplisse son rêve de reconnaissance internationale”.
Destin des quasi-États
Un quasi-État est par nature une entité fragile puisqu’il naît et survit à la faveur de tensions internationales entre puissances. Son statut est des plus précaires puisque son existence est directement liée à son intérêt stratégique. Sur le long terme, soit son indépendance sera reconnue, soit il réintégrera son État d’origine, soit il sera absorbé par son protecteur.
Par essence, le quasi-État subit une domination au sens géopolitique du terme : il n’est pas maître de ses choix, voire de son existence, du fait de la tutelle d’une nation extérieure exerçant à sa place la véritable souveraineté. Cette situation illustre le fait qu’en dépit des réglementations internationales, les États ne sont pas égaux en droit et que l’impératif de puissance demeure une priorité. Dans le cadre d’une société ouverte et moderne, le temps n’est plus, bien sûr, à la démonstration de force étatique, mais plutôt à l’interaction fluide et multifactorielle des leviers sociaux, économiques et diplomatiques. Il n’empêche qu’en géopolitique, la “capacité d’agir” – autre nom de la puissance – demeure éminemment explicative des affaires du monde.
- “Entre guerre et paix, les quasi-États”, in Diplomatie n°30, janvier-février 2008 ;
- “Report identifies Hashim Thaci as ‘big fish’ in organised crime” par Paul Lewis, The Guardian, 24 janvier 2011 ;
- “Le miracle du Somaliland”, par Nicolas Hénin, Le Point, 15 juillet 2010 ;
- Entretien radiophonique avec Xavier Raufer, diffusé par Voice of Russia 2 février 2011.