Juil 022015
 

Pour une nouvelle « grammaire des civilisations »

De quoi le monde actuel est-il le nom ? Derrière une actualité bouillonnante, souvent tragique, quelles sont les grandes forces à l’œuvre qui, entre « constantes et changements », structurent réellement les événements ?

Du drame des « migrants » aux incertitudes pesant sur la zone euro, en passant par le renouveau jihadiste et la chronique instabilité africaine, les grandes questions d’actualité attestent de la prégnance de la géopolitique. Elles donnent à voir aussi la singularité des peuples et des cultures.

Trois ouvrages récents permettent de stimuler les réflexions nécessaires. Le manuel Géopolitique de l’Europe, de Gérard-François Dumont et Pierre Verluise (Puf, février 2015), L’Afrique est- elle si bien partie ? de Sylvie Brunel (Sciences Humaines Editions, octobre 2014), et le manifeste Géoculture, un « plaidoyer pour des civilisations durables » proposé par Olivier Hanne et Thomas Flichy de La Neuville (Lavauzelle, février 2015).

Des ouvrages qui, mis bout à bout, laissent à penser que le « choc des civilisations » n’est en rien une fatalité. Bonne lecture et bel été !

C’est dans le manuel d’histoire des classes de Terminale, publié chez Belin en 1963, que le grand historien Fernand Braudel aborde le concept de civilisation. Il estime qu’à un premier niveau, une civilisation se définit par au moins quatre réalités fondamentales: un espace, une société, une économie et un système de mentalités collectives.

L’ensemble de ces éléments et de leurs interactions forment une « grammaire » car « c’est, en effet, un langage, une langue plutôt, avec laquelle il importe de se familiariser ».

Mais si les civilisations sont des structures spatiales, sociales, économiques et mentales, elles sont également autre chose: « les civilisations sont des continuités »? en ce sens où « parmi les coordonnées anciennes (certaines) restent valables aujourd’hui encore ».

Bref, « une civilisation, ce n’est donc ni une économie donnée, ni une société donnée, mais ce qui […] persiste à vivre en ne se laissant qu’à peine et peu à peu infléchir », sur la longue durée. Cette notion de pérennité dans le temps long, qui rejoint pour partie l’analyse géopolitique, est essentielle pour comprendre les grands enjeux contemporains.

De la civilisation européenne à « l’Europe des doutes »

Publié aux Presses universitaires de France dans la collection Major bien connue des étudiants, la Géopolitique de l’Europe de Gérard-François Dumont et Pierre Verluise est certes un manuel.

Il en présente toutes les qualités documentaires et didactiques pour qui veut approfondir sa connaissance d’une réalité que les auteurs font très justement exister « de l’Atlantique à l’Oural », la Russie d’Europe entretenant des échanges nourris (quoique parfois contrariés) « avec son horizon occidental, via divers réseaux de communication aériens, maritimes, ferrés ou via les hydrocarbures ».

Regroupant 28 des 44 États du continent, l’Union européenne y tient une place essentielle. Comme le prouve l’actualité, « l’Europe est à l’orée de choix importants entre deux projets politiques »: celui du Marché commun centré sur le développement des échanges commerciaux, et celui de la zone euro qui nécessite des « mécanismes de régulation interne pour supporter les effets centripètes de l’intégration et pour contrebalancer les déséquilibres induits. »

L’approche des auteurs est intensément géopolitique dans la mesure où elle intègre les facteurs structurants dans la longue durée « braudélienne ».

Ainsi de la géographie : l’isthme européen est de caractère maritime, un caractère dual qui assure aux Européens « la capacité à se projeter au-delà des mers » et, dans le même temps, « qui peut susciter l’envie », c’est-à-dire grossir les flux d’immigration extra-européenne.

La démographie est tout aussi importante, car « l’hiver démographique » que connaît l’Europe a deux conséquences. D’une part, l’effacement progressif des valeurs propres à la civilisation européenne, car « la capacité d’une génération moins nombreuse à recevoir un héritage intellectuel et culturel est inévitablement moindre que celle d’une génération plus nombreuse ».

D’autre part, l’accentuation des flux migratoires (« la dépopulation peut être un encouragement aux migrations ») avec l’apparition, « dans le cas où les politiques sont inadaptées et où les rapports entre des immigrés et la société d’accueil sont mauvais », de ce que l’historien britannique Arnold Toynbee appelait, dans son analyse du déclin des civilisations, les « schismes horizontaux entre des classes mélangées sur le plan géographique mais séparées sur le plan social ».

Il s’agit à l’évidence d’un risque sérieux, même si les auteurs proposent heureusement des scénarios prospectifs moins sombres.

L’Afrique, enjeu du XXIe siècle

Principal pourvoyeur des flux d’émigration, le continent africain mérite une attention d’autant plus soutenue qu’il est régulièrement promis au décollage, voire à un destin de « futur moteur de l’économie mondiale » (cf. note CLES n°164, 25/06/2015).

Spécialiste des questions de développement, géographe et économiste, Sylvie Brunel s’attache à ce paradoxe: L’Afrique est-elle si bien partie?

Primé au festival 2015 de géopolitique de Grenoble, cet ouvrage est capital pour qui veut comprendre la complexité africaine, et son avenir proche.

« Pour rendre durable la croissance africaine, des politiques volontaristes de redistribution sont nécessaires. Certains pays obtiennent des résultats encourageants, y compris parmi les plus pauvres. Mais la plupart continuent de tolérer qu’un petit nombre se réserve le meilleur au détriment de l’immense majorité, négligeant leurs paysans et la jeunesse montante des villes. Les détournements et la prévarication privent d’avenir ceux qui n’appartiennent pas au cercle restreint des privilégiés. »

Avec pour conséquence d’entretenir un « rêve de l’exil » aux effets pervers, dans la mesure où « la migration sélectionne l’audace et l’esprit d’entreprise », au détriment des sociétés locales.

Sylvie Brunel rappelle cependant que le phénomène migratoire est d’abord intra-africain. Mais aussi qu’il provoque des bouffées xénophobes d’une violence insoupçonnée, en Afrique (vis-à-vis des exilés zimbabwéens par exemple) comme en Europe.

L’autre conséquence des injustices et du « mépris » qui touchent la majorité des populations est l’attisement d’une violence croissante : « La rancœur grandit au cœur des villes, tandis qu’un foyer de tensions mine l’intérieur du continent. L’insécurité des confins déstabilise de nombreux pays, menace la paix et la croissance des littoraux arrimés à la mondialisation ».

Sylvie Brunel récuse cependant toute fatalité: « La solution appartient aux Africains. Selon les choix que ses propres dirigeants effectueront, elle basculera dans un chaos généralisé, ou elle saura au contraire montrer au reste du monde ce que signifie vraiment le terme développement durable : une société solidaire, entre jeunes et vieux, cadets et aînés, ruraux et urbains, où le lien compte plus que le bien, et qui sait unir les traditions passées à la modernité la plus inventive et la plus audacieuse qui soit, dans un continent doté d’une nature plus généreuse que nul autre endroit au monde. »

Pour un respect mutuel des civilisations

Comment développer une « intelligence du monde » lorsque celui-ci peut paraître si sombre et chaotique ? Par la « géoculture », répondent Olivier Hanne, chercheur associé à l’université d’Aix-Marseille, et Thomas Flichy de La Neurville, professeur à l’ESM de Saint-Cyr Coëtquidan.

Leur « plaidoyer pour des civilisations durables » prend acte des fondamentaux qui structurent les relations internationales : « l’ affirmation des cultures et la volonté de puissance ». Tandis que « la négation du facteur culturel a déjà débouché sur des échecs spectaculaires pour l’Occident », tout particulièrement en Irak et en Syrie, « l’enracinement dans une culture est loin d’être une illusion ».

Pour la plupart des pays non occidentaux en tout cas, en Afrique et en Asie tout particulièrement, l’identité reste le moteur d’une vue du monde dont l’ethnicité et la religion restent le socle intangible.

Quant à l’exercice de la puissance, elle repose sur des critères objectifs qui ne sont pas davantage caducs: « l’estime collective de soi », « le dynamisme en matière d’innovation et de travail » et « le dynamisme démographique prolongé sur des générations entières ».

Par l’acceptation de cette réalité, l’approche géoculturelle se veut un principe d’équilibre et finalement de paix : « L’analyse géoculturelle, qui s’intéresse aux équilibres situés sous la surface des affrontements sensibles, aboutit logiquement au refus du ‘choc des civilisations’ et à la valorisation de leur coopération, car seules les cultures pérennisent la paix, sauf si on les nie. Après tout, les forces déstabilisatrices sont aujourd’hui les sociétés technicistes qui, habiles prestidigitatrices, font passer la ruine des civilisations vives pour un progrès ».

Et les auteurs de conclure : « L’objectif n’est pas de devenir une quelconque grande civilisation mais bien d’assumer sa propre culture, en respectant la façon dont elle s’est construite ».

Ce qui est le meilleur moyen de respecter les cultures autres, en refusant notamment la tentation de l’intervention et l’aventurisme militaire, en acceptant aussi que toute civilisation est vouée à devenir hybride et à changer, lentement, au contact des autres.

On pourra contester certaines analyses de cet essai. Il n’en demeure pas moins que le concept de « civilisation durable » apparaît comme une voie originale, et pratique, pour un authentique « dialogue des civilisations ».

Pour aller plus loin :

  • Géopolitique de l’Europe. De l’Atlantique à l’Oural, par Gérard- François Dumont et Pierre Verluise, Puf, coll. Major, 224 p., 26 € ;
  • L’Afrique est-elle si bien partie ? par Sylvie Brunel, Sciences Humaines Éditions, 183 p., 19,50 € ;
  • Géoculture. Plaidoyer pour des civilisations durables, par Olivier Hanne et Thomas Flichy de La Neuville, Lavauzelle, 116 p., 16,80  € ;