Juil 032014
 

Ou l’éternel retour d’une approche réaliste du monde

« La géographie ne se discute pas, elle existe, tout simplement. » En citant ainsi Spykman, Robert D. Kaplan prend à bras-le-corps la question du rapport entre géographie et géopolitique. Dans son dernier ouvrage, La revanche de la géographie, cet ancien membre du Conseil de défense des États-Unis (2009-2011) estime que la géographie reste la matrice de la plupart des rapports de force dans le monde.La géopolitique est donc la fille directe de la géographie, ainsi que le résumait déjà Napoléon : « La politique d’un État est dans sa géographie ».

Cette conviction réhabilite de ce fait une approche réaliste – et non plus idéaliste – des relations internationales. Pour Kaplan, la géographie accorde « aux montagnes et aux tribus plus d’importance qu’aux théories » : chaque territoire dispose d’un potentiel – physique mais aussi humain – qui, en fonction du contexte, est plus ou moins décisif dans son devenir. Il entend le démontrer par quelques études remarquables, toutes portées par la même idée forte. Son ouvrage s’impose comme une incontournable lecture d’été.

« La géographie est la fille de l’histoire », estimait au début du XXe siècle le géographe Paul Vidal de la Blache. Robert D. Kaplan pourrait inverser la formule. Mais, en citant abondamment les ouvrages et analyses de Fernand Braudel, l’on comprend que l’essentiel pour lui est dans le rapport naturel, parce qu’évident dans la « longue durée », entre la géographie et l’histoire. Peu importe somme toute laquelle de ces disciplines – ou réalités – influence l’autre ! Journaliste avant de devenir professeur, Kaplan reste un pragmatique. Les idées braudéliennes qu’il mobilise valent surtout parce qu’elles sont opératoires et permettent d’expliquer, par exemple, le réveil de la puissance iranienne !

Pourquoi la géographie résiste ?

Selon Robert D. Kaplan, la première force de la géographie est d’obliger à nous situer, à nous placer face aux exigences d’un espace donné, à un moment donné. Elle peut ainsi éclairer certains grands paradigmes historiques : « Qu’y a-t-il de plus fondateur dans l’histoire européenne que la différence de situation géographique entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne, c’est-à-dire que l’une soit une île et l’autre une puissance continentale ? »

Et d’expliquer que « l’Allemagne ne dispose, ni à l’Est ni à l’Ouest, d’aucun rempart naturel, situation qui l’a contrainte à adopter toutes sortes d’attitudes plus ou moins pathologiques, allant du bellicisme outrancier au pacifisme actuel. La Grande-Bretagne, au contraire, en raison de ses frontières et de son orientation naturellement maritime, a pu développer bien avant le reste de l’Europe des institutions démocratiques, et jouir d’une relation privilégiée avec les États-Unis ».

Cette clé de lecture fonctionne tout aussi bien pour expliquer l’émergence de certaines puissances dans le cadre de l’actuelle mondialisation : « Pourquoi la Chine a-t-elle finalement plus de poids que le Brésil ? Quand bien même le Brésil serait aussi peuplé et connaîtrait le même niveau de croissance économique que la Chine, sa position géographique ne lui permettrait ni le même ascendant sur les échanges entre la mer et le continent, ni de jouir d’un climat plus salubre, privilège des zones tempérées »

Malgré les apparences, à aucun moment l’auteur ne cède à la facilité du déterminisme. Il s’en garde même : « La géographie n’a rien de fataliste. Elle constitue, au même titre que la puissance économique ou militaire, un frein ou un accélérateur majeur pour l’action des États ». Il affirme simplement qu’une meilleure prise en compte de la géographie permet le retour en force des écoles géopolitiques réalistes, telles qu’elles existaient initialement. Ce qui est une façon de rompre définitivement avec la parenthèse historique des années 1990, quand La fin de l’histoire chère à Fukuyama était l’étendard des idéalistes, et quand « les termes ‘réaliste’ ou ‘pragmatique’ étaient insultants ».

L’Eurasie : la preuve par l’exemple

La première zone où cette « revanche de la géographie » est manifeste est bien entendu l’Eurasie. Géopolitique réaliste et realpolitik s’y rencontrent plus qu’ailleurs. Le chapitre que Kaplan consacre à cet espace a d’ailleurs un titre très parlant : « L’Eurasie au coeur de toutes les luttes ». Il rappelle que c’est à son sujet que les géographes ont fondé les premiers concepts majeurs de la géopolitique.

Ainsi Mackinder, avec la notion de « zone pivot », issue d’une approche strictement géographique de l’Eurasie, qui lui permet notamment de déduire que « la disposition du terrain, avec ses artères naturelles entre les chaînes montagneuses et le long des vallées, encourage la constitution d’empires, officiels ou non, plutôt que d’États ».

Kaplan rappelle aussi que « l’Eurasie abrite quasiment les trois quarts de la population mondiale, possède les trois quarts des ressources d’énergie mondiales, et produit 60 % du PIB mondial » : son contrôle reste donc la clé de celui du monde. Et ce contrôle passe par celui des zones les plus stratégiques de l’Eurasie : « Qui contrôle l’Europe de l’Est contrôle le coeur de l’Eurasie ; qui contrôle le coeur de l’Eurasie contrôle l’île monde ; qui contrôle l’île monde contrôle le monde. »

La célèbre maxime de Mackinder, qui pourrait paraître énigmatique, permet à Kaplan une lecture géographique de l’histoire du XXe siècle. La lutte à mort entre le IIIe Reich et l’Union soviétique, en particulier, perd de ses oripeaux idéologiques pour retrouver sa pleine dimension géopolitique, donc éminemment spatiale, mais aussi et de ce fait historique : l’aspect stratégique de cet espace est-européen explique l’ancienneté de la compétition entre Slaves et Germains pour son contrôle. Il explique également l’importance que revêt la question de la souveraineté ukrainienne.

Aujourd’hui encore, la géographie expliquée par Kaplan peut en effet permettre de mieux comprendre la configuration de l’espace eurasiatique. Il en est ainsi de l’autonomie relative, au sein de cet ensemble, de l’Inde et de la Chine. Isolées du reste de l’Eurasie par l’Himalaya pour la première, par les déserts de Gobi et du Xinjing pour la seconde, ces deux puissances ont pu préparer leur émergence grâce à leur géographie.

Autre exemple : la lutte pour le contrôle des espaces sibériens entre Chine et Russie, attisée cette fois par la porosité de leur frontière commune. Et Kaplan de rappeler à ce sujet l’importance toujours prégnante de la géographie des populations : Mackinder « agite le spectre d’une conquête par la Chine du territoire russe, ce qui en ferait la puissance dominante. L’afflux actuel d’immigrants chinois dans toute la Sibérie, et le faible contrôle de la Russie sur ses zones orientales ne nous encouragent pas à le contredire ». Même si, en l’espèce, il est indéniable que Moscou a pris la mesure de la menace.

La puissance des États-Unis : le triomphe de la réalité géographique sur l’idéalisme

Robert D. Kaplan analyse avec le même type d’approche la puissance américaine, mais en se référant à un autre grand nom de la géopolitique : Spykman. Considérant que « la géographie est tout », celui-ci voit ses idées rencontrer un écho croissant au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et dans le contexte de la guerre froide : « Spykman apporta son réalisme au pays qui l’avait accueilli, et qu’il jugeait dangereusement naïf ».

C’est par une étude de la géographie qu’il tente de démontrer que les États-Unis sont une grande puissance, non en vertu de leurs idées, mais grâce à leur accès direct à deux océans, qui fait d’eux « l’État bénéficiant de la situation géographique la plus favorable » dans le monde. La géographie permet ainsi de mieux comprendre l’emboîtement des espaces de puissance.

En Amérique du nord, tout d’abord, avec cette « Méditerranée américaine » que sont les Caraïbes, puis sur tout le continent américain et enfin à l’échelle du monde entier, par le biais des océans, grâce à la puissance acquise par l’US Navy. C’est aussi par une lecture géographique que Spykman apparaît comme le précurseur des doctrines de la puissance américaine, jusqu’à Kissinger et Brzezinski. On voit par exemple chez Spykman la dénonciation du risque qu’une Europe unie et forte ferait courir à la puissance américaine.

C’est aussi par une étude de la géographie que Spykman parle, dans le futur, d’une « décentralisation régionale des pouvoirs ». Kaplan relativise pourtant cette lecture : « En un sens, nous y sommes déjà avec la multipolarité économique et politique, mais elle n’existe pas encore du point de vue militaire, car il y a un grand écart entre l’armée américaine et les autres armées ».

Par le prisme de la géographie, la lecture que fait Kaplan de la politique extérieure récente des États-Unis est finalement une invitation à prendre davantage en compte la réalité du monde contemporain. Les revers ou les victoires à la Pyrrhus au Moyen-Orient l’illustrent : « Nous apprenions que dans des zones comme l’Afghanistan et la Mésopotamie, nous ne pouvions pas faire fi de l’importance majeure des contraintes géographiques ».

Et l’auteur de mettre en perspective la fugacité d’une victoire dans une guerre éclair menée dans une plaine ouverte, avec la totale maîtrise du ciel… On se souvient que, pour Yves Lacoste, « la géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre ». Robert D. Kaplan le rejoint indubitablement lorsqu’il estime que « la carte ne fait pas de sentiments : elle est le théâtre d’une lutte sans répit pour la domination de l’espace ». À quelques mois près, l’auteur américain aurait sans doute écrit des lignes très intéressantes sur la crise russo-ukainienne !

Pour aller plus loin :

  • La revanche de la géographie, par Robert D. Kaplan, éditions du Toucan, 519 p., 25 € ;
  • Naissance et déclin des grandes puissances, par Paul Kennedy, Payot, 992 p., 11,50 € ;
  • Diplomatie, par Henry Kissinger, Fayard, 860 p., 35,50 € ;
  • Le grand échiquier, par Sbigniew Brzezinski, Fayard, 288 p., 9,50 €.