Regard distant sur une rhétorique guerrière
Il y a maintenant près de 25 ans, en 1991, Gilles Kepel publiait La revanche de Dieu : Chrétiens, juifs et musulmans à la reconquête du monde. Il montrait comment, depuis les années 1970, le paradigme religieux avait fait irruption dans le contexte de la guerre froide et comment la fin de celle-ci lui avait laissé le champ libre.Aujourd’hui en effet, les religions semblent constituer l’un des principaux moteurs des conflits, alors même que le sujet semblait anecdotique dans les années 1960.
Autre acteur de ce grand retour : le concept de civilisation, ravivé depuis la fin des années 1990. Les grandes civilisations qui s’entrechoquent, pour paraphraser Samuel Huntington, sont souvent définies par les géopoliticiens suivant des critères religieux. Dans l’apparent désordre du monde, assisterait-on à un grand retour du refoulé ?
Peu d’ouvrages prennent le sujet à bras-le-corps à l’échelle mondiale, mais une série d’analyses récentes aident à l’approcher. Il convient pour cela de prendre de la hauteur, comme nous y invite Mohamed-Ali Adraoui, enseignant à Sciences Po Paris, dans le Huffington Post : « Le fait que des différences religieuses historiques existent est indéniable. Néanmoins, observer celles-ci ne signifie aucunement qu’elles servent forcément de moteur à une confrontation de grande ampleur comme peut l’être une guerre de religion. »
L’apparent « retour des guerres de religions »
Un simple regard porté sur une carte des conflits dans le monde semble attester d’un rapport presque évident avec les religions. L’« arc des crises » épouse en effet les contours du monde musulman. On peut citer les affrontements entre hindouistes et musulmans en Inde, entre chrétiens et musulmans en Afrique centrale et de l’Ouest, voire au coeur de l’Europe avec la lutte entre Serbes orthodoxes et albanais musulmans pour la souveraineté sur le Kosovo…
Il convient cependant de se méfier de notre propension « occidentale » à voir du religieux partout où des musulmans se battent. Pour certains observateurs en effet, nous assisterions à un affrontement entre islam et christianisme à l’échelle mondiale. Un « revival » de la croisade et du Jihad, en somme. Ce Jihad, réel, connaît plusieurs lieux phares, où des mouvements fondamentalistes mènent une guerre en son nom. C’est le cas au Mali et dans toute la bande sahélienne, depuis la poudrière libyenne.
En Syrie et en Irak bien sûr avec l’État islamique (cf. note CLES n°126, 20/02/2014). Au Nigeria encore avec Boko Aram (littéralement « le blanc – sa culture – est impur »), une réminiscence du sultanat Haoussa de Kano absorbé définitivement par le Nigeria en 1967, alors qu’il n’est plus qu’un émirat vassal du califat Sokoto depuis 1805…
Le facteur religieux n’est donc pas toujours le moteur de ces nouveaux conflits : il donne parfois une dimension nouvelle à des fractures plus anciennes. Ainsi du conflit israélo-palestinien, exclusivement national dans les années 1960, devenu religieux pour les mouvements radicaux – tant israéliens que palestiniens d’ailleurs.
Avec des prolongements en Europe où semble se transposer cette logique : lors des débordements consécutifs aux frappes israéliennes sur Gaza en juillet 2014 à Sarcelles, les commerces tenus par des juifs ou des chrétiens d’Orient ont été explicitement visés par les émeutiers. Le front des nouvelles guerres de religion semble partout et nulle part à la fois. Plus qu’à une guerre de religion, nous assisterions à une « anarchie confessionnelle », selon l’expression de Mohamed- Ali Adraoui dans le Huffington Post.
D’autant que ces « nouvelles guerres de religion » sont également des guerres fratricides. Au Yémen, la confédération tribale chiite zaydite des Houthis revendique la restauration de son imamat incorporé de force au Yémen du Nord en 1962, et combat autant les sunnites que ses propres coreligionnaires. Antoine Sfeir, dans L’Islam contre l’Islam, l’interminable guerre des sunnites et des chiites (2013), estime cependant que cette fracture est génératrice d’un conflit plus global entre un « arc chiite » et le monde sunnite radicalisé : « La guerre entre les deux branches principales de l’islam […] est désormais rallumée et ne s’éteindra pas de sitôt ».
Des guerres inscrites dans des contextes plus larges
Pour autant, nulle part ces conflits n’ont la religion pour cause unique. Le plus souvent, le religieux ne fait que raviver ou justifier des logiques d’antagonisme plus larges ou plus anciennes. Comme l’écrit Mohamed-Ali Adraoui dans son article de 2013 : « La belligérance d’un acteur à la rhétorique religieuse suffit-elle à conclure à un conflit de nature confessionnelle ? Aujourd’hui, dans le cadre des printemps arabes, si d’aucuns sont prompts à voir dans ces lignes de clivage la ‘summa divisio’ autour de laquelle s’organise le politique, une analyse plus approfondie permet de nuancer tout ou partie des interprétations en termes de guerres de religion ». Et en effet, à y regarder de plus près, la déstabilisation de la Libye par des groupes « islamistes » relève surtout d’un retour des vieilles fragmentations géographiques et tribales, que seule la dictature du clan Khadafi avait su refréner, le pays étant à 99 % musulman sunnite…
Certains conflits à forte dimension religieuse sont également sociaux et économiques. Dans son article pour le premier numéro de la revue Conflits (« Un choc de religions en Afrique ? »), Didier Giorgini expose clairement que la guerre civile au Nigéria oppose, dans l’État de Jos, des « éleveurs nomades musulmans » à des « agriculteurs sédentaires qui avaient adopté le christianisme ». Une dichotomie entre peuples nomades et sédentaires que l’on retrouve partout en Afrique. La religion sacralise ainsi les prétentions et les vieux conflits qu’ils rallument, alors qu’elle n’en est pas l’origine.
Elle est aussi la promesse pour les militants que Dieu est avec eux – un bon remède contre la peur, légitime, de la mort, mais aussi contre les réticences à commettre des actes impurs… De fait, les « nouvelles guerres de religion » sont aussi menées contre les États considérés comme « impies ». Les Talibans s’attaquent au régime de Kaboul car bien que musulman, il ne répond pas à leur vision littéraliste du Coran. Ces « nouvelles guerres » s’inscrivent également dans une logique de défaillance étatique et d’apparition de zones grises propices à l’explosion des activités criminelles. La Somalie en constitue un parfait exemple.
Parmi les premières victimes de ces guerres, on compte bien entendu les groupes minoritaires. Le contrôle d’un territoire par un groupe fondamentaliste conduit à imposer à ces minorités des mesures de discriminations, voire d’extermination. L’action de Daesh contre les chrétiens et les yézidis du nord de l’Irak en fournit une cruelle illustration. Comme l’écrit Jean-François Colosimo dans l’Atlas des religions, « au XXe siècle, le sort des chrétiens d’Orient s’est brutalement dégradé. Aujourd’hui, leur exode va s’amplifiant. Au point qu’on peut craindre de voir ces minorités disparaître des terres qui ont vu naître le message évangélique ».
Un nouveau modèle de conflit ? Soulignons enfin certaines caractéristiques communes à ces « nouvelles guerres de religions ». Tout d’abord, leur asymétrie : la plupart des combattants qui disent agir au nom d’une religion le font au nom de l’Islam. Pourquoi ? Sans doute parce que les logiques sociales et politiques d’une grande partie du monde musulman sont actuellement les plus propices à l’ancrage d’une rhétorique religieuse du conflit. Dans le monde musulman, il n’y a pas – ou plus – de légitimité politique sans référence à l’Islam. Tout projet politique s’inscrit donc nécessairement dans une rhétorique religieuse.
Dans la plupart des cas, les « nouvelles guerres de religion » sont donc caractérisées par une agression de la part de groupes islamiques radicaux (pas toujours très au fait d’ailleurs de l’avis des instances sunnites…) et par une défense de la part des autres groupes (dont, bien sûr, des musulmans sunnites non radicalisés, ou d’autres obédiences). Le cas de la Centrafrique est particulièrement éloquent, comme le souligne Didier Giorgini dans Conflits. Mais parfois, la radicalisation supposée de l’Islam est utilisée par d’autres groupes religieux comme prétexte : en attestent par exemple les attaques de bouddhistes contre les musulmans dans l’ouest de la Birmanie.
Ces nouveaux conflits voient en fait le choc de visions du monde radicalement différentes. Partout où l’Occident intervient pour lutter contre les mouvements jihadistes, ceux-ci répliquent en dénonçant des croisades chrétiennes en terre d’Islam. Ce discours est profondément autojustificatif, car le Jihad est ainsi présenté comme défensif. La dimension sécularisée de l’action occidentale, motivée par l’universalisme de la démocratie, est ainsi escamotée, ce qui créée un profond malentendu – surtout lorsque des leaders comme George W. Bush emploient bien maladroitement le terme de « croisade » !
En somme, ces guerres montrent surtout que l’articulation entre universalité et identité pose toujours question. Les grandes religions monothéistes sont à vocation universelle, mais conservent des attaches identitaires tout à la fois régionales, nationales et continentales. Le christianisme est-il le grand perdant dans ces nouvelles guerres ? Comme l’observe Joséphine Bataille dans L’Atlas des religions : « De plus en plus, la persécution antichrétienne émane de groupes fanatisés (dont l’ensemble de la population est victime, mais qu’ils excitent aussi à la haine) officiellement indépendants du pouvoir politique. Celui-ci, qui peine à les contrôler, ferme néanmoins les yeux sur cette violence ».
Les chrétiens sont en effet dépourvus de hard power. Plus aucun État n’utilise le christianisme dans une rhétorique ouvertement conflictuelle, et il existe très peu de groupes armés chrétiens ayant développé une action comparable à celle de leurs homologues musulmans – au moins depuis la fin de la guerre civile libanaise. Ainsi, les chrétiens s’en remettent au soft power de leurs institutions religieuses, au premier rang desquelles le Saint-Siège. Dans le contexte actuel, c’est un pari risqué.
Pour aller plus loin :
- L’Islam contre l’Islam, l’interminable guerre des sunnites et des chiites, par Antoine Sfeir, Grasset, 242 p., 17,90 € ;
- Un choc de religions en Afrique ?, par Didier Giorgini, in revue Conflits, n°1, 82 p., 9,90 €;
- Les printemps arabes sont-ils le nouveau visage des guerres de religion ?, par Mohamed-Ali Adraoui, Huffington post, 10/09/2013;
- La revanche de Dieu : Chrétiens, juifs et musulmans à la reconquête du monde, par Gilles Kepel, Le Seuil, 283 p., 19,90 € ;
- Atlas des religions, ouvrage collectif, éditions Le Monde-Rue des Écoles, 176 p., 14,50 €.