Oct 012010
 

Ces dernières semaines, le débat public sur la réforme de notre système de retraites a contribué à replacer la question du vieillissement au cœur de l’actualité. Au même moment, à l’autre extrémité du globe, le gouvernement japonais publiait, lui, un rapport confirmant que l’Archipel est bien le « laboratoire mondial du vieillissement ». Désormais, le pays compte plus de 8 millions d’octogénaires.

Que le Japon soit un « laboratoire du vieillissement » ne fait guère de doute. On retrouve sur l’Archipel toutes les tendances démographiques affectant les anciens pays industrialisés mais de façon anticipée et exacerbée.À l’instar des pays occidentaux, le Japon a connu dans l’immédiat après-guerre un vigoureux baby-boom (8 millions de naissances entre 1947 et 1949), aussitôt suivi dans les années 50 d’une chute brutale de la natalité, d’abord souhaitée puis subie. Conjuguées à un extraordinaire allongement de la durée de vie, ces tendances ont débouché sur un vieillissement accéléré.

Un laboratoire mondial du vieillissement

En extrapolant les données recueillies lors du recensement de 2005 – année à partir de laquelle la population japonaise a commencé à décroître – les analystes du gouvernement ont dressé un portrait saisissant de la population japonaise. Publiée le 20 septembre dernier, à la veille de la « Journée nationale du respect des anciens», le rapport établit que « parmi les 127 millions de Japonais, quelque 29,44 millions ont 65 ans ou plus, tandis que 8 millions sont octogénaires ou davantage ».

Bien entendu, cette mutation démographique met à rude épreuve les équilibres politiques, économiques et sociaux. Comme c’est le cas en Europe, la vie publique japonaise est traversée par des débats concernant la réforme du système des retraites, les déficits des comptes sociaux, l’allongement de la vie professionnelle, la prise en charge des personnes âgées ou encore le maintien et la réinsertion des seniors dans le monde du travail. Enfin, à l’instar d’une crainte exprimée en France, certains analystes redoutent le déclenchement d’une lutte des classes… d’âge. Il est vrai que les conditions de vie des jeunes actifs frappés par la crise sont bien moins enviables que celles des baby-boomers, parfois qualifiés de rôjin kizoku (« noblesse âgée »).

S’adapter au vieillissement plutôt que l’enrayer

Toutefois, les similitudes s’arrêtent là. Pour l’observateur étranger, un fait retient l’attention : l’absence de mesures d’envergure pour tenter de contrecarrer l’effondrement démographique. Auteur d’une étude sur le sujet, Arnaud Geiss remarque qu’« aucune des mesures traditionnelles de soutien à la démographie (application de politiques natalistes, recours à l’immigration), n’a véritablement été suivie par les pouvoirs publics nippons ». Ce choix est délibéré : plutôt que de tenter d’enrayer un processus jugé inéluctable, les autorités ont pris le parti d’adapter la société à cette nouvelle donne démographique. Pour les Japonais, souligne encore le chercheur, « il n’existe pas de bonne population en soi, seulement des populations plus ou moins en adéquation avec leur environnement sociétal». Autrement dit : alors qu’ailleurs le vieillissement est souvent considéré comme une problème, il est envisagé au Japon de façon plus positive, tout l’effort consistant alors à trouver de nouveaux équilibres et de nouvelles opportunités de développement. Comment ? En misant sur l’innovation pour devenir leader de l’économie grise.

Les firmes nippones à l’assaut du “silver market”

Vu d’Europe, le développement par Sony du robot de compagnie Aibo semble pour le moins exotique et vient nourrir les clichés un peu faciles dont on aime affubler les Japonais. Or, ce projet futuriste ne constitue qu’une illustration parmi d’autres de la créativité déployée par les entreprises japonaises pour préempter le silver market, ce « marché argenté » promis à un bel avenir à mesure que les pays occidentaux et la Chine avancent à leur tour en âge. Elles investissent aussi dans les technologies de l’information et la communication (maisons intelligentes), les biotechnologies et les nanotechnologies (médicaments et alicaments).

Cependant, les technologies de pointe ne résument pas cet élan. Florian Kohlbacher, chercheur au German Institute for Japanese Studies de Tokyo évoque ainsi le cas de la société Wacoal, spécialisée dans la lingerie féminine qui a lancé « une ligne de vêtements destinée à la fois aux personnes âgées elles-mêmes et à ceux qui en prennent soin ». Leur caractéristique ? De larges emmanchures permettant d’être enfilées facilement. Depuis 2007, cette société commercialise également « une gaine équipée de rembourrages qui protègent le col du fémur en cas de chute ».

Une stratégie associant secteurs public et privé

La longueur d’avance prise par les sociétés japonaises s’explique bien sûr par le fait qu’elles ont été confrontées plus tôt au vieillissement de leur marché domestique. Créateur, en 2002, du Raku-Raku, le premier téléphone mobile spécialement dédié aux seniors, Fujitsu ne s’est lancé dans l’aventure que sur injonction de NTT Domoco, opérateur de téléphonie mobile nippon confronté à l’avancée en âge de ses abonnés. Bien lui en a pris : plus de 17 millions d’unités ont été écoulées !

Toutefois, l’ampleur des investissements consentis s’explique aussi par la mise en œuvre d’une stratégie délibérée associant institutions publiques, entreprises privées et établissements d’enseignement et de recherche. « Entre 2002 et 2004, explique Arnaud Geiss, le ministère de l’Éducation, de la Culture, des Sciences et des Technologies a mis en place 18 pôles de recherche fondamentale. […] En cinq ans, 6100 entreprises et 250 universités se sont mises en réseau autour de 7 priorités : l’électronique, la robotique, les nano et biotechnologies, les sciences du vivant, les énergies renouvelables et les technologies de l’information. Le résultat est édifiant : 40 % des entreprises parties prenantes assurent avoir lancé de nouvelles collaborations et 70 % de nouvelles activités. »

Le marché chinois en ligne de mire

Cette stratégie peut-elle générer de la croissance de façon pérenne ? Certains analystes en doutent, pointant du doigt l’appauvrissement progressif des retraités japonais à mesure que la génération des riches baby-boomers d’après-guerre laisse la place à des classes d’âge n’ayant pas bénéficié du miracle économique japonais. Mais, en réalité, les firmes japonaises se préparent déjà à cette évolution socio-économique. Florian Kohlbacher estime qu’après avoir vendu des produits de luxe aux baby-boomers aisés, elles s’apprêtent à « viser plutôt le bas de la pyramide, en fabriquant des produits adaptés aux besoins et aux désirs des personnes âgées ayant moins de moyens. Certes la marge sur chaque produit sera moins grande et les coûts de développement peut-être élevés, mais les entreprises pourront se rattraper sur les quantités vendues. » Ce virage stratégique leur permet d’avoir en ligne de mire un autre silver market pour le moins prometteur : celui de la vaste Chine, dont la population de 1,4 milliard d’habitants est appelée à connaître, à son tour, un vieillissement accéléré à compter de 2030.

Pour Claude Bébéar, ancien patron d’Axa et fondateur de l’Institut Montaigne, « en adoptant très tôt une attitude offensive, l’Archipel est en passe de faire de son vieillissement l’un des principaux moteurs de sa croissance. » Peut-être devrions nous nous en inspirer ? Fut-ce pour se souvenir que le vieillissement de nos sociétés ne se résume pas à la question, certes épineuse, des retraites et qu’il peut aussi donner lieu à de belles aventures industrielles.