Nov 032011
 

Le mois de septembre 2011 en Afghanistan aura été marqué par deux événements qui pourraient bien annoncer l’échec de la stratégie mise en oeuvre par l’OTAN. L’assassinat de l’ex-président Rabbani, chargé de négocier avec la nébuleuse insurrectionnelle, compromet sérieusement le projet de réconciliation nationale et symbolise la fi n de non-recevoir des Talibans à la main tendue par le gouvernement, Hamid Karzaï étant lui-même la cible de nombreux attentats (dont encore le 5 octobre).

À cet épisode tragique vient s’ajouter le refus des militaires pakistanais de combattre le réseau Haqqani, l’un des groupes insurgés les plus actifs situé au Waziristân. Loin de sembler affaiblie, l’insurrection conserve donc son indispensable sanctuaire et n’attend plus que le retrait des troupes étrangères.Se pose alors la question de l’équilibre des forces que l’Occident entend mettre en place à l’horizon 2014.

Une relecture du « Grand Jeu » est susceptible d’apporter des pistes de réponses. Najibullah, placé par les Soviétiques après leur retrait de 1989, l’avait compris trop tard…

Publié un an après le retrait des forces soviétiques d’Afghanistan, Le Grand Jeu de Peter Hopkirk s’est imposé comme un classique indispensable à la compréhension de ce que fut la compétition entre les empires russe et britannique pour le contrôle de l’Asie centrale au XIXe siècle. Au-delà du récit historique, l’ouvrage offre surtout une clé précieuse pour comprendre l’articulation du pouvoir entre tribus locales et pour penser la façon dont une puissance étrangère peut tenter de s’imposer. Le pashtoun Najibullah en avait d’ailleurs entamé une traduction dans sa langue natale afin que les Afghans puissent mieux appréhender leur propre histoire et être en mesure de reprendre leur destin en main. Le projet n’a cependant jamais abouti, l’ancien dirigeant ayant fini pendu à un lampadaire lors de la prise de Kaboul par les Talibans en 1996.

Cette anecdote incite à se replonger dans le livre de Peter Hopkirk. La tâche est d’autant plus aisée qu’une petite société d’édition belge vient d’en proposer une version française. L’auteur convoque au chevet de l’histoire du Grand Jeu ses véritables acteurs, illustres ou inconnus : espions, officiers, explorateurs, diplomates ou encore stratèges politiques. Hopkirk alterne les points de vue, laissant la parole tantôt aux Britanniques, tantôt aux Russes ou aux seigneurs locaux. Au fil de la lecture, il est difficile de ne pas voir quelques similitudes avec la situation qui prévaut depuis une trentaine d’années, lorsqu’il est question de conseillers militaires, de livraisons d’armes modernes aux rebelles, de rois-marionnettes vendus aux intérêts de puissances extérieures, de codes d’honneur tribaux pointilleux ou encore de plans de conquête mêlant stratégie d’endiguement et volonté de puissance commerciale. Car le plus frappant pour le lecteur est bien la modernité des enjeux et des mécanismes à l’œuvre il y a déjà plus d’un siècle en Asie centrale, cette région critique pour la stabilité de la masse continentale euro-asiatique.

L’histoire du Grand Jeu

L’expression de « Grand Jeu » a été forgée par un capitaine de la Compagnie des Indes orientales, puis popularisée au début du XXe siècle par Rudyard Kipling dans son roman initiatique Kim. Les Russes l’ont aujourd’hui adoptée, alors qu’ils parlaient volontiers à l’époque de « tournoi des ombres ». Il est vrai que le Grand Jeu est avant tout une guerre secrète menée par des agents de renseignement infiltrés sur le terrain. Quand les Russes entendaient se frayer une voie d’accès aux mers chaudes et arracher les Indes aux Anglais, ces derniers cherchaient à les en empêcher tout en profitant de l’occasion pour étendre leur propre empire colonial. Des théories géostratégiques ont bien évidemment structuré ce conflit larvé entre Russie continentale et thalassocratie britannique. La Forward Policy prônait la création d’États-tampons complaisants ou l’établissement d’États-satellites en travers des potentielles routes d’infiltration russes, tandis que la Backward Policy postulait que la géographie de l’Asie centrale épuiserait tout corps expéditionnaire avant son arrivée aux Indes.

Beaucoup ont péri durant ce siècle d’affrontements indirects. Comme du temps de la guerre froide, les combats se livraient par États et services secrets interposés. Si l’empire russe n’a jamais réussi à mener à bien son entreprise, il s’étend de façon substantielle en annexant le Kazakhstan actuel (1847), leTadjikistan (1868), l’Ouzbékistan (1873), le Kirghizstan (1876) et le Turkménistan (1885). Seul l’Afghanistan, ce « royaume de l’insolence » (Michael Barry), résiste et focalise toutes les attentions. Il est alors considéré comme le verrou stratégique de la zone. Dans un premier temps, les Britanniques entreprennent de conquérir le pays. La suite est connue, et se soldera par la plus humiliante défaite de l’histoire coloniale anglaise : la bataille de Gandamak (1842). La seconde guerre anglo-afghane de 1878 permet en revanche à la couronne britannique de faire main basse sur les régions de Quetta et Peshawar, actuellement situées dans les zones tribales pakistanaises. Mais plutôt que d’occuper l’Afghanistan, elle a recours à un protectorat allégé : elle se fait concéder par son émir la surveillance de la passe stratégique de Kaïber (Khyber pass) et un droit de regard sur sa politique étrangère. Ce compromis s’avérera pertinent, permettant finalement de contenir la poussée russe en neutralisant ce glacis qui séparait leur colonie des Indes de l’empire russe.

Le Grand Jeu en tant que tel prend fin en 1907. Russes et Britanniques s’entendent pour reconnaître mutuellement leurs sphères d’influence : les premiers sont épuisés par la guerre contre les Japonais et la multiplication des troubles internes, les seconds soucieux de concentrer leurs efforts contre la dynamique de puissance germanique.

Le conflit afghan et les enseignements du Grand Jeu

La situation afghane actuelle pâtit d’une erreur commise lors du Grand Jeu : le découpage frontalier décidé en 1893 par Sir Mortimer Durand. Le pays est en effet coupé en deux : à l’ouest, l’Afghanistan d’aujourd’hui ; au sud et à l’est, les zones tribales dépendant de l’Empire des Indes et qui seront récupérées par le Pakistan à sa création en 1947. Il en résulte que le peuple Pashtoun est artificiellement divisé. C’est l’un des points durs de la lutte contre-insurrectionnelle actuelle, qui fait face à des insurgés bénéficiant d’un refuge quasi-inexpugnable. C’est pourquoi la stratégie AfPak (pour Afghanistan-Pakistan) prévoit d’inclure une solution à un niveau régional, en s’appuyant sur un partenariat avec le Pakistan. Cette stratégie, tout comme la construction d’un État stable afghan, se heurte cependant à des difficultés grandissantes que la Grande-Bretagne et la Russie (tsariste, puis soviétique) avaient déjà rencontrées, et dont les principaux enseignements méritent d’être rappelés, et médités.

1er enseignement : l’Afghanistan ne se conquiert pas ; mais il peut être en partie contrôlé ou neutralisé. Après l’échec de l’occupation militaire, les Britanniques sont ainsi parvenus à leur objectif initial : contrer la poussée russe – qui plus est à un coût humain et financier bien moindre.

2e enseignement : l’Asie centrale forme un tout. Modifier les rapports de force à un endroit donné induit presque systématiquement une rupture de l’équilibre régional. Le revirement actuel du Pakistan peut s’analyser comme l’anticipation de la situation qui prévaudra après 2014, au moment du retrait des forces de la coalition occidentale.

3e enseignement : le réalisme s’impose pour appréhender cette « anti-nation par excellence » (Xavier de Planhol). Ainsi, les seuls systèmes centraux jamais acceptés localement furent des régimes autoritaires aux mains des Pashtouns. Et l’unique période où l’Afghanistan connut une relative stabilité fut lorsque la monarchie, disposant d’une supériorité administrative et militaire (en partie grâce à l’assistance britannique), pouvait s’imposer aux rébellions tribales. De même, la prise en compte du facteur ethnique est il indispensable : l’un des principaux ressorts de l’insurrection actuelle est le sentiment de marginalisation des Pashtouns, qui forment la quasi-totalité des insurgés.

4e enseignement : la définition de buts de guerre clairs et cohérents est nécessaire. Les acteurs du Grand Jeu avaient un objectif assumé : contrer l’influence de l’empire adverse. La relative hypocrisie qui prévaut aujourd’hui, entre lutte contre le terrorisme et instauration d’un État de droit, brouille l’efficacité des actions poursuivies. Sans réussir à masquer qu’une partie au moins des objectifs américains – contrôle de la région et sécurisation des voies d’approvisionnement en hydrocarbures de l’Asie centrale (gaz turkmène) – s’inscrit dans la logique initiée il y a plus d’un siècle par la Grande-Bretagne…

Mais le Grand Jeu se complique désormais avec l’apparition de nouveaux joueurs. L’Inde et la Chine interviennent aux côtés des acteurs traditionnels, dont l’Iran et la Turquie trop souvent négligées, recherchant influence et accès aux ressources. Loin d’être marginales, ces puissances avancent leurs pions selon une politique cohérente et conceptualisée sur le long terme. Là où les Occidentaux sont soumis à une culture du résultat immédiat, New Delhi et Pékin agissent dans la durée. La prise de contrôle progressive des ressources afghanes par la Chine (gisement de cuivre d’Aynak notamment) montre qu’il convient de ne pas sous-estimer ces nouveaux acteurs. La concurrence s’étend maintenant largement en Asie centrale. Au vu de ces mouvements, il est probable que le Grand Jeu se durcisse dans les décennies à venir. Et comme Rudyard Kipling le fait dire au supérieur hiérarchique et instructeur du jeune Kim : « C’est seulement quand tout le monde sera mort que le Grand Jeu sera fini. Pas avant. »

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