Juin 302011
 

En 1971, alors que l’Amérique reniait son engagement, pris à Bretton Woods en 1944, d’arrimer le dollar à l’or, Johan Connaly, secrétaire d’État au Trésor de Nixon, déclara aux Européens médusés : “Le dollar est notre monnaie et votre problème.” Quarante ans plus tard, alors que le monde traverse l’un des plus graves crises financières de son histoire, la sentence n’a jamais été aussi vraie. C’est du moins la thèse défendue par Édouard Tétreau dans un petit ouvrage dont le titre claque comme un pamphlet : Quand le dollar nous tue. Pour cet analyste financier réputé, “le flot de dollars, provenant des robinets percés de la Fed, des fonds spéculatifs de Wall Street et des déficits du Trésor américain, est en effet en train de mettre nos économies et nos finances à feu et à sang.” Sa crainte : qu’après avoir provoqué des émeutes et des révolutions au Maghreb et dans le monde arabe, l’inflation exportée par les États-Unis déstabilise demain la Chine, l’Inde, voire l’Europe. Un scénario noir qu’il convient toutefois de prendre en compte parce qu’il n’y a pas de géopolitique sans anticipation et qu’imaginer le pire permet parfois de l’éviter.

“Il faut enterrer le dollar avant qu’il ne nous tue.” L’homme qui énonce cette proposition pour le moins martiale n’a pourtant pas le profil d’un militant antiimpérialiste recyclant les vieux slogans de la Guerre froide. Familier des milieux financiers internationaux, Édouard Tétreau dirige une société de conseil en stratégie d’investissement, après avoir exercé ses talents d’analyste au sein d’institutions financières réputées comme la Banque Arjil (Groupe Lagardère), le Crédit Lyonnais ou encore Axa Private Equity. Issu du système financier international, c’est au nom de celui-ci qu’il tire la sonnette d’alarme ou plutôt sonne la charge contre la politique monétaire suivie par les États-Unis.

Les États-Unis moins rigoureux que la Grèce !

Comme l’univers financier est avant tout tributaire de chiffres, son ouvrage commence par quelques constats comptables implacables sur la santé financière défaillante de l’Amérique. “Lorsque j’ai quitté les États-Unis à l’été 2010, on attendait 1.000 milliards de dollars de déficit du gouvernement fédéral en 2010, ce qui est déjà monstrueux : un excès de dépenses représentant l’équivalent du PIB du Mexique ou de la Corée du Sud. Le score final fut bien pire : 1.400 milliards de déficit – l’équivalent du PIB du Canada.” Désormais, l’Amérique affiche donc un déficit fédéral représentant 10 % de son PIB annuel. Une situation similaire à celle de la Grèce. Pour Édouard Tétreau, il faut donc se rendre à l’évidence : “les fameux PIGGS, les‘cochons’,ces États incapables de maîtriser leurs finances publiques au point de bidouiller leurs comptes,ce ne sont pas le Portugal, l’Italie, l’Irlande, la Grèce, l’Espagne :ce sont d’abord les États-Unis de 2011.”

D’autant qu’une seconde institution nord-américaine contribue également à inciter l’ensemble des agents économiques à recourir sans limite à l’endettement. “Depuis 2008, écrit Édouard Tétreau, la Réserve fédérale américaine conduit une politique monétaire qui  n’a aucun sens économique : elle prête de l’argent aux banques privées américaines avec des taux d’intérêt réels négatifs.” En effet, depuis trois ans, en vertu d’une décision du Federal Open Market Committee, le taux directeur de la Fed est compris entre 0 et 0,25 %, c’est-à-dire en dessous de l’inflation. Comme l’écrit Édouard Tétreau, “cela veut dire concrètement que la Réserve fédérale, la banque la plus importante au monde, paye un intérêt à… ses débiteurs !” Et de conclure : “C’est le monde de la finance à l’envers : on paye un intérêt aux débiteurs pour qu’ils empruntent de plus en plus.Est-ce vraiment comme cela que l’Amérique remboursera les milliers de milliards de dollars qu’elle doit au monde ?”

Comment une telle politique est-elle possible ? Tout simplement en faisant fonctionner la planche à billet. À compter de novembre 2010, “la Fed s’est créditée unilatéralement de 600 milliards de dollars sur son propre compte en banque pour ensuite racheter aux institutions financières (banques,compagnies d’assurance) des obligations du Trésor américain ainsi que des créances qui n’étaient pas ou peu liquides”. De la sorte, la Fed a permis le redémarrage de l’économie américaine, mais en inondant l’Amérique et le monde de dollars n’ayant aucune contrepartie économique.

Quand l’Amérique exporte son inflation dans le monde

Cela n’est bien sûr pas sans conséquence pour le reste du monde. “Tous ces dollars que l’Amérique déverse par les doubles robinets des déficits (Trésor) et de la création monétaire (Fed),doivent bien se loger quelque part.En théorie économique classique, lorsqu’il y a un excès d’argent dans le système, un excès de monnaie par rapport aux actifs économiques, il y a inflation. Les prix montent partout,venant éponger cet excès. Or, le problème du dollar – et qui faisait sa force jusque-là – réside dans son ubiquité. Il n’est pas seulement la monnaie des États-Unis, mais la monnaie de réserve du monde”, explique Édouard Tétreau. Si bien que les conséquences de la politique monétaire suivie par les États-Unis sont mondiales. “Là est le hic : si le dollar était uniquement la monnaie des États-Unis, cette création monétaire et ces déficits se seraient soldés par une hyperinflation aux États-Unis, aussi violentes que celles qu’ont connues l’Allemagne des années 1920, la France des assignats ou le Zimbabwe des années 2000. Cela aurait été horrible pour nos amis américains, qui auraient dû subir des plans de redressement aussi socialement insupportables et humiliants que ceux que le FMI a pu imposer à la Grande-Bretagne dans les années 1970 ou au Mexique dans les années 1995. Mais le dollar étant la monnaie du monde, c’est l’inverse qui est en train de se produire : l’inflation mondiale galopante,provenant des robinets percés de la Fed et du Trésor américain s’est propagée partout dans le monde sauf chez nos amis américains. Des amis qui sont en train, qu’ils en soient conscients ou non de devenir les adversaires du monde entier”, poursuit l’analyste financier.

Le dollar à l’origine du “printemps arabe” ?

Selon Édouard Tétreau, le recours immodéré à ce privilège exorbitant du dollar explique, pour une part non négligeable, les désordres mondiaux actuels au plan économique bien sûr, mais aussi aux plans politiques et géopolitiques. “Les grands détenteurs de dollars, qu’il s’agisse d’entreprises, de fonds d’investissement ou de fonds souverains, ne sont pas totalement stupides. Ils comprennent bien que l’Amérique est en train de laisser filer sa monnaie, et donc de déprécier leurs avoirs. Ils voient bien aussi que les taux d’intérêts quasi nuls de la Fed ne leur rapportent plus rien. Dès lors, ils vont chercher à investir partout ailleurs.Tout sauf du dollar !” Et de se précipiter sur les valeurs refuges tangibles que sont notamment l’or, le cuivre, le pétrole, les céréales, les terres agricoles…

Édouard Tétreau voit là la première cause des émeutes de la faim en Tunisie et en Égypte. “Ce n’est pas un ‘chat’ sur Facebook qui crée des révolutions, mais des ventres vides”,souligne-t-il avec raison. Et de s’interroger : “Demain, à qui le tour ? Lorsque les dollars fous de l’Amérique viendront gonfler les cours mondiaux au point d’empêcher des centaines de millions de paysans chinois et indiens de se nourrir à leur faim, ou de se vêtir, que se passera-t-il ? Les régimes actuels de la plus grande démocratie du monde et de la deuxième puissance économique mondiale tiendront-ils debout ?”

Comment la Chine veut sortir du piège du dollar

À Pékin, les autorités sont,du reste,bien conscientes de la menace. Tout en continuant à soutenir les déficits américains par l’achat de bons du Trésor, elle réduit progressivement la part de ceux-ci dans ses investissements.Le 12e plan quinquennal adopté par le parti communiste chinois prévoit ainsi de diminuer la dépendance aux exportations et de réorienter l’économie chinoise vers la consommation intérieure, ce qui lui permettrait, à terme, de ne plus devoir soutenir à bout de bras le dollar. “Depuis 2008 et la crise financière américaine, observe Édouard Tétreau, la Chine accélère la conversion de ses réserves de change (en dollars) en des actifs de plus en plus tangibles. C’est par milliers d’hectares que la Chine acquiert des terres en Afrique, en Amérique du Sud, en Asie centrale. C’est par dizaine de milliards de dollars qu’elle fait main basse sur des mines de charbon, de minerai de fer, de métaux précieux au Canada, en Océanie notamment.C’est par milliards et  centaines de millions de dollars qu’elle acquiert des actions de grandes sociétés et des infrastructures stratégiques occidentales, du centre de conteneurs du Pirée à Total en passant par Barclay’s, Morgan Stanley, etc.” Et ce n’est pas tout : “Consciente de la nécessité de dépendre de moins en moins du dollar, et de soutenir l’euro, la seule alternative crédible à la monnaie américaine, la Chine achète par milliards les dettes des pays européens vulnérabilisés par la crise de 2008.” Si bien qu’Édouard Tétreau voit là, les possibles prémices d’une confrontation majeure entre la Chine et les États-Unis…

Vers une réforme du système monétaire international ?

Comment éviter une aussi sombre perspective ? Pour Édouard Tétreau la solution la plus aisée serait que l’Amérique recouvre la raison en s’abstenant de profiter de façon éhontée du privilège exorbitant que lui donne le dollar, c’est-à-dire qu’elle s’applique à elle-même la rigueur qu’elle prône pour les autres nations en déficit. Mais comme cette solution devient de plus en plus improbable à mesure que ses déficits se creusent, mieux vaut ne pas trop y compter.

Édouard Tétreau propose ainsi qu’une réforme du système économique, financier et monétaire international soit portée par ce qu’il nomme le G18, c’est-à-dire le G20 moins les frères ennemis chinois et américains. Et de suggérer quatre pistes de réflexions pour le moins ambitieuses : la réorganisation des marchés mondiaux de façon à en exclure les opérateurs spéculateurs ou court-termistes ; la régulation du commerce international pour empêcher tout à la fois le dumping monétaire américain et le dumping monétaire et social de la Chine ; la délocalisation des principales institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale) hors des États-Unis et enfin – c’est bien sûr la mesure la plus radicale – le remplacement du dollar par une vraie monnaie mondiale. Des propositions qui semblent aujourd’hui difficilement acceptables ou réalisables, mais qu’il convient de ne pas balayer d’un revers de main ou d’ignorer dans un haussement d’épaules. Parce que lorsqu’un système vit une grave crise, l’émergence d’un système alternatif est, par nature, une hypothèse à envisager. Et dans ces circonstances, il est toujours préférable que ce processus soit maîtrisé et concerté.

Pour aller plus loin :