Nov 222012
 

De la « géopolitique des steppes » à l’eurasisme

L’immensité des steppes d’Orient fascine l’Occident depuis l’Antiquité. Elle évoque à la fois les grandes chevauchées mongoles de Gengis Khan, la Horde d’Or et les Khanats ouzbeks. Composé d’une mosaïque de peuples et doté d’un riche sous-sol (pétrole, or, uranium, fer, chrome, manganèse, etc.), cet espace a été timidement redécouvert à la faveur de la chute de l’URSS. Peut-on pour autant parler d’une « renaissance » de l’Asie centrale ? Sa récente accession à l’indépendance politique ne serait-elle pas plutôt l’aboutissement d’un long processus ? Libérée du joug soviétique, la région n’en reste pas moins sous l’influence de la Russie. Son caractère stratégique aiguise l’appétit de nombreux acteurs, asiatiques, américains et européens. Tandis que l’agitation islamiste et la guerre d’Afghanistan menacent son équilibre précaire. Le monde des steppes eurasiatiques n’a sans doute pas fini d’écrire son histoire.

« De la plaine roumaine à la Mandchourie, sur plus de dix milles kilomètres, la steppe eurasiatique étend ses horizons infinis », décrit l’historien Philippe Conrad. « Durant trois millénaires, elle a été génératrice d’histoire : les populations nomades qui l’occupaient se sont souvent lancées sur les civilisations sédentaires installées dans les régions plus méridionales. » Attention cependant à l’effet « carte postale » ! Vu d’Europe, nous avons surtout retenu les grandes invasions et leur cortège de violences incarné par les Huns et les Mongols. Vision caricaturale s’il en est, elle réduit à bien peu une civilisation aussi riche que complexe. « Il existe, au-delà de ces diversités, un dénominateur commun : le milieu naturel, ces vastes espaces ouverts au galop du cheval, où la terre et le ciel semblent se confondre à l’horizon. »

Une région façonnée par sa géographie

Même si elle compte des déserts et bien sûr des montagnes, notamment dans l’antique Turkestan, l’Asie centrale se définit d’abord par la steppe. Dans l’approche géopolitique classique, les situations géographiques sont autant de déterminismes de la politique et du comportement des États et des représentations des populations. Parmi elles, la topologie (du grec, topos, le lieu et logos, la raison) joue parfois un rôle notable et contribue « grandement à modeler le réel et à construire l’imaginaires des peuples » (Aymeric Chauprade). Ainsi en va-t-il de la steppe eurasiatique.

« L’histoire de l’empire de Gengis Khan montre la similarité existant entre l’impérialisme des steppes et celui des mers », analyse le politologue et géopoliticien Aymeric Chauprade. Lors de son voyage au XIIIe siècle, l’émissaire envoyé par Louis IX à la cour du Grand Khan avait d’ailleurs écrit que l’espace y « est étendu comme une mer ».

« Selon l’impérialisme steppique, des pâturages illimités permettent le développement d’un élevage de masse, lequel nourrit un nombre important de guerriers qui agissent dans le but d’accroître encore le domaine des conquêtes et celui de l’élevage. Par ailleurs, […] espace par nature extensif et non limité par des obstacles naturels, la steppe ne se partage pas. Elle appelle l’hégémonie. » En cela, il n’est peut-être pas anodin que l’Angleterre – puissance thalassocratique – ait été l’un des principaux colonisateurs de l’Asie centrale lors du Grand Jeu du XIXe siècle (cf. note CLÉS n°41, 03/11/2011).

Les voyageurs, comme Marco Polo ou Jean de Plan Carpin, furent aussi frappés par la dureté du climat, qui oscille entre chaleur accablante en été et tempêtes glaciales en hiver. Pour Philippe Conrad, « il n’est pas surprenant que se soient constituées là les races guerrières qui, durant trente siècles, de la Chine à l’Europe, feront trembler les civilisés des régions les plus propices ». L’esprit de la steppe explique pour partie le dynamisme dont fait preuve l’Asie centrale contemporaine face aux défis du siècle naissant.

Entre intégration et autonomie

Après la dissolution de l’URSS, la Russie cherche à maîtriser et à préserver les liens étroits entretenus par le passé avec son « étranger proche ». La Communauté des États indépendants (CEI) est ainsi créée dès 1991. Mais, tant à l’ouest qu’au sud, la volonté russe de réinstaurer son autorité selon le modèle antérieur fait prendre conscience aux anciens pays satellites qu’il leur faut gagner en autonomie. Durant la décennie 1990, la quasi-totalité des forces armées de la CEI, dont le « bras armé »est l’Organisation du traité de sécurité collective (OTCS), reste russe et menace l’indépendance fraîchement acquise par les voisins de la Russie nouvelle.

Les relations entre les différents acteurs étatiques de la région se normalisent toutefois depuis les années 2000. Plusieurs projets ou organisations visent à créer à terme une « Union eurasiatique » à l’image de l’Union européenne. C’est l’ambition poursuivit par la Communauté économique eurasiatique (CEEA), qui réunit notamment le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan, la Russie et la Biélorussie. À leurs côtés, des États pour l’heure observateurs, comme la Turquie ou l’Ukraine, s’interrogent sur leur adhésion future. Malgré de notables avancées (union monétaire entre pays, création d’un fonds commun anticrises, etc.), le dessein d’une Union eurasiatique se heurte à une question cruciale pour les « petits » pays d’Asie centrale : comment contenir l’influence du géant russe en cas d’aboutissement du projet ? C’est déjà Moscou qui représente aujourd’hui la CEEA lors des sommets internationaux. Mais il y a aussi l’obstacle des identités. Quelle vision et quelle histoire partagées, à part l’expérience soviétique, entre des pays aussi géographiquement éloignés que l’Ukraine et le Tadjikistan ? Et que dire de la Turquie, par ailleurs membre de l’Otan et candidate à l’UE ? L’Union eurasiatique est encore loin d’être effective. Mais les problématiques de frontières et d’élargissement se posent déjà.

Les jeunes États issus de l’effondrement de l’URSS partagent avec la Russie l’influence de la doctrine de l’eurasisme, qui postule qu’ils forment ensemble un même continent face aux puissances thalassocratiques. C’est un ciment potentiel, mais qui est loin de faire l’unanimité dès lors que l’on aborde ses modalités pratiques de mise en oeuvre. Il existe une différence notable entre le néo-eurasisme russe d’Alexandre Douguine – fondé sur une vision impérialiste russe – et celui en vigueur dans les ex-pays du bloc soviétique. Le Kazakhstan du président Noursoultan Nazarbayev, par ailleurs l’un des moteurs de l’intégration économique, en est l’illustration. L’eurasisme qui y est officiellement affiché est bien d’essence nationaliste traditionnelle, mais basé sur des critères à la fois géographique et multiculturel. L’identité du pays est définie par sa situation particulière de lieu de rencontre de l’Europe et de l’Asie. Ainsi, l’eurasisme kazakh permet de justifier l’établissement de relations pérennes avec l’Occident, l’Asie et même le Moyen-Orient. Ou comment ménager son influent voisin russe tout en prônant l’ouverture sur le monde au nom de son propre concept géopolitique !

Les steppes à l’heure afghane ou les risques d’une instabilité croissante

Depuis le début de la guerre en Afghanistan, il y a plus de 10 ans, l’Asie centrale est « devenue zone de transit logistique du conflit en attendant d’accueillir à son tour les hostilités », met en garde le spécialiste René Cagnat. Loin d’enrayer le trafic de drogues dans la région, le conflit n’a fait que l’empirer. Il met aussi à mal des équilibres territoriaux, ethniques et politiques précaires. Ainsi, la guerre afghane a réveillé les espoirs d’un « Grand Tadjikistan », rassemblant les Tadjiks aujourd’hui éparpillés entre leur pays, le Nord de l’Afghanistan et l’Ouzbékistan. La guerre menée par l’Otan est également de plus en plus mal perçue dans des pays à très forte majorité musulmane sunnite. Sous la pression des religieux, le parlement ouzbek a récemment interdit les bases militaires étrangères sur son territoire, ainsi que la possibilité pour le gouvernement de Tachkent de signer des alliances militaires avec des infidèles. « L’islam fait un retour en force : l’habit musulman réapparaît, les mosquées se sont construites par milliers et les médersas par centaines, des missionnaires parfois fanatiques mènent, notamment en direction de la jeunesse, une action de réislamisation accompagnée par une subversion de confréries et groupuscules dont le but est la création, annonciatrice d’un djihad, du califat centre-asiatique », observe René Cagnat.

Lutter contre la menace du terrorisme islamique, l’extrémisme et le séparatisme est l’objectif initial de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS), fondée en 2001 à l’initiative de Moscou et de Pékin et rassemblant les pays d’Asie centrale. Pour l’heure, l’OCS pâtit d’un manque de maturité, même s’il n’est pas à exclure une montée en puissance de l’organisation une fois effectué le retrait des forces de l’Otan dans la région. Comme dans le domaine de la coopération économique, l’avenir de l’Asie centrale semble devoir passer par des jeux d’intégration et/ou d’ingérence entre Russie et Chine. Les prémices de la réalisation du Heartland cher à Mackinder ? En attendant, « les nuages s’amoncellent au-dessus de l’Asie centrale ». Un chant traditionnel kazakh exhorte « à écouter le vent dans la steppe : il raconte de grands malheurs »…

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