Fév 042016
 

Géopolitique des mers et des océans

Le vers de Paul Eluard est connu : « La Terre est bleue comme une orange »… La métaphore est plus que jamais d’actualité : chaque jour ou presque, la mer nous fait découvrir de nouvelles richesses.

L’économie maritime, soit l’ensemble des activités liées à la mer, est en plein essor, constituant un vivier d’innovations et un possible relais de croissance pour demain.

En France, elle représente plus de 300 000 emplois directs et une production estimée à une valeur de 69 milliards d’euros par an – sans compter le tourisme littoral, qui pesait à lui seul 28,5 milliards d’euros et 190 000 emplois en 2010 !

Ce potentiel économique est plus impressionnant encore à l’échelle de la planète : 1 500 milliards d’euros en 2010 selon l’Académie de marine.

Soit le deuxième poste dans le monde, derrière l’agroalimentaire (2 000 milliards), mais loin devant les télécommunications et internet (800) et le domaine aéronautique (620).

L’économie maritime est d’autant plus stratégique que, face au défi démographique, elle doit contribuer à nourrir les quelque 9 milliards d’habitants à venir sur la planète, assurer leur accès à l’eau douce, régler leurs problèmes énergétiques…

« La mer est la matrice originelle. Les acquisitions les plus récentes de la science tendent à confirmer l’adage. De même que les plus audacieuses avancées de la technologie moderne conduisent à un corollaire : la mer est l’avenir de la terre » (Le Courrier de l’Unesco, décembre 1983).

Réservoir d’immenses ressources naturelles, « nouvelle frontière » d’incessantes découvertes scientifiques, la mer est un « écosystème » dont les principaux domaines sont orientés vers une croissance soutenue.

Les richesses de la mer

Quatre domaines de l’économie maritime « devraient connaître un développement intense au cours des prochaines années, et sont à ce titre considérés comme stratégiques » (La Revue Maritime, 2012).

Deux de ces domaines sont déjà structurés : l’exploitation des ressources pétrolières et gazières offshore, et les services en mer associés ou non aux énergies fossiles (transport maritime et services aux hydrocarbures, services aux énergies marines, exploration et exploitation des ressources non-énergétiques).

Les deux autres domaines des marchés en émergence : « à court terme, le dessalement de l’eau de mer, l’éolien offshore (posé et flottant) et l’hydrolien ; à plus long terme, l’exploitation des minerais non énergétiques dans les grands fonds, ainsi que les autres énergies marines et énergies en mer (ETM – Energie thermique des mers -, houlomoteur, pression osmotique, solaire flottant, nucléaire flottant et immergé) ».

D’ores et déjà, la mer est surtout une richesse par sa contribution éminente aux échanges internationaux. La part du commerce mondial transitant par les océans serait passée de 80 % au début des années 2000 à 90 % en 2015.

Véritable poumon des échanges internationaux, le commerce maritime se cristallise autour de trois itinéraires principaux : « les routes nord-atlantiques qui s’inscrivent dans le quadrilatère Saint-Laurent – Panama – Gibraltar – pas de Calais ; les routes nord-pacifiques, très diffuses sur le littoral nord-américain (de Panama à Juneau), qui se concentrent en un faisceau très dense le long du littoral et des îles d’Asie orientale (d’Hokkaido à Malacca) ; le troisième faisceau est constitué par l’‘aorte’ qui court de Gibraltar à Suez, puis Bab el-Mandeb, Sri Lanka et Malacca » (Atlas des mers et des océans, éditions Autrement, 2015).

Ces routes sont d’autant plus sensibles que les bâtiments doivent emprunter de nombreux seuils, goulets, détroits et autres canaux, bref des voies de passage naturelles ou artificielles constituant autant de choke points ou « points d’engorgement » (canal de Panama, de Suez, détroit du Pas de Calais…).

La nécessaire liberté de circulation en mer fait de ces seuils des lieux stratégiques, notamment lorsqu’ils contrôlent l’accès aux domaines insulaires et péninsulaires. Les contentieux et incidents récurrents en mer de Chine méridionale ou au large des Kouriles en témoignent.

Des espaces géopolitiques de premier ordre

« La conquête des mers n’est pas un phénomène récent », rappelle le contre-amiral Loïc Finaz en introduction à l’Atlas de la mer au XXIe siècle (Les arènes, 2015). L’enjeu : atteindre de nouveaux territoires « pour échanger et s’ouvrir, mais aussi pour dominer et contrôler ».

La circulation sur les océans « a inventé le commerce, développé les richesses, propagé les idées et les découvertes, mais a également porté la guerre ».

Elle est à l’origine des « économies-monde » (Fernard Braudel) qui se sont succédé depuis l’époque moderne : la Méditerranée au XVIe siècle, la mondialisation hispanique du XVIIe siècle, l’empire britannique au XIXe siècle puis l’hégémonie américaine au XXe siècle.

Appuyée par le démantèlement progressif des obstacles tarifaires et par la révolution des transports (invention des conteneurs et développement des plateformes multimodales notamment), la mondialisation contemporaine peut dès lors être interprétée comme la formation d’une seule économie-monde à l’échelle de la planète.

Et « si, pendant longtemps et malgré la route de la soie, la Chine n’a pas eu sur l’Occident l’influence que sa taille et sa civilisation auraient dû provoquer, c’est en partie parce qu’elle n’a pas su, ou n’a pas voulu, être une puissance maritime. »

Aujourd’hui, la valeur géopolitique des mers et des océans est reconnue par tous les États. En particulier les « nouvelles puissances » : Chine, Inde, Russie et Brésil.

Une récente étude du Jane’s Defense Budget portant sur la période 2009-2016 révèle que les budgets militaires affectés à la marine connaissent des croissances plus fortes (ou des baisses moins prononcées, s’agissant des pays européens) que les autres budgets.

Ainsi, sur la période considérée, la moyenne des budgets navals de la planète augmente de 2,24 %, contre 1,54 % pour ceux dédiés à la composante aérienne, quand le terrestre diminue de 0,91 %. Hors États-Unis, l’augmentation des budgets navals est même de 6,03 %, et de 9,03 % pour les seuls BRIC.

C’est dire l’importance croissante des enjeux maritimes : globalisation rimant avec maritimisation, la sécurisation de l’accès aux ressources, actuelles et futures, exige une capacité d’intervention militaire, donc politique, sur les océans. C’est-à-dire y compris en haute mer.

De l’internationalisation à la privatisation des océans ?

C’est la CNUDM, convention issue d’un accord conclu en 1982, entrée en vigueur en 1994 (mais non ratifiée par les États-Unis), qui définit les pouvoirs des États. Elle instaure des zonages maritimes successifs, de la côte vers le large, avec des niveaux de souveraineté différents.

Comme l’explique le Diploweb, « dans sa Zone Economique Exclusive (ZEE – jusqu’au maximum 200 milles marins au large, soit 370,4 km), l’État côtier détient un pouvoir économique sur l’ensemble de la masse d’eau, le sous-sol et l’espace aérien. Il peut obtenir des droits sur le fond uniquement et son sous-sol jusqu’à 350 milles marins, par le mécanisme d’extension du plateau continental. Ce potentiel économique s’accompagne de droits et devoirs régaliens sur certaines fonctions de police, mais en conférant des libertés aux autres pays quand ils déploient une activité dite inoffensive : liberté de circulation maritime, liberté de pose de câbles sous-marins, ou encore liberté de survol ».

Au large, au-delà des 200 milles, c’est la haute mer, où les activités sont gérées par des organisations régionales de gestion des pêches, ou par l’Autorité Internationale des Fonds Marins s’agissant de l’exploitation des ressources du fond des océans.

« Pour les activités de la marine marchande, c’est la combinaison de la CNUDM (liberté de passage) mais aussi la réglementation internationale de l’Organisation Maritime Internationale (notamment sur la sauvegarde de la vie en mer et la sécurité maritime) et les réglementations marchandes (Organisation Mondiale du Commerce) qui officient. » En droit, « l’État est donc presque tout puissant sur les océans : dans ses zones de souveraineté, c’est lui qui décide. Dans les eaux internationales, ce sont les décisions des accords interétatiques ».

Bien commun de l’humanité, la mer n’échappe pas à la remise en cause de la légitimité de la gestion publique par des opérateurs privés – entreprises, banques, ONG et autres « trusts caritatifs » (à l’instar de ceux de George Soros).

Sous des prétextes économiques ou environnementaux, pour préserver les ressources halieutiques contre la « surpêche » par exemple, l’activisme de ces acteurs est indéniable. Il s’agit en réalité souvent de s’ouvrir de nouveaux marchés, au titre de la biodiversité ou de la captation de carbone.

C’est le cas avec The Nature Conservancy, dont les dirigeants sont issus de Goldman Sachs et McKinsley, et qui entend financiariser des « obligations pour la Nature ». Les intérêts étatiques ne sont jamais loin cependant. Ainsi avec le PEW Charitable Trusts, qui a participé depuis les années 1990 à la déclaration de quelque 9 millions de km² de zones marines protégées sans pêche (Aires Marines ou Sanctuaires Requins sans pêche).

« Pour cela, il a su faire résonner ses intérêts privés avec ceux géostratégiques des USA et du Royaume-Uni, explique le Diploweb. Pour ces derniers, l’interdiction spatiale d’activité de pêche permettrait de contenir le déplacement asiatique dans le cadre du pivot Asie Pacifique et/ou de régler des situations géopolitiques sur des zones maritimes contestées (Archipel des Chagos ou de Géorgie du Sud/Îles Sandwich). »

Attirant toutes les convoitises, mers et océans sont bien ces « espaces de conflictualité » qui justifient l’analyse géopolitique.

Pour aller plus loin :

  • Atlas des mers et océans. Conquêtes, tensions, explorations, par André Louchet, éditions Autrement, 09/2015, 95 p., 19,90 €;
  • La terre est bleue. Atlas de la mer au XXIe siècle, sous la direction de Cyrille P. Contansais, éditions des arènes, 10/2015, .186 p., 29,90 € ;
  • « L’économie maritime ? », par Emmanuel Desclèves, in La Revue Maritime n°494, 09/2012, pp. 118-121;
  • « La croissance bleue. Puissances publiques versus puissances privées », par Sarah Lelong, Viviane du Castel et Yan Giron, Diploweb, 19/01/2016.