Nov 152018
 

Géostratégie parfaite, moyens équivoques

CE19-3Le livre qu’Olivier Van Beemen, journaliste hollandais, a consacré à l’expansion africaine « décomplexée » du brasseur Heineken vient d’être publiée en français (Heineken en Afrique : une multinationale décomplexée, Éditions Rue de l’échiquier, août 2018). Cette étude bien documentée présente deux intérêts complémentaires.

Elle offre d’abord une analyse précise de la géostratégie efficace mise en oeuvre par le brasseur pour conquérir des parts de marché dans le contexte chaotique et très concurrentiel de l’Afrique.

Mais elle conteste aussi la légitimité de plusieurs moyens, pour le moins sujets à caution, choisis pour l’appliquer sur le terrain.

Se pose alors en creux l’éternelle question des choix difficiles entre éthique et realpolitik dans la conduite des affaires. Le journaliste est sans équivoques du côté de la morale.

Face à cette « instruction à charge » très étayée, Heineken peut sembler plus pragmatique.

Sans chercher à défendre l’indéfendable, le groupe ne manque pas de souligner les effets positifs de ses choix en matière de développement, de création d’infrastructures, de richesses et d’emplois là où il produit sa « mousse sacrée ».

Le marché africain de la bière

Le marché de la bière offre en Afrique des horizons alléchants. L’agence d’information économique africaine Ecofin (1)  l’estime à 13 milliards de dollars et 37% du volume consommé dans le monde entier.

Les perspectives de croissance (5% par an en volume et 42% en bénéfice d’ici 2025) peuvent s’expliquer par le boom démographique du continent, son urbanisation rapide et l’émergence d’une classe moyenne pour laquelle la bière est devenue un signe d’appartenance sociale.

De plus, le niveau moyen de consommation annuelle individuelle en Afrique est encore très bas : 9 litres contre 55 en Europe et 44 en moyenne mondiale. Le marché africain de la bière est dominé à 90% par quatre grands acteurs.

Le plus puissant est le leader mondial AB InBev qui détient à lui seul 40% du marché sur le continent.

C’est le groupe français Castel qui occupe la seconde place. Le néerlandais Heineken, numéro 2 mondial (2) , est en troisième position avec 18% du marché, le 4ème acteur étant le groupe britannique Diageo.

Heineken n’a jamais caché son ambition de dépasser Castel, sinon de prendre la place de leader sur ce marché très lucratif.

En effet, grâce à des coûts de production plus faibles qu’ailleurs (infrastructures, main d’oeuvre et produits agricoles), il assure des marges exceptionnelles, 50% plus élevées que sur les autres continents et sans doute les plus fortes du groupe. 

Pour le brasseur hollandais, familier d’une longue tradition d’exportation maritime, la conquête méthodique du « terrain » n’est pas une nouveauté.

Dans son livre, Olivier Van Beemen raconte une anecdote haute en couleurs qui remonte aux années 50 : « [l’entreprise] créa un système de brigades mobiles composées d’une cinquantaine de vendeurs africains chargés de conquérir les villes côtières à bord de Coccinelles Volkswagen […] chaque quartier, chaque rue, chaque magasin étaient travaillés au corps […] tous et tout dans le quartier étaient passés au vert des attributs Heineken… » (3) 

Bien sûr, depuis, le Groupe a modernisé ses méthodes.

Il applique une géostratégie méthodique et très efficace mais dont certaines mises en oeuvre in situ sont discutables.

Une stratégie efficace, mais des moyens contestables

Avant d’en juger les moyens à l’aune de la RSE (Responsabilité sociale des entreprises) ou de la morale, il est intéressant de déchiffrer, dans les choix africains d’Heineken, les ressorts d’une stratégie très élaborée.

Cette analyse est d’autant plus intéressante que les spécificités de ce continent sont antagoniques : d’une part des marchés émergents très prometteurs et des clients de plus en plus solvables en font une terre de conquête commerciale.

D’autre part, l’instabilité politique et financière chronique, des problèmes ethniques récurrents et des habitudes de corruption solidement établies compliquent les approches en matière de stratégie, de marketing et de vente. 

Après l’indépendance, les nouvelles nations prirent souvent des mesures protectionnistes, taxes et interdictions, pour favoriser les productions locales.

« Un pays indépendant se devait d’avoir sa propre marque de bière […] Les nouvelles brasseries étaient, il est vrai, gérées par des Européens […] et les bières […] brassées selon une recette européenne […] Néanmoins, les jeunes nations les considéraient comme leurs propres bières. » (4) 

Pour sa part, Heineken investit dans les nouvelles élites. Le groupe invite ainsi « les Africains talentueux et prometteurs à venir aux Pays-Bas pour y participer à des formations et à des stages, de manière qu’ils puissent par la suite occuper de hautes fonctions dans leur propre pays. » (5) 

Bref, le groupe décide très vite de miser sur un futur réseau d’influence soft !

Mais les affaires exigent souvent de cultiver des relations plus immédiatement et directement efficaces. « Tu dois trouver un directeur général qui résiste aux menaces et qui connaisse un ministre », résume Tom de Man, ancien directeur Afrique de Heineken.

Ainsi, entretenant des relations étroites avec le Président Olusegu Obasanjo, Festus Odimegwu, dirigeant de la filiale Nigerian Breweries, réussit-il à bloquer l’arrivée sur son marché du concurrent SABMiller qui doit faire face subitement « à toutes sortes de difficultés administratives […] en matière d’autorisations indispensables. » (6) 

Et l’ancien directeur d’ajouter : « la ministre des finances voulait doubler les accises, mais je lui ai dit de ne pas le faire. Et ça ne s’est pas fait. C’est aussi simple que ça. » (7)  

L’influence peut aussi parfois prendre la forme détestable de la corruption.

Le livre raconte ainsi les déboires d’un directeur d’Heineken au Nigéria après que son épouse ait touché d’important pots-de-vin de la part d’une entreprise pétrolière désireuse de fournir Heineken en énergie.

L’affaire se passa mal et le couple dénoncé fut convoqué en 2017 devant la section Criminal Investigation and Intelligence, unité d’élite de la police nigériane, convaincu de trafic d’influence et d’abus de pouvoir, puis menacé de 7 ans de prison.

Devant un scandale qu’il n’avait su ni contenir, ni étouffer, le groupe hollandais dut exfiltrer son directeur jusqu’à Singapour.

Dans la géostratégie africaine du groupe Heineken, le maillage serré des réseaux de consommateurs tient une place importante. Mais, si l’intention est louable, les moyens déployés le sont moins.

Olivier Van Beemen raconte comment le brasseur, en guerre commerciale ouverte avec Guinness, utilisa un réseau de 2.500 prostituées nigérianes pour convaincre leurs clients que sa marque Legend assurait de meilleures performances sexuelles que la stout écossaise.

Comme l’expliquait le directeur local, « nous voulions convaincre les buveurs que notre bière donnait encore plus de puissance et de virilité que la Guinness. Tu ne peux pas diffuser ce genre d’information à la télé […] mais tu peux la répandre dans les bars ».  (9) 

Plusieurs choix stratégiques légitimes et bien venus

Tous les aspects de la stratégie d’Heineken en Afrique ne sont systématiquement ni critiquables ni répréhensibles, même si Olivier van Beemen se laisse souvent emporter par sa fougue de procureur.

La stratégie de croissance externe par le rachat de marques et de brasseries locales ne peut être contestée.

Le choix de construire des brasseries ultramodernes au Congo, en Afrique du Sud, en Éthiopie en Côte d’Ivoire ou au Mozambique ne peut l’être non plus, ces établissements créant en même temps de la richesse et de l’emploi.

L’auteur lui-même le reconnaît, qui écrit : « Pendant un peu plus d’un siècle, Heineken a fait preuve en Afrique d’une dose impressionnante de détermination et de persévérance, même dans les moments les plus délicats, ce dont l’entreprise a été royalement récompensée. » (10) 

Par ailleurs, le brasseur néerlandais a fait le choix stratégique opportun « d’africaniser » ses produits en adaptant leur goût aux attentes de ses clients locaux.

Il a aussi décidé d’utiliser des matières premières locales pour la fabrication.

Renouant avec des pratiques très anciennes, les brasseries du groupe utilisent aujourd’hui du riz, du sorgho, du manioc, du fonio et même de la banane en lieu et place des traditionnels malt, orge et houblon, avec l’ambition qu’ils représentent 60% des matières premières.

Cette politique d’approvisionnement a contribué à créer des emplois agricoles en même temps qu’elle diminuait les nuisances et les coûts de transport.

Sans doute l’intention principale du groupe est-elle d’abord de soigner son image, mais on ne peut lui reprocher ses engagements dans les domaines humanitaire, éducatif et sanitaire.

Sponsorisation d’équipes sportives, construction d’écoles, participation à des projets agricoles sont régulièrement évoqués par le brasseur.

Depuis 2007, il possède sa propre fondation, la Heineken Africa Foundation, « dont l’objectif ambitieux est de réduire en Afrique les inégalités entre nantis et démunis. [… le groupe] a même annoncé un partenariat avec le Fonds mondial de Lutte contre le Sida, la Tuberculose et le Paludisme. Le brasseur veut apporter son aide en Afrique en y distribuant des médicaments […] il vise à éradiquer les épidémies du continent africain. » (11) 

Même si, comme l’écrit l’auteur, « la multinationale Heineken est passée maître dans l’art d’emballer ses dérives » (12) , dans les turbulences de la guerre économique, l’histoire des acteurs ne s’écrit pas en noir et blanc !

Même si les zones grises sont toujours ambiguës, elles ne peuvent totalement occulter les belles histoires de réussite et les engagements philanthropiques.

Au cours d’un forum sur l’entreprise et les droits de l’homme organisé à Genève en janvier 2018, Rutger Goethart, DRH de Heineken, déclarait : « Nous essayons de nous conformer à toutes les règles, aussi difficile que ce soit […] C’est très compliqué d’être une île de perfection dans un océan de misère […] » (13)  Dont acte !

Dans une interview récente accordée à l’Express, Olivier van Beemen affirmait : « À maints égards, le comportement de cette société est exemplaire de celui des entreprises occidentales implantées en Afrique… »

La multiplication et la banalisation des stratégies douteuses ne les excusent évidemment pas, mais elles justifient au moins quelques parallèles.

Car, sans minimiser les responsabilités du groupe Heineken, on ne peut s’empêcher d’évoquer ici d’autres exemples de choix géostratégiques africains contestables, le trafic des « diamants de sang » éclaboussant des négociants anversois en constituant un cas d’école tristement célèbre… 

Éthique et RSE, ou bien realpolitik assumée jusqu’à la compromission ? Il ne s’agit plus ici de géostratégie mais de décisions morales. À chaque entreprise de décider !

Ce qui est certain, c’est que face aux multiples enjeux de la guerre économique, les choix sur le terrain sont toujours compliqués.

Gageons cependant qu’une appréhension saine de la géopolitique puisse permettre au dirigeant d’entreprise de faire preuve d’éthique.

Pour en savoir plus : 

Heineken en Afrique : une multinationale décomplexée, par Olivier Van Beemen, Éditions Rue de l’échiquier, Paris, août 2018.

1/ https://www.agenceecofin.com/hebdop1/0202-54005-marche-de-la-biere-en-afrique-que-la-guerre-commence

2/ Le 4ème brasseur mondial est le danois Carlsberg, propriétaire depuis 2008 du français Kronenbourg, la famille Hatt ayant cédé ses brasseries après avoir été aux commandes pendant 10 générations. Voir à ce propos Les Hatt. Une dynastie de brasseurs strasbourgeois de 1664 aux années 1980, par Nicolas Stopskopf, Éditions Vandelle, Pontarlier, 2018.

3/ Heineken en Afrique : une multinationale décomplexée, par Olivier Van Beemen, p. 33.

4/ Ibidem, p. 35.

5/ Ibidem, p. 36.

6/ Ibidem, p. 60.

7/ Ibidem, p. 61.

8/ Ibidem, p. 59-60.

9/ Ibidem, p. 63-64.

10/ Ibidem, p. 47.

11/ Ibidem, p. 130.

12/ Ibidem, p. 254.

13/ Ibidem, p. 258.

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