L’Europe confrontée au réveil des régionalismes
Un Belge sur trois ne croit plus en son pays. Et si la Belgique devait éclater, les Bruxellois préféreraient que leur ville devienne une région indépendante. C’est ce que révèle un récent sondage publié dans Le Soir et De Morgen.
À l’heure où les nationalistes flamands entendent accéder à l’autonomie politique complète, la perspective des élections régionales et législatives de l’année prochaine place sous tension le Royaume. Le principe du fédéralisme est sérieusement remis en cause et met à mal le « vouloir vivre ensemble » de la nation belge. Et le cas flamand est loin d’être isolé.
De la Catalogne à l’Italie du Nord en passant par l’Écosse, des forces centrifuges se réveillent, pour partie à la faveur de la crise économique. « Force est de constater que le nationalisme régional interpelle sur la permanence de la nation comme référent identitaire fondamental et sur l’adéquation des systèmes politiques existant pour répondre à ce défi « , analyse Franck Tétart, chargé de cours à l’Institut européen de Genève et à l’Université Khalifa d’Abu Dhabi.
En filigrane, ce sursaut de régionalisme, qui atteste d’un indubitable « désir de territoire » (François Thual), pose la question de la conciliation de la logique d’intégration européenne avec la préservation de sa cohésion spatiale et politique.
La Belgique souffre dès sa création en 1830 d’un déficit de cohérence nationale. Durant le XIXe siècle, la répartition des richesses est très inégale entre classes sociales, mais aussi entre régions. La Flandre demeure pour l’essentiel une région pauvre et agraire, tandis que la Wallonie bénéficie de son bassin minier. Ainsi se cristallisent peu à peu des revendications socio-économiques et des aspirations linguistiques, qui renvoient à un profond désir de reconnaissance culturelle (voir la note Fédéralisme et identité linguistique : la Belgique rattrapée par sa géopolitique).
En effet, alors que le français est l’unique langue officielle jusqu’en 1898, l’émancipation sociale des Flamands et le combat linguistique pour la reconnaissance du néerlandais vont se confondre dès la fin du XIXe siècle.
L’affirmation de la représentation flamande
Mais le véritable tournant dans la construction de l’identité flamande va s’opérer dans les années 1960. La Wallonie entame alors son déclin économique tandis que la Flandre mise avec succès sur les secteurs automobile, chimique – dont la société BASF est le plus beau fleuron – et textile. Les Flamands bénéficient également de l’essor du commerce maritime. Le port d’Anvers se hisse à la 2e place européenne et à la 6e mondiale. Moins connu, le hub portuaire de Zeebruges est, quant à lui, leader mondial pour la manutention de voitures neuves. Au total, ce sont près de 80 % du commerce extérieur de la Belgique qui sont ainsi générés par la Flandre.
En 2012, le chômage dans la région n’est que de 5,2 % contre 13,2 % en Wallonie et 20,6 % à Bruxelles. Autrement dit, la situation socio-économique s’est inversée en l’espace de cinquante ans. Dans ce contexte, une partie des Flamands refuse de « payer » pour les Wallons et réclame davantage d’autonomie régionale – quand elle ne prône pas la sécession.
L’identité flamande commence par la revendication de l’appartenance flamingante, que résume la célèbre formule « Omdat ik Vlaming ben » (parce que je suis flamand).
Mais elle s’étend bien au-delà de la langue (sphère culturelle) pour déboucher sur un besoin de maîtrise et de représentation territoriales (sphère politique). C’est un phénomène très ancré dans l’histoire, trop peu pris en compte par le modèle universaliste occidental, mais parfaitement mis à jour par le géopolitologue François Thual : « Les sentiments territoriaux et identitaires font partie, pour le meilleur et pour le pire, de la nature humaine » (voir la note François Thual : La géopolitique comme école de réalisme et d’humanisme).
Ce processus de construction identitaire, aux causes toujours diverses, peut être facilité par les événements, mais aussi par les institutions. Ainsi, la coexistence de cultures flamande et wallonne est-elle d’ores et déjà largement entretenue par une stricte séparation de l’enseignement, des médias et des partis politiques organisée à l’échelle des régions. Seule Bruxelles a l’obligation de pratiquer le bilinguisme et de garantir aux deux communautés un même respect de sa différence. Non sans difficultés.
La Belgique, un État manqué ?
L’État-nation ne fait plus sens. Il reste certes la figure royale, gage d’une unité de façade, mais le roi ne dispose d’aucune autorité politique. La région est devenue une nouvelle forme d’organisation spatiale et culturelle à part entière, sans bénéficier pour autant de la pleine souveraineté. « C’est bien là l’originalité du modèle de gouvernance proposé par les Belges » (voir la note Fédéralisme et identité linguistique, La Belgique rattrapée par sa géopolitique). L’anthropologue et réalisateur belge Luc de Heusch ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit que « Flandre et Wallonie vivent sous le régime du divorce par consentement mutuel ». Aujourd’hui, regroupés pour l’essentiel au sein de la Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA) de Bart De Wever, les tenants d’une politique flamande autonome veulent aller plus loin et s’assurer du transfert de la quasi-totalité des pouvoirs à l’échelon régional.
L’État ne conserverait plus que la justice, ce qui reste de la défense et les affaires étrangères. Tout le reste serait régionalisé, à commencer par la fiscalité et la coûteuse protection sociale. De « l’autonomie totale » à la confédération, le pas serait vite franchi. Et le symbole ne serait pas neutre dans un pays où siègent les principales institutions de l’Union européenne…
La plupart des Belges ne semblent certes pas envisager cette issue. À commencer par une majorité de Wallons, qui s’identifient d’abord comme Belges avant de décliner leur identité francophone. Et si les Flamands se sentent avant tout Flamands, tous ne se sont pas encore ralliés au principe d’une autonomie renforcée. Il conviendrait également de rappeler l’existence de la minorité flamande francophone – les Fransquillons – qui a toujours milité pour l’unité du pays.
Quant à la communauté germanophone, elle est la grande oubliée du débat qui anime depuis des décennies le Royaume. Elle défend également une plus grande décentralisation, mais sans volonté affichée de remise en cause de la structure fédérale.
D’après Vincent Laborderie, chercheur à l’Université Catholique de Louvain, « des études universitaires très sérieuses sont menées régulièrement et elles montrent que le pourcentage des véritables indépendantistes se monte à 15 % ». La crise économique n’aurait que peu d’impact sur ce chiffre. Pour nombre de Belges, la menace du séparatisme n’est « qu’un problème instrumentalisé par les politiques ». Reste que la percée puis la consolidation électorale de la N-VA, 1er parti politique flamand avec 28 % des voix depuis les élections communales et provinciales belges de 2012, ne peut qu’interroger un royaume dont la devise proclame que « l’union fait la force ».
L’Europe confrontée au réveil des régionalismes
Loin d’être d’être cantonnées à la seule Belgique, les tentations séparatistes agitent plus d’un pays européen. La région, que le géopolitologue Pascal Gauchon définit comme « un territoire doté d’une forte personnalité sans disposer de la souveraineté politique », connaît une nouvelle vigueur sous la triple impulsion de l’effacement des frontières intra-européennes, de la mondialisation et de la crise économique.
Le premier facteur est consubstantiel à la construction européenne. « La valorisation par l’UE de l’échelon régional y a considérablement contribué : charte européenne d’économie locale, développement de la coopération transfrontalière, ou politique régionale ; la mise en place par l’Union européenne de relations directes avec les collectivités territoriales (régions, provinces, etc.) en a fait des acteurs importants des politiques européennes et leur a donné une visibilité accrue », explique Franck Tétart.
Surtout, cette politique ouvre la voie à toujours plus d’autonomie.
Jusqu’où ? L’Europe, en affaiblissant l’État-nation, tend paradoxalement à raviver les tensions régionales. La plupart des mouvements identitaires européens – flamand, catalan, écossais, italien, basque ou corse – ne se limitent plus au combat pour la reconnaissance de leurs spécificités (territoriales, linguistiques, culturelles ou historiques), mais cherchent à s’affirmer comme nation.
« Le référent de leurs revendications est celui de l’État-nation issu de la Révolution française, et [elles] peuvent être dans ce sens qualifiées de nationalismes régionaux. » Le deuxième facteur est d’ordre plus sociologique. « Le phénomène de la mondialisation a tendance à favoriser le repli sur le national, le local, la communauté et donc sur soi, son identité propre », analyse encore Franck Tétart.
L’échelon régional offre alors un espace-refuge au sein duquel les individus puisent un ancrage identitaire dans un monde en perpétuel mouvement.
Ce facteur ne conduit pas nécessairement au régionalisme, c’est-à-dire à un « mouvement qui vise à donner aux régions une souveraineté totale ou partielle », mais contribue à l’alimenter.
Dernier facteur : l’actuelle crise financière et économique.
Pour Pascal Gauchon, « le régionalisme le plus actif est le fait de régions riches qui renâclent à payer pour les plus pauvres : Catalogne, Padanie [italienne], Flandre. Ce régionalisme ‘de riches’ témoigne de l’affaiblissement de l’État-nation et des liens de solidarité qu’il entretenait ». Le différentiel économique joue ici un rôle essentiel.
Il n’est pas anodin que le séparatisme écossais se soit réaffirmé suite à la découverte de pétrole en mer du Nord. « Une Écosse indépendante pourrait dès lors disposer d’une zone économique exclusive, comprenant la quasi-totalité des ressources britanniques en hydrocarbures », note encore Franck Tétart.
Restent que de tels nouveaux États, s’ils devaient apparaître, se heurteraient in fine à la difficulté de leur reconnaissance internationale, et plus précisément à leur intégration au sein de l’Union européenne.
Car tout pays candidat doit certes remplir les conditions économiques d’adhésion, mais également être accepté par tous les autres États-membres. Ce critère politique serait vraisemblablement rédhibitoire.
Est-ce une raison pour considérer que la question ne se pose pas ?
Pour aller plus loin
- Le désir de territoire, par François Thual, Ellipses, 190 p., 20,30 € ;
- « UE – Nationalismes régionaux : vers une fragmentation accrue de l’Europe ? » par Franck Tétart, in La Revue géopolitique Online, Diploweb.com, janvier 2013 ;
- « Flandre, Catalogne… La crise, ‘divine surprise’ de tous les séparatistes d’Europe ? », entretien avec Vincent Laborderie, Atlantico, octobre 2012 ;
- Dictionnaire de géopolitique et de géoéconomie, sous la direction de Pascal Gauchon, coll. Major, Puf, 564 p., 49,90 €.