La marche vers l’Europe et la mondialisation ont bousculé les clivages. Nationaliste, laïque, progressiste, la matrice kémaliste est démantelée au profit d’une synthèse originale alliant foi, démocratie et économie de marché.” Cerner ce basculement est d’autant plus important pour les décideurs économiques appelés à nouer des relations commerciales avec la Turquie que, selon cet auteur, “ce processus est porté par une classe d’entrepreneurs islamiques dynamiques”.
Comprendre la Turquie d’aujourd’hui, celle désormais dirigée par les néo-islamistes du Parti de la Justice et du Développement (AKP),exige de s’abstraire des stéréotypes qui ont trop souvent cours à propos de ce pays. En effet, comme l’explique Tancrède Josseran,directeur de l’Observatoire du monde turc et des relations euro-turques de la Lettre Sentinel, “en rompant progressivement avec les dogmes de la révolution laïque kémaliste, la Turquie renoue avant tout avec une identité complexe indiscernable sans le recours à la géopolitique”.
Une identité complexe à la confluence de trois mondes
Pour reprendre les mots de l’ancien Premier ministre turc,Türgüt Özal, le monde turcophone s’étend “des rivages de la mer Adriatique à la muraille de Chine”.À la confluence de trois mondes (l’Europe, l’Asie, le Moyen-Orient) laTurquie est le pivot stratégique de l’Eurasie. Loin de renier ces données géographiques et civilisationnelles, les néo-islamistes en font au contraire le fondement de leur révolution. “Une lobotomie culturelle a fait perdre à la Turquie son identité profonde”, déplorent-ils. À charge pour elle de renouer avec ses racines historiques mais aussi avec l’ensemble de son environnement régional et culturel et d’en exploiter, simultanément, toutes les riches potentialités géopolitiques. Force est de constater qu’ils mettent ce programme en pratique. Pour les néo-islamistes, la Turquie appartient hiérarchiquement à trois ensembles distincts : le monde musulman au sud, l’Eurasie à l’est, l’Occident à l’ouest. On sait que les gouvernements AKP ont réaffirmé et même accentué le souhait d’adhésion à l’Union européenne. Toutefois, cette orientation n’est, désormais, plus exclusive. Ainsi, parallèlement, la Turquie préside, depuis 2004, l’Organisation de la conférence islamique au sein de laquelle Ankara a souhaité créer un secrétariat permanent sur le modèle des Nations-Unies pour permettre aux pays musulmans de parler d’une seule voix. De même, tout en restant membre de l’Alliance atlantique, la Turquie s’émancipe, depuis les années 2000, de la tutelle américaine et élabore une politique étrangère multidirectionnelle qui s’est récemment traduite par un rapprochement spectaculaire avec Téhéran, évidemment peu apprécié à Washington. Vues d’Europe, ces initiatives apparemment contradictoires peuvent être envisagées comme le signe d’une certaine duplicité du nouveau pouvoir turc. Mais, pour Ankara, ce n’est que la traduction diplomatique naturelle d’une identité complexe délibérément assumée qui oriente également très profondément la vie politique intérieure dans le sens d’une rupture avec l’idéologie laïque et étatiste du kémalisme.
La démocratie islamique : une revanche de la périphérie
En effet, comme le note Tancrède Josseran, l’arrivée au pouvoir de l’AKP en novembre 2002 constitue une véritable “révolution” car elle marque “la revanche de “toute une frange de la population tenue en marge du coeur de l’Etat depuis 1923 et la fondation de la République par Mustapha Kemal”. Il s’agirait d’une “revanche de la périphérie sur le centre”. En Turquie le terme de “centre” renvoie à une idéologie officielle : la laïcité. À l’inverse, la “périphérie” désigne les franges de la population qui se sentaient brimées ou bridées par un système institutionnel notoirement rigide. Elle recouvre ainsi les Kurdes mais aussi les différents mouvements islamistes dont le Parti de la Justice et du Développement. Or, depuis une vingtaine d’années, cette périphérie est aussi le creuset de nouvelles élites dont le dynamisme s’exprime à travers trois vecteurs : des confréries religieuses irriguant la société en profondeur, un parti politique doté de solides assises populaires, et un patronat islamique conquérant rassemblé dans une organisation spécifique: le MÜSIAD (Association indépendante des hommes d’affaires et des industriels).
Pour Tancrède Josseran, cette mutation sociologique constitue “un démenti au stéréotype qui voudrait que l’Islam ne puisse entrer en contact avec la modernité que de façon violente. En effet, cette nouvelle approche de l’Islam allie foi, économie de marché et démocratie”. L’AKP a compris que “la faiblesse originelle des régimes laïcs orientaux, est de s’être développés sans assise sociale véritable” et que “les partis islamistes sont davantage perméables à l’économie de marché que les vieux États laïcs et plus susceptibles de secréter leurs propres bourgeoisies”. Si bien qu’en Turquie, les néo-islamistes défendent d’un même mouvement l’économie de marché, la diminution du rôle de l’Etat, les valeurs familiales et la libre expression de la religion dans la vie de tous les jours. Des valeurs qui “ne sont pas sans rappeler celles défendues par les néo-conservateurs outre-Atlantique”. Aussi, les dirigeants de l’AKP ont peu à voir avec les canons habituels de l’islam politique : habiles dialecticiens, ils donnent de nouvelles significations à des termes habituellement valorisés par le camp progressiste : “démocratie”, “société civile”, “liberté de conscience”.
L’islam des marchands : émergence d’une nouvelle élite
Cette matrice idéologique redoutable pour l’Etat kémaliste est une relative nouveauté. Longtemps le capitalisme a fait figure de repoussoir pour les islamistes turcs. “Mais, remarque Tancrède Josseran, à partir des années 1980, le discours change. Les élites islamistes comprennent que le marché est peut-être le bélier qui pourra les libérer de la gangue d’acier de l’Etat kémaliste et de sa triple logique, centraliste, bureaucratique, laïque. » Cette révolution culturelle passe aussi par le rejet d’un certain fatalisme, du Inch Allah qui bride l’initiative créatrice. Objectif poursuivi avec application en s’inspirant directement des idées et des pratiques managériales en vigueur en Occident. Ainsi, cet “islam des marchands”, que n’aurait pas désavoué Max Weber, a su élaborer sa propre éthique du travail. Selon celle-ci, la prière, l’ascèse, la prostration ont été mal comprises et ont trop souvent abouti à la dépréciation de soi. Pour les néo-islamistes, l’exécution de la tâche professionnelle “demeure la manifestation la plus visible de l’amour du prochain”. À l’image de ce qu’affirme un certain protestantisme, le succès dans les affaires est dès lors dicté par l’adhésion à la loi naturelle. Respecter cet ordre, c’est obéir à une injonction divine. Dès lors, “si la richesse consacre l’accomplissement du devoir professionnel, elle devient non seulement autorisée mais expressément ordonnée”. Conséquence logique : la consommation n’est plus un tabou et un véritable “consumérisme hallal” allie fierté islamique et confort matériel. Ainsi, “une large gamme de produits estampillés islamiques se développe dans la mode, l’alimentation, l’hôtellerie. Des entreprises choisissent des noms à connotation coranique : Tevhid (unicité divine), Ittifak (alliance), Ilhas (sincérité)”. Gare donc à toute mauvaise compréhension : dans l’esprit du nouveau patronat islamique turc, modernisation n’équivaut pas à occidentalisation. Comme le proclame haut et fort le MÜSIAD, fer de lance de cette élite économique montante, la modernisation doit inciter la population à avoir confiance en sa foi et en ses propres traditions…
Un pays écartelé entre deux projets de société
Révolution éminemment conservatrice, l’arrivée de l’AKP au pouvoir a bousculé les choix abrupts de société opérés au début du XXe siècle. Autrefois synonyme d’archaïsme social et d’obscurantisme religieux, l’islam était le miroir négatif de l’identité turque. Aujourd’hui, l’AKP veut en faire, sous une forme rénovée, le ciment du futur pacte social. Toutefois, ce processus n’est pas encore arrivé à son terme. “Un système de valeurs en chasse un autre, une élite en renverse une autre. À une modernité à la française, laïque et étatiste issue des Lumières, se substitue une alter-modernité, une modernité conservatrice résolument tournée vers la tradition. ” Un tel bouleversement ne va pas sans résistance et sans tiraillements. Davantage qu’à une synthèse consensuelle, il aboutit donc aujourd’hui à une vive tension intérieure. C’est pourquoi, pour Tancrède Josseran, la Turquie fait actuellement figure de “pays Janus tiraillé entre deux projets de société, entre le jeu des élites montantes et descendantes, entre l’Orient et l’Occident”. Une façon de dire que l’on n’en a pas fini avec la complexité de la “nouvelle puissance turque”.
La nouvelle puissance turque. L’adieu à Mustapha Kemal, par Tancrède Josseran, Editions Ellipses,, 219 p. 17 €.