“Le concept de guerre économique n’a pas bonne presse ! Il plaît certes aux journalistes parce qu’il permet d’attirer des lecteurs, mais il déplaît fort aux économistes et au monde universitaire en général parce qu’il n’aurait pas, selon eux, de fondements théoriques sérieux”, constatent Christian Harbulot et Éric Delbecque, auteurs d’un récent “Que-sais-je” sur le sujet. Conformément à l’esprit de la célèbre collection des Presses universitaires de France (PUF), leur ouvrage permet de faire le point sur cette notion controversée. Au final, il apparaît que, si le concept de guerre économique ne résume pas les rapports complexes qui tissent la mondialisation, il constitue toutefois un puissant antidote contre la tentation de les envisager avec naïveté. Car, à l’évidence, la sphère économique et commerciale est aussi le théâtre d’affrontements entre puissances. Et ceux-ci sont parfois virulents…
Pourquoi le concept de guerre économique déchaîne-t-il autant les passions ? Et pourquoi est-il parfois rejeté de façon épidermique ? Probablement parce que le terme même de “guerre” fait peur.
Un concept allant à l’encontre
de notre inconscient collectif
Depuis la fin du second conflit mondial, l’humanité s’est en effet organisée, sous impulsion occidentale, pour tenter de remplacer “le droit du plus fort” par “la force du droit”, notamment via la création des Nations unies. Sur le continent européen, profondément marqué par les horreurs de deux guerres mondiales successives, cette répulsion à l’égard des conflits est encore plus accusée. Telle est d’ailleurs la véritable nature de l’Union européenne : un édifice juridique doublé d’un espace commercial façonné pour évacuer tout nouveau risque de conflit sur le continent mais aussi audelà. Car dans l’esprit des plus fervents partisans du projet européen, l’Union est envisagée comme un modèle voué à une certaine universalité.
Dans l’inconscient collectif occidental et européen, le monde est ainsi appelé à se pacifier et à s’unifier grâce à l’emprise croissante du droit et à l’extension du commerce. Lors de la chute de l’Union soviétique et avec la fin de la guerre froide, certains voulurent d’ailleurs croire que le temps de la paix universelle advenait enfin. Que l’on se souvienne de l’enthousiasme suscité l’essayiste américain Francis Fukuyama lorsqu’il annonça, avec un certain lyrisme messianique, la “fin de l’Histoire” !
Or, comme le démontrent Christian Harbulot, directeur de l’Ecole de guerre économique (EGE) et Eric Delbecque, chef du Département sécurité économique de l’Institut national des Hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), ces espoirs et ces aspirations sont battus en brèche par le concept de guerre économique. En effet, que signifie ce concept pour ceux qui en affirment la pertinence ? Que veulent dire ceux qui l’utilisent et le promeuvent ?
Des rapports de forces articulés
autour d’enjeux économiques
Ils affirment tout d’abord que, depuis la fin de la guerre froide, les rapports de force entre les puissances s’articulent principalement autour d’enjeux économiques. “Les gouvernements de la planète, dans leur grande majorité, ne cherchent plus aujourd’hui à conquérir des terres ou à établir leur domination sur de nouvelles populations mais à construire un potentiel technologique, industriel et une force de frappe commerciale capables d’apporter devises et emplois sur leur territoire”, écrivent Christian Harbulot et Éric Delbecque. Est-ce à dire que les conflits traditionnels ont disparu ? Non bien sûr. Fins connaisseurs des enjeux géopolitiques, ils ne nient pas la persistance de querelles de frontières, de rancunes nationalistes et de frictions identitaires. Mais, selon eux, “les sujets stratégiques particulièrement conflictuels tournent désormais autour de l’énergie, de l’eau, de la santé, de la cybersécurité, de la préservation de certains périmètres sensibles des économies nationales, ou encore du développement durable”.
Ils ne sont pas les seuls à le penser. Grand promoteur de la géoéconomie, Pascal Lorot définit ainsi cette discipline comme “l’analyse des stratégies d’ordre économique – notamment commercial -, décidées par les États dans le cadre de politiques visant à protéger leur économie nationale ou certains pans bien identifiés de celle-ci, à aider leurs ‘entreprises nationales’ à acquérir la maîtrise de technologies clés et/ou à conquérir certains segments du marché mondial relatifs à la production ou à la commercialisation d’un produit ou d’une gamme de produits sensibles, en ce que leur possession ou leur contrôle confère à son détenteur – État ou entreprise ‘nationale’ – un élément de puissance et de rayonnement international et concourt au renforcement de son potentiel économique et social”. Une définition qui mérite d’être méditée dans la mesure où son auteur n’est pas seulement un théoricien. Fondateur de la revue Géoéconomie et intervenant au troisième Festival de Géopolitique et de Géoéconomie organisé en mars 2011 par Grenoble Ecole de Management, Pascal Lorot est aussi un opérationnel. Il a en effet également occupé les fonctions de conseiller du ministre de l’Economie et des Finances, de conseiller du président de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et de directeur des études économiques du groupe pétrolier Total. Un cursus qui lui permet, à n’en pas douter, de porter sur l’économie globalisée un regard réaliste…
Une montée de l’hypercompétition
sur fond de mondialisation
Telle est aussi l’ambition des défenseurs du concept de guerre économique dont le succès va croissant à mesure que la mondialisation économique, financière et commerciale s’étend et s’approfondit. “La guerre économique signifie aussi que le temps de la concurrence ‘aimable’, limitée et encadrée (de manière formelle ou informelle], est terminé !”, estiment Christian Harbulot et Éric Delbecque.
Là encore, le constat déborde largement le cercle restreint des experts en intelligence économique auquel appartiennent les auteurs. À l’appui de leur affirmation, ils citent ainsi Richard D’Aveni, professeur la Tuck School of Business. Pour cette autorité mondialement reconnue dans le domaine du management stratégique, “la montée de l’hypercompétition et l’écroulement des forteresses des monopoles et des oligopoles qui en découle ont brutalement mis fin à l’époque chevaleresque. Fini le temps de la douceur, fini la collusion tacite et les confrontations soigneusement évitées. Fini l’époque où il était grossier de détruire un concurrent. Fini encore, l’ère de l’utilité des lois antitrust destinées à préserver le fair-play en n’autorisant à s’affronter que des concurrents de même force. L’heure est à une nouvelle vision du monde où les vainqueurs raflent tout et où les combattants d’importance inégale recourent à toutes les tactiques possibles”
Un cas d’école : la volonté de puissance chinoise
Au-delà de ce constat global, les auteurs recourent à de nombreux exemples pour étayer leur propos, par exemple en décryptant les moyens peu orthodoxes mis en œuvre par Boeing dans la compétition commerciale l’opposant à Airbus et EADS. Toutefois, c’est la description de la stratégie suivie par la Chine qui éclaire le mieux la façon dont la poursuite d’objectifs économiques peut contribuer à l’expression d’une volonté de puissance politique. Parmi de nombreux autres aspects de cette stratégie, le lecteur français devrait ainsi accorder de l’attention aux zones économiques spéciales (ZES) que la Chine entreprend d’implanter sur le continent africain après avoir tenté l’expérience en Zambie, un pays réputé pour sa richesse en cuivre. “Par la mise en place de ces espaces économiques, les chantiers chinois abondent sur le sol africain en privilégiant, dans un premier temps, les réseaux routiers et ferroviaires”, avertissent Christian Harbulot et Éric Delbecque. Or, selon eux, ces chantiers ne sont pas recherchés seulement pour les bénéfices commerciaux immédiats qu’ils génèrent. Bien plus profondément, “ce procédé garantit l’implantation du modèle chinois en Afrique ainsi qu’un accès prioritaire aux ressources naturelles d’un certain nombre de pays.”
On ne saurait mieux illustrer la façon dont des événements économiques ou commerciaux en apparence d’une grande banalité – comme la compétition pour l’obtention d’un contrat – s’insèrent parfois dans des desseins à long terme faisant intervenir des considérations géopolitiques, politiques et stratégiques.
Une grille de décryptage du réel
au service des décideurs
À notre sens, c’est ainsi que se révèle tout l’intérêt du concept de “guerre économique”. Comme la plupart des concepts, il ne constitue certes pas une grille explicative totale de notre monde. Ainsi, il y a aussi des circonstances où les stratégies poursuivies par les acteurs économiques vont à l’encontre de celles mises en œuvres par les autorités politiques de leur pays. Mais il n’en demeure pas moins un outil intellectuel fructueux pour envisager les rapports de force qui se déploient au sein de l’économie mondiale. Au croisement de l’économie, de la géopolitique, de la géoéconomie, il permet notamment aux décideurs appelés à évoluer à l’international sur des marchés très concurrentiels de se prémunir de toute naïveté. Voilà pourquoi, lors du prochain Festival de Géopolitique et de Géoéconomie de Grenoble (du 24 au 27 mars 2011, à découvrir sur www.grenoble-em.com/festival), nous avons décidé de donner la parole à Christian Harbulot ou encore à Pascal Lorot : tout simplement parce que, dans le monde complexe qui est le nôtre, aucun décideur ne peut se passer d’une nouvelle grille de décryptage du réel.
- La guerre économique, par Christian Harbulot et Éric Delbecque, PUF, coll. “Que sais-je”, 126 p., 9 € ;
- Les conflits de la mondialisation, dossier paru in Géoéconomie n°50, été 2009;
- La guerre économique (Rapport Anteios 2010), sous la direction de Frédéric Munier et Jean-Marc Huissoud, PUF, coll. Major, 272 p., 26 €