“Le Mexique cherchera à récupérer toutes les œuvres authentiques d’intérêt pour la nation.” C’est ce qu’affirmait un communiqué du gouvernement mexicain alors que Drouot mettait aux enchères, en mars dernier, une statue Maya. Ce texte témoigne des relations tendues entre Paris et Mexico. Plus fondamentalement, il souligne combien les vestiges archéologiques et l’archéologie s’inscrivent dans des enjeux diplomatiques et géopolitiques. C’est ce que rappelle, de façon convaincante, un récent ouvrage consacré à la “guerre des ruines” dont on aurait bien tort de croire qu’elle relève exclusivement de temps reculés…
Les liens entre archéologie et géopolitique sont aussi anciens que les vestiges exhumés parles archéologues. “Archéologie et géopolitique ont toujours fait bon ménage. Alors qu’a priori on les situe généralement aux antipodes l’une de l’autre, ces deux disciplines se sont régulièrement croisées au court de l’histoire. Rois, empereurs, mais aussi chefs d’États modernes, nombreux sont ceux qui ont utilisé la science archéologique, ou plus directement les vestiges qu’elle étudie à des fins géopolitiques”, écrit Jean-Pierre Payot dans un récent ouvrage consacré à ce sujet méconnu.
Une histoire vieille comme… Babylone
Pour ce professeur agrégé d’histoire-géographie, l’instrumentalisation de l’archéologie à des fins politiques et géopolitiques est vieille comme… Babylone. Il cite ainsi le cas de Nabonide, l’un des successeurs du célèbre Nabuchodonosor, qui, après avoir accédé au trône, prit soin de recenser les anciens édifices religieux de Mésopotamie afin de les reconstruire systématiquement. Une vaste entreprise archéologique qui ne répondait pas uniquement à des objectifs pieux. Comme l’explique Jean-Pierre Payot, “en favorisant la reconstruction de monuments appartenant à un passé prestigieux, Nabonide s’enveloppe d’une aura particulière, tirant indirectement parti du prestige de ces temps anciens. Soucieux d’asseoir sa domination sur le territoire, il est l’un des premiers à utiliser les vestiges archéologiques dans le but de forger l’idée d’un espace de souveraineté validé par l’archéologie.” Or, la démarche de Nabonide a ensuite été imitée tout au long de l’histoire.
Duel archéologique entre Napoléon III et Guillaume Ier
Parmi d’autres exemples, Jean-Pierre Payot cite le cas de l’EmpereurAuguste décidant de s’installer sur le Palatin, à l’emplacement supposé de la maison de Romulus, fondateur légendaire de Rome. Plus près de nous, il évoque aussi Napoléon III lançant de vastes fouilles afin de localiser le site de la bataille d’Alésia afin de pouvoir s’identifier au célèbre chef gaulois… Lorsqu’en 1866, une statue de sept mètres de haut est érigée en l’honneur de ce lointain père de la nation française, le sculpteurAimé Millet lui donne ainsi les traits de Napoléon III, tandis que le socle réalisé parViollet-le-Duc révèle les arrières-pensées géopolitiques de l’œuvre. On peut y lire que “la Gaule unie formant une seule nation animée d’un même esprit peut défier l’univers.” Ces lignes sont gravées quatre ans avant la défaite de Sedan… L’ennemi prussien n’est pas en reste. En 1875, après avoir retrouvé le site de la bataille au cours de laquelle le général germain Arminius mis en déroute les légions romaines, Guillaume Ier inaugura à son tour une statue géante. On y voit le guerrier mythique pointer son épée en direction de… la France.
Le territoire, trait d’union entre deux disciplines
Ce véritable duel archéologique entre France et Allemagne étonne aujourd’hui. Et l’on s’offusque volontiers de l’instrumentalisation de l’archéologie au service d’objectifs géopolitiques voire militaires. Or,pour Jean-Pierre Payot, les interactions entre ces deux disciplines sont,en réalité, inévitables en raison des liens historiques et symboliques qui,de tout temps, attachent les hommes à des territoires. “Témoin des multiples expériences et occupations qui se sont succédées, le territoire constitue la base sur laquelle se construit et se développe un sentiment d’appartenance. À ce titre, le territoire est un socle identitaire. Il est également le théâtre d’une confrontation entre différents acteurs dont les objectifs ne sont pas toujours convergents. Le territoire se situe alors au cœur d’enjeux de nature géopolitique, c’est- à-dire d’enjeux relatifs à son contrôle et sa domination.” Par-delà leurs différences, archéologie et géopolitique ont donc un même objet : un territoire habité par des groupes humains. Dès lors, il était inévitable que l’archéologie soit utilisée comme une “véritable fabrique d’un droit historique à usage géopolitique”. Le cas le plus fréquent d’instrumentalisation consiste ainsi à utiliser les vestiges pour “affirmer sa prééminence sur un territoire, surtout lorsque celui-ci est l’objet de convoitises de la part d’États presque toujours voisins”.
L’archéologie enrôlée par l’expansionnisme nazi
Le cas le plus emblématique de cette démarche est sans conteste représenté par les efforts de l’archéologie nazie pour justifier l’expansion territoriale du Reich, donner une légitimité à la notion d’“espace vital” et à la politique de germanisation des territoires conquis. En s’appuyant notamment sur les travaux de Jean-Pierre Legendre, Laurent Olivier et Bernadette Schnitzler, l’auteur rappelle les efforts entrepris par le département d’archéologie de l’Institut scientifique de la SS, la Fédération des préhistoriens du parti nazi ou encore le bureau préhistoire et archéologie de la Wermacht pour “démontrer que, depuis la préhistoire, toute la région allant du Nord et de la Picardie à la FrancheComté, en passant par la Champagne, l’Alsace, la Lorraine et la Bourgogne, est une terre germanique ancestrale”. Signe qui ne trompe pas sur l’importance accordée à l’enjeu : “Dès l’invasion de 1940, des services d’archéologie se sont installés dans toutes ces régions”. Si cette quête de l’antériorité a alors pris une forme exacerbée en raison du racisme professé par le régime nazi, ce dernier n’en a toutefois pas le monopole. Sur tous les continents et tout au long de l’histoire, des peuples et des États ont recouru ou recourent encore à l’archéologie pour justifier de leur prééminence sur des portions du globe terrestre.
La quête de l’antériorité : une démarche universelle ?
À la lecture du livre de Jean-Pierre Payot, on en vient même à penser que cette quête d’antériorité est universelle. Un bon exemple en est donné l’instrumentalisation de la découverte, en 1987, dans l’Oural méridional, des vestiges de la cité d’Arkaïm. Dans un contexte marqué par la dislocation prochaine de l’URSS et la montée du nationalisme ethnique parmi les peuples qu’elle englobe, la cité fortifiée vieille de 3.600 ans est aussitôt enrôlée au service de desseins géopolitiques. Les partisans de l’impérialisme russe veulent en effet y voir une preuve irréfutable de l’antériorité des peuples slaves sur l’ensemble du territoire soviétique. Leur objectif : démontrer que, loin de constituer une colonisation, l’expansion à l’Est des peuples russes doit être envisagée comme un légitime “retour des Russes sur leurs terres héréditaires”.
Autre exemple, plus étonnant encore puisqu’il se déroule aux États-Unis, c’est-à-dire au cœur d’une nation démocratique se faisant une gloire d’avoir été fondée par des migrants :celui de la découverte,en 1996 de l’homme de Kennewick, en raison de ses “caractères caucasoïdes […] propres aux populations européennes”, ce squelette vieux de près de 10.000 ans a en effet déclenché une bataille juridique opposant les scientifiques aux Indiens d’Amérique pour la possession de la dépouille. Tandis que les premiers invoquaient les droits de la science, les seconds souhaitaient récupérer le corps en vertu de la loi de 1990 sur les sépultures autochtones. Selon Jean-Pierre Payot, les passions ainsi déchaînées s’expliquent par la dimension géopolitique de la découverte. “En évoquant le peuplement de l’Amérique et en le questionnant, les restes humains trouvés au bord de la Columbia ont ouvert le grand débat de l’héritage et, par conséquent du droit à posséder la terre. À qui revient le titre de ‘première nation’? La colonisation de l’Amérique par les Européens au XIXe siècle était-elle si illégitime ? Ne correspondait-elle pas à un simple retour sur une terre déjà conquise ?” Pour les Amérindiens, l’enjeu de ces questions n’est pas seulement scientifique, il est aussi économique et géopolitique. En effet, en vertu de leur antériorité sur le territoire des États-Unis, “ils estiment légitime d’obtenir du gouvernement fédéral des redevances en échange de l’utilisation de leurs terres”.
Quand la géopolitique s’invite dans les salles de vente
Toutefois, au-delà des conséquences financières, ce lien à la terre a bien sûr aussi une forte valeur symbolique qui se manifeste aussi dans la volonté de nombreux États de récupérer les objets archéologiques détenus par les musées occidentaux. “L’enjeu de ces restitutions est éminemment politique : c’est le plus souvent ‘ l’honneur national’ qui est en jeu pour les pays demandeurs”. Et ce avec d’autant plus de force que ces objets ont généralement été dérobés lors de la période coloniale. Toutefois l’enjeu est aussi géopolitique : “Ces vestiges, écrit Jean-Pierre Payot, constituent en propre, pour les États qui les réclament, de véritables éléments susceptibles de faire naître un sentiment d’appartenance au territoire : ce sont des objets de souveraineté. Ils participent d’un ensemble de symboles qui développent l’identité culturelle et la solidarité d’une communauté qui se sent appartenir à un territoire.”
Ces deux motivations sont perceptibles dans l’énergie déployée par la Chine pour récupérer les objets dont se sont emparées les puissances occidentales au XIXe siècle. “L’intérêt soudain de Pékin pour les vestiges n’est pas dénué d’arrières-pensées, souligne l’auteur. À l’intérieur du territoire, ils contribuent à l’affermissement du sentiment nationaliste qui reste l’une des assises les plus importantes du pouvoir. À l’extérieur, ils sont un support idéal pour affirmer le ‘grand retour’ de la Chine sur la scène mondiale.” Si bien que les ventes aux enchères d’antiquités chinoises cristallisent désormais de forts enjeux géopolitiques. Ainsi, lorsqu’en février 2009, Pierre Bergé a mis en vente la collection privée d’Yves Saint Laurent, Pékin a réclamé la restitution de bronzes chinois. Une demande à laquelle l’homme d’affaires s’est dit prêt à accéder, à une condition : “le respect des droits de l’homme au Tibet ainsi que l’asile pour le dalaï-lama”… À enjeux géopolitiques, arguments géopolitiques !
Permanence des sentiments identitaires et territoriaux
Ces événements, comme bien d’autres relatés et décryptés par Jean-Pierre Payot, viennent rappeler en filigrane que, contrairement à une idée reçue, la mondialisation est loin d’être venue à bout des sentiments identitaires et territoriaux qui animent les hommes sous toutes les latitudes. En rapprochant archéologie et géopolitique, l’auteur jette donc un éclairage singulier sur la nature humaine, rappelant que lesrelations entre les hommes n’obéissent passeulement à des normesrationnelles mais aussi à des passions collectives qui trouvent à s’exprimer sur de nombreux terrains : ceux de la politique et de la diplomatie bien sûr, mais aussi ceux de l’économie, de la science et même des arts.Si bien que la géopolitique apparaît comme d’un grand secours pour qui veut décrypter les ressorts profonds des événements qui forment la trame de l’histoire humaine.
Pour aller plus loin :
- La Guerre des ruines, par Jean-Pierre Payot, Editions Choiseul, 190 p., 17 €.