Sep 012011
 

Les attentats sanglants du 11 septembre 2001 à New-York ont été vécus en direct et en boucle sur les télévisions du monde entier. Une ère nouvelle s’ouvrait, où le terrorisme frappait sur un mode symbolique en optimisant la puissance de l’image. Dix ans après, nous avons demandé à un médiologue (spécialiste des médias) en quoi ces images avaient changé notre regard sur le monde. Comme l’explique François-Bernard Huyghe, l’un des meilleurs experts mondiaux en la matière, à Jean-François Fiorina, directeur de l’ESC Grenoble, pratiquer la géopolitique se révèle être plus que jamais le fil d’Ariane idoine pour comprendre les faits dans leur dure réalité.

10 ans après le drame du 11 septembre 2001, qui a constitué un événement géopolitique  majeur, comment le spécialiste des médias que vous êtes perçoit-il ce tournant ?

Il est indéniable que les événements du 11 septembre ont changé le monde, changé  en tous les cas le regard que nous portons sur lui. Pour les Américains, il a constitué  un véritable traumatisme, en ce sens que l’effondrement des Twin Towers consacrait  la fin du mythe de l’invulnérabilité de l’hyperpuissance américaine. Souvenons-nous  qu’à l’époque, les échanges intellectuels tournaient autour du thème de la fin de l’histoire… Et voilà soudain qu’avec une brutalité inouïe, l’Amérique se trouvait  frappée en plein cœur. A cet égard, le 11 septembre est un choc sécuritaire bien  sûr, mais aussi et surtout un choc symbolique. Brusquement, alors que l’on ne s’y  attend pas, alors qu’on la croyait disparue à l’issue de la Guerre froide, voilà que  ressurgit la figure de l’Ennemi. Pour les néo-conservateurs américains, c’est bel et  bien la quatrième guerre mondiale qui s’ouvre, après la guerre contre les nationalismes européens en 1914-1918, la guerre contre le nazisme, et enfin la guerre  froide. La guerre globale contre le terrorisme apparaît ainsi comme la guerre de  l’ère de la mondialisation. Le coup est d’autant plus dur à encaisser pour les Etats-Unis qu’ils sont intimement persuadés d’être les porteurs des vraies valeurs de  liberté et de démocratie, et qu’il leur apparaît comme proprement inconcevable  que l’on puisse les refuser. Cette haine qui éclate à leur endroit leur semble dénuée  de fondements, irrationnelle, en un mot impensable. Ils ne comprennent pas les  racines de cette hostilité. Pour eux, c’est effectivement un choc immense. Dès lors, la guerre contre le terrorisme va polariser leur vision des relations internationales, sur un mode d’ailleurs assez manichéen : soit on est avec eux, soit on est contre  eux. D’un côté, le monde des démocraties et des victimes, de l’autre celui des terroristes. Les bons contre les méchants.

On voit donc se dessiner très vite une nouvelle carte des relations internationales.  Pour les Américains, le traumatisme a été si fort que désormais, c’est la lutte contre  le terrorisme qui prime. Dans le jeu subtil qui se déploie sur la scène internationale, certains profitent de l’aubaine pour régler leur compte à leurs ennemis du moment. Ainsi Vladimir Poutine s’engouffre-t-il dans la brèche pour exploiter la  situation à son avantage dans le conflit tchétchène. D’autres louvoient pour trouver avec difficulté un positionnement plus nuancé. Après avoir proclamé la main sur le  cœur : « Nous sommes tous des Américains », les Européens s’efforcent de ne pas se trouver enchaînés à la logique de Georges W. Bush. Pour les Français, cela se fera  relativement vite, au moment de la seconde guerre d’Irak, avec les conséquences  diplomatiques et culturelles que l’on sait, et la césure du french bashing, ce ressentiment anti-français. Quoi qu’il en soit, le 11 septembre apparaît bien comme un  moment où la donne se trouve être redistribuée et où ressurgit une violence que  l’on avait cru à tort évincée pour toujours.

Quelle leçon en tirer sur le plan géopolitique ?

Le 11 septembre consacre le retour au réel, le retour de l’histoire dans toute sa  complexité. Au règne du grand méchant ennemi unique – à savoir le communisme,  avec à sa tête une direction bien identifiée – succède un univers beaucoup plus flou,  avec des composantes que l’on cerne mal, des motivations que l’on ne cerne pas  mieux, une structure et des modes opératoires que l’on ne cerne pas du tout…
L’Amérique apparaît ainsi comme désemparée face à une nébuleuse Al-Qaïda, éclatée partout sur la surface du globe, dont la logique, la motivation, la manière  d’agir lui échappent. Désormais, il faut identifier puis détruire des foyers et des réseaux insaisissables, aux noms mouvants, qui s’allument et s’éteignent au gré des circonstances.

Que le grand public ait été surpris, c’est aisément compréhensible. Mais que dire de la faillite des services de renseignements ? Faut-il reconnaître qu’un déficit d’analyse géopolitique a abouti au 11 septembre ?

Les leçons ont été tirées de cet échec cuisant. Un rapport a parfaitement mis en lumière les failles des différents services de sécurité, imputables essentiellement à des raisons bureaucratiques. CIA, NSA, FBI… toutes ces agences, en dépit de budgets souvent colossaux, ne sont pas parvenues à communiquer intelligemment, ensemble et en temps voulu, ni à percevoir la logique des signaux faibles qui auraient dû cependant les alerter. Il y a là d’ailleurs un paradoxe qui mérite d’être médité.  En jouant à fond la carte des technologies, illustrée par exemple par le fameux projet Echelon, les Américains ont cédé à la facilité du fétichisme technologique.  Cette démarche est confortable, puisqu’elle vise à rassurer en nous disant que la machine peut tout faire. Mais la preuve est faite que ce n’est pas suffisant, loin  de là, et que le renseignement humain – et encore plus son traitement – restent des cartes maitresses dans la guerre de l’ombre. Des sommes faramineuses de plusieurs dizaines de milliards de dollars ont ainsi été investies en pure perte, car l’analyse initiale était viciée.

Aux questions techniques – difficultés et lenteur de la remontée des informations, cloisonnement excessif, etc – sont venues s’ajouter des raisons d’ordre moral : le politiquement correct exigeait ainsi que l’on renonce à se servir d’indicateurs ou d’informateurs. Or ceux qui fréquentent des terroristes et donc peuvent fournir des informations sur eux, sont rarement des enfants de Marie… Si l’on ajoute que d’autres facteurs sont venus se greffer à cette configuration, on comprend mieux comment on en est arrivé à cet échec sanglant du 11 septembre. Un élément-clé, qui nous ramène ici à la géopolitique, réside en la difficulté qu’ont un certain nombre d’analystes et d’experts à penser la guerre à venir autrement qu’en fonction de la guerre passée. Très peu de gens ont la capacité d’innover, de penser autrement, de se projeter dans d’autres cadres de pensée que ceux auxquels ils ont été habitués, hors des moules au sein desquels ils ont été formés. Or, justement, la pratique de la géopolitique ne consiste pas seulement en une simple recension des éléments dont nous disposons. Elle exige en outre d’avoir la capacité à anticiper leur articulation, à deviner la logique propre qui va les faire se mouvoir, s’assembler, s’opposer… Et de fait, la logique terroriste relève d’abord d’une logique symbolique, ce qui se confirme très clairement – et sur un mode ô combien tragique – le 11 septembre 2001.

Les hommes politiques ont-ils pris désormais la pleine ampleur de ces nouvelles menaces ?

Aux Etats-Unis, il est clair que les préoccupations de Homeland Security demeurent très fortes depuis 2001, et de fait, les procédures mises en place semblent prouver leur efficacité. Il y a d’ailleurs un quasi-consensus politique sur ces questions, les démocrates ne voulant pas paraître trop mous, face à un traumatisme du 11 septembre qui demeure extrêmement fort. Nul ne sait si cette vigilance et ce syndrome de veille face à un ennemi invisible, sur le modèle du roman de Dino Buzatti. Le désert des Tartares, vont perdurer dans les faits, l’usure et l’oubli accomplissant nécessairement leur œuvre… L’Europe a connu, elle aussi, deux attentats effroyables, à Londres et à Madrid. Curieusement, elle a su faire preuve en la matière d’une singulière capacité de résilience. En dépit de bilans humains extrêmement lourds, la vie n’en a pas été bouleversée pour autant, et au final, la préoccupation terroriste reste une préoccupation parmi bien d’autres. Dans le cas de la France, on a remporté pas mal de succès policiers, grâce à des méthodes classiques. Le sujet est sérieux certes, mais à mon sens, les Français ont bien compris qu’il ne peut être l’unique pivot d’une politique internationale. Bien sûr, il faut redoubler de vigilance, ce que font nos différents services de sécurité, sans que cette attitude vire à l’obsession du pays tout entier.

D’ailleurs, en matière de lutte contre le terrorisme, il faut se méfier des effets d’optique. Ainsi, le péril djihadiste ne représente qu’une petite partie du terrorisme qui se développe. Bien surveillés, les terroristes sont le plus souvent arrêtés avant de passer à l’acte, et l’observation dont ils ont été longuement l’objet permet de bien cerner leurs réseaux. Le terrorisme indépendantiste, lui, reste fort, de même que le terrorisme d’extrême-gauche, qui perdure et se développe, en Grèce par exemple. Et puis, il y a les actes d’individus isolés, compulsifs, exceptionnels, en révolte contre la société, comme ce fut le cas tout récemment en Norvège où le tireur a réalisé le rêve de bien des djihadistes, à savoir tuer en une seule journée des dizaines d’Européens ! Or, cet individu avait publié ses délires et ses intentions sur Internet, sans que personne ne l’ait simplement pris en considération. Il faut dire que la Norvège évolue dans le nirvana du politiquement correct. Pas question donc d’envisager une quelconque possibilité d’action de ce genre ! On en revient là à une condition-clé pour bien percevoir l’intérêt de la géopolitique, à savoir regarder et prendre en compte le réel tel qu’il est et non pas tel que nous souhaiterions qu’il soit ! Or, par paresse intellectuelle, on a toujours la fâcheuse tendance à faire la guerre d’avant, celle que l’on sait faire. On attend des intégristes islamistes et c’est un illuminé qui surgit les armes à la main pour tuer ses concitoyens…

Justement, quelles vont être les différentes formes de terrorisme à venir ?

On va sans doute assister à une coexistence de toutes les formes de terrorisme. Depuis les plus classiques, avec des mouvements indépendantistes qui ont une vitrine publique et une face cachée, style IRA ou ETA, jusqu’à des mouvements régis par d’autres logiques, par exemple dans les pays nouvellement intégrés à l’Union européenne. La majorité des actes terroristes en Europe ont pour fondement des revendications territoriales ou identitaires. Ce type de terrorisme, même s’il est connu, doit être sérieusement pris en compte, d’autant qu’il est capable de se fondre avec de nouvelles structures, fonctionnant sur d’autres paramètres. Ainsi, un terrorisme d’extrême-gauche, sur un axe gréco-italien, peut revenir sur le devant de la scène. De même que de nouveaux Una Bombers peuvent très bien surgir, et mettre leur prodigieuse intelligence au service de causes alternatives (défense des animaux par exemple, ou contre le nucléaire) sur un mode résolument terroriste. N’oublions pas que Theodore Kaczynski, dit Una Bomber, était un  brillant universitaire et mathématicien américain, doté d’un QI exceptionnel. Ce type d’individu, agissant en loup solitaire, peut basculer dans le terrorisme pour des motifs qui nous paraissent de prime abord difficilement concevables, échappant à nos catégories mentales. Ils sont donc beaucoup plus difficilement repérables que des terroristes qui travaillent en réseau, avec des structures établies, pour des motivations que l’on a clairement identifiées. Là aussi, il faut adapter notre veille et donc nos prédispositions mentales aux nouvelles configurations.

La croissance exponentielle des nouvelles technologies, au premier rang desquelles internet, favorise-t-elle ce type de démarche ?

Oui, c’est un fait. On peut créer du lien social sans aller dans une madrassa intégriste ou sans fréquenter le département de sociologie d’une faculté d’extrême gauche ! On peut le faire en allant sur un forum internet. Ça facilite la diffusion des connaissances. Ça donne le sentiment d’être relié à ceux qui pensent de la même manière à travers le monde. Et l’on peut passer à l’acte sans jamais avoir rencontré physiquement ceux auxquels on s’adresse et se confie. Internet constitue à cet égard un formidable levier amplificateur. On l’a vu encore récemment avec les émeutiers de Londres, utilisant les facilités du réseau Blackberry pour pratiquer la technique du swarming à l’encontre de la police. On travaille en essaim, on harcèle les forces de l’ordre, on frappe quand on est forts, on disparaît quand on est faibles, en communiquant en temps réel avec ses interlocuteurs.

Comment les entreprises se préparent-elles à affronter ces nouveaux défis terroristes ?

Il y a d’abord le poids de l’héritage culturel. Dans les structures anglo-saxonnes, et d’ailleurs dans bien des pays du monde, on considère comme légitime d’entretenir des liens étroits avec les grands services d’Etat. Curieusement, en France, le renseignement est mal perçu par le monde de l’entreprise. Il y a là une vraie mutation culturelle à engager. Néanmoins, beaucoup de grands groupes ont désormais des procédures bien rodées en la matière, en particulier pour assurer la sécurité de leurs ressortissants et de leurs biens dans des zones hostiles. En revanche, c’est souvent plus délicat pour les PME. Mais au-delà des aspects strictement matériels, c’est surtout un certain état d’esprit qu’il convient de changer. Ce qui implique de sortir de la seule logique financière, commerciale ou économique. Et de se poser des questions qui dérangent comme : qui est mon ennemi ? Qui peut me détester ? Qui peut vouloir me frapper pour une raison symbolique ?… On n’apprend pas forcément cela dans les grandes écoles de commerce. Et c’est tout à l’honneur de l’ESC Grenoble de sensibiliser ses jeunes étudiants à ces questions via la géopolitique.

Justement, quels conseils donneriez-vous en guise de conclusion aux jeunes étudiants pour les inciter à se frotter à la géopolitique ?

Pour comprendre le terrorisme, la géopolitique est fondamentale. Le terrorisme, ce n’est pas seulement l’application sanglante des idées ici-bas, c’est toujours un engagement lié à un territoire, à un groupe humain, à un cadre socioculturel. A ce titre, la géopolitique constitue une grille de décryptage du réel extrêmement précieuse. Ceux qui croient qu’à l’heure d’internet et du triomphe de l’immatériel, les paramètres identitaires ou géographiques ne comptent plus, ceux-là se trompent lourdement. Comme se trompent également ceux qui estiment que les frontières sont dépassées à l’heure de la mondialisation. Le réel reprend toujours ses droits.

D’où l’impérieuse nécessité d’avoir une bonne grille pour bien saisir ce qui se passe autour de nous, et pour en comprendre la subtile mécanique. La force de la géopolitique est de nous faire revenir au réel. Le monde qui nous entoure n’est pas un monde de bisounours. Il est un lieu d’affrontement des puissances. Souvenonsnous que l’on n’est jamais à l’abri du tragique. Le 10 septembre au soir, nous autres Occidentaux baignions encore dans l’illusion d’une mondialisation heureuse. Il a suffi de quelques heures pour que le réel reprenne tous ses droits. Alors oui, il est clair que la géopolitique nous aide à comprendre sans fard la complexité du monde qui est le nôtre, à en cerner les dangers et à profiter simultanément des opportunités qui s’offrent à qui sait les voir.