Texte : Alain Nonjon
La mondialisation financière est celle qui a connu la plus rapide expansion, et s’il y a globalization c’est bien dans la sphère des capitaux (le terme pouvant même être réservé à cette strate de l’économie mondiale). Ce sont chaque année des milliards d’IDE qui se croisent (1 214 milliards de dollars en 2014), des milliards quotidiens qui transitent (5 300 milliards de dollars de transactions sur le marché des devises, dont 95 % spéculatives) : Adam Smith devrait se réjouir de voir que les richesses circulent plus que les hommes, pour le meilleur et pour le pire. Quand on évoque « la mondialisation grise », c’est également vers la sphère des capitaux qu’il faut se tourner.
Il n’est pas un jour où des territoires n’occupent le devant de la scène bien malgré eux : LuxLeaks a confirmé le rôle de cet État devenu par son secret bancaire et ses opérations financières une plaque tournante intermédiaire dans les flux de capitaux internationaux des entreprises (optimisation fiscale) et des épargnants à revenus aisés (évasion fiscale ?). Les Panama Papers, la fuite de 11,5 millions de documents du cabinet panaméen Mossack Fonseca, impliquant 214 000 sociétés off-shore, ont donné le frisson à de nombreux dirigeants qui parfois légalement ou illégalement souvent s’étaient arrogé le droit de contourner les « enfers fiscaux nationaux » pour quelques revenus juteux de placements plus ou moins interlopes. Chypre était même apparue au cours de sa crise économique, soutenue par des oligarques russes qui choisissaient Courchevel pour leur santé et l’île méditerranéenne pour leurs comptes bancaires… Désormais la chasse aux paradis fiscaux, ces micro-États pratiquant des services financiers off-shore, est ouverte.
Paradis d’hier, mais surtout d’aujourd’hui : de l’exception à l’extension
Les paradis fiscaux n’ont pas attendu le xxe siècle pour être mis en place :
– des commerçants grecs déjà envoyaient des intermédiaires dans des ports pour trouver un point d’accostage sans taxes. Dès le iie siècle avant J.-C., Délos ou le Pirée ont fonctionné comme zones franches. Au Moyen Âge, la concurrence vive entre entrepôts portuaires ou villes de foires a donné lieu à des surenchères de défiscalisation, de dérogations (dissimulation de revenus tirés de prêts proscrits par l’Église catholique) ;
– au XIXe siècle, des États américains comme le New Jersey ont délibérément décidé de plafonner l’impôt sur les sociétés pour les entreprises qui y localisaient leur siège social en lieu et place des États de New York et du Massachusetts. Les États-Unis venaient ainsi d’inventer le paradis fiscal et la « zone off-shore », où siège social et site de production se trouvent. L’État du Delaware a dû s’inspirer de ses aînés pour aujourd’hui accueillir à la même adresse (1 209 North Orange Street) à Wilmington les sociétés de Hillary Clinton et Donald Trump et quelque 285 000 sociétés — soit quinze fois plus que les 18 000 enregistrées dans un petit bâtiment de cinq étages situé dans les îles Caïman que Barack Obama avait pris en exemple pour fustiger l’évasion fiscale ;
– aujourd’hui, l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique) en compte quarante-cinq, quand les ONG en dénombrent une centaine, comme beaucoup d’économistes.
Paradis d’aujourd’hui : combien de divisions ?
Pourquoi de telles divergences de chiffres ?
– Les définitions ont du mal à converger, même si l’étude établie en 2014 d’Ahmed Zoromé du FMI, établie en 2014, permet sur la base d’un seul critère objectif, le ratio entre le Net Financial Services Export (revenus nets des exportations de services financiers) et le GDP (PIB ou produit intérieur brut), d’identifier les paradis fiscaux. « Un paradis fiscal est un centre financier off-shore, pays ou une juridiction qui fournit des services financiers aux non-résidents à une échelle sans commune mesure avec la taille et le financement de son activité domestique. » Vingt-deux pays, comme les Bermudes, répondent à ce critère avec des ratios qui peuvent atteindre 43 % de ratio entre les services financiers exportés (en net) et le PIB. Et un choc ! La Lettonie, l’Uruguay et… le Royaume-Uni font partie du club !
– L’OCDE considère qu’il faut quatre critères pour les définir : impôts inexistants ou insignifiants ; absence de transparence ; législation empêchant l’échange d’informations avec les autres administrations et, enfin, tolérance envers les sociétés écrans ayant une activité fictive. Sur la base de ces critères, Esther Jeffers et Dominique Plihon ont estimé à plus de cent le nombre de paradis fiscaux dans le monde dans leur étude « Le shadow banking system et la crise financière ».
– Mais les circonscrire est rendu difficile par leurs multiples finalités : certains attirent les multinationales par un taux d’imposition sur les sociétés défiant toute concurrence ; d’autres sont des paradis réglementaires où la création de sociétés holdings opaques est aisée. Enfin, on dénombre des paradis bancaires où le secret bancaire permet aux particuliers et aux entreprises d’échapper aux contrôles fiscaux de leur pays d’origine (188 sur 201 des plus grandes d’entre elles sont présentes dans au moins un paradis fiscal). La nébuleuse des paradis fiscaux inclut pêle-mêle des zones comme les Bahamas, le Luxembourg ou la Suisse, qui n’a cessé d’opacifier ses secrets bancaires depuis les années 1930, des territoires liés aux pavillons de complaisance permettant d’immatriculer à moindres coûts des navires, des zones au cœur de la spéculation sur les marchés très erratiques des eurodollars et des pétrodollars, une liste somme toute très longue à l’aval de l’atomisation de la carte.
– On peut même dégager une DIT entre ces zones, comme pour les territoires de la Couronne britannique vis-à-vis de la City : sociétés captives de réassurance (Bermudes) lieux d’accueil des hedge funds (Caïmans), domiciliation de sociétés, trusts aux propriétaires inconnus (îles vierges) et Gibraltar, gateway d’accès au marché unique européen. Certains enfin abritent une part non quantifiable d’actifs destinés au blanchiment de l’argent sale issu de la corruption ou encore du trafic de drogue. C’est tout le problème du off-shore, qui inclut des activités quelquefois légales et déclarées et souvent illégales et souterraines. Les listes de paradis fiscaux complexifient leur identification : souvent ce sont des listes compilées, comme celle de Pierre Moscovici en Europe, dressée en juin 2015, simple PPCM (plus petit commun multiple) des dix-huit listes noires européennes des vingt-huit pays membres, et réduite à trente pour apparaître plus acceptable !
– À tout moment la liste peut être amputée ou rallongée, comme en France où dix-huit pays épinglés en 2008 sont devenus huit parias en 2014… en s’empressant en 2016 de rajouter le Panama ! Dès lors, tenter de chiffrer le volume des transactions de ces enclaves de non-droit relève du défi… ONG, FMI, GAFI rivalisent pour proposer des évaluations dignes d’engager une guerre ouverte. On retiendra notamment, sous le titre évocateur de La Richesse cachée des nations (2013), l’évaluation de Gabriel Zucman : 5 800 milliards d’euros détenus sur des comptes situés dans les paradis fiscaux. Une estimation présentée comme basse par l’auteur pour qui la fourchette haute est de l’ordre de 8 000 milliards d’euros. 20 % seulement de ces avoirs seraient déclarés et 80 % dissimulés, donc de 4 600 à 6 400 milliards. Mais ce chiffre est vite dépassé par les 15 000 à 24 000 milliards d’euros proposés à l’été 2012 par James Henry qui inclut des dépôts pas forcément illicites des entreprises. Pour Oxfam, les placements des cinquante plus grandes entreprises américaines dans les paradis fiscaux sont de 1 300 milliards de dollars, soit plus que la moitié du PIB français. Finalement, on a du mal à évaluer cette fortune dormante, comme d’ailleurs pendant la crise de 2008 on avait du mal à circonscrire les produits toxiques… Dès lors, le plus important est de savoir où en est la lutte contre ces paradis.
La guerre est ouverte : gesticulation ou action ?
– L’ampleur des flux rend difficile l’assainissement : selon le FMI près de 50 % des flux internationaux de capitaux transitent par un paradis fiscal, mais le coût du secret bancaire et ses 130 milliards d’euros de recettes évaporées pour les États du monde (2013) sont une manne convoitée.
– Des États nouent des relations si étroites avec des paradis fiscaux qu’on les voit mal prendre la tête de croisades : ainsi le Royaume-Uni face à neuf territoires d’outre-mer (Anguilla, Bermudes, îles Caïmans, Gibraltar, îles Vierges britanniques, îles turques et caïques), soit 2 800 milliards de dollars de dépôts, qui sont la porte d’entrée de capitaux vers la place financière de la City. On imagine mal que l’affaire des Panama Papers et l’onde de choc qui s’ensuivit (Cameron, famille saoudienne) décident les États à s’impliquer.
– La lenteur est consubstantielle à l’action. Ce n’est qu’en 1976 que la BRI (Brigades de recherche et d’intervention) dénonce les flux accrus de capitaux incontrôlés transitant par des places off-shore. Le G20 de 2009 a fait du combat contre les fuites de recettes fiscales des États et contre les territoires menaçant la stabilité du système financier mondial sa priorité. L’OCDE a annoncé, le 5 octobre 2015, avoir obtenu un large et laborieux consensus sur son plan de lutte contre « l’optimisation fiscale agressive » des grands groupes — pratique consistant à user d’artifices comptables pour délocaliser les profits dans des paradis fiscaux où ils n’ont aucune activité réelle. Baptisé BEPS (Base erosion and profit shifting ou Érosion des bases taxables et transfert de bénéfices), ce plan conçu comme une boîte à outils anti-abus est l’aboutissement de deux ans d’intenses tractations diplomatiques… Un accord politique à soixante-deux pays s’érige contre l’évasion fiscale des multinationales telles qu’Apple, Google ou Amazon, susceptible de coûter à ces dernières entre 100 et 240 milliards de dollars d’impôts sur les sociétés par an : c’est l’aveu implicite de la difficulté à lutter contre les FTN (firmes transnationales), contrairement aux personnes physiques. Attendons le jour où un forum mondial sera créé pour suivre la mise en place de BEPS.
– Neutralisation des montages hybrides, classements des paradis se succèdent, mise au point d’indices d’opacité financière qualitatifs et quantitatifs s’empilent, promesses de transparence de la part d’États s’accumulent et restent des promesses. On est loin de l’inversion des mouvements de capitaux, et La City de Londres, désignée comme « le plus grand paradis fiscal », (D. Pilhon) puisqu’elle abriterait à elle seule 55 % des dépôts off-shore, n’a pas encore été inquiétée jusqu’au Brexit. Des sites comme Paradis fiscaux 2.0 proposent de détecter les « meilleurs » paradis fiscaux : pour gérer des activités de Gambling (le Costa Rica), pour les start-up (l’Estonie), pour les Holding (la Suisse), pour gérer son patrimoine avec une LLC, un trust ou une fondation off-shore (Belize, les îles Vierges britanniques, Jersey, îles Cook Saint-Kitts & Nevis).
Comme les diamants, les paradis fiscaux risquent d’être éternels… même si les capitaux non taxés deviennent un défi, voire un affront à la solidarité nationale et, à terme, peuvent mettre en péril le fonctionnement démocratique (Occupy Wall Street).
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