La « Vieille Europe » n’échappe pas au réveil des identités
Le résultat des élections régionales du 27 septembre 2015 en Catalogne atteste d’une évidente dynamique en faveur de l’indépendance de la région, thème central de cette campagne. Forte de ses 32 114 km2 et 7,5 millions d’habitants, la Catalogne se compare à la Suisse.
Et selon l’Institut de statistiques local (Idescat), la région constitue déjà la quatorzième économie européenne, derrière le Danemark mais devant la Finlande, avec un PIB par habitant supérieur à la moyenne de l’UE.
Pour l’Espagne structurellement travaillée par les forces centrifuges de ses différentes généralités, et grevée par une dette qui a atteint 97,7 % du PIB au 2e trimestre 2015, la perte de la dynamique Catalogne serait catastrophique.
Quoiqu’originale, car non violente et graduelle, la stratégie d’autonomie de la Catalogne n’est pas un cas isolé. Elle s’inscrit dans un phénomène plus vaste : celui du retour des identités et de la nouvelle émergence des nationalismes en Europe.
Après un siècle de tensions plus ou moins vives avec Madrid autour de la fiscalité et de la langue (le catalan, distinct du castillan, ayant été interdit sous la dictature de Franco,1939-1975), le fossé s’est brutalement creusé, sur fond de grave crise économique.
Le Tribunal constitutionnel ayant invalidé en 2010 une partie du statut d’autonomie de la Catalogne, les nationalistes réclamaient en vain, depuis 2012, un référendum d’autodétermination.
Face au refus de Madrid, ils l’ont organisé indirectement à travers ce scrutin : en obtenant, toutes tendances confondues, la majorité absolue des sièges au parlement régional, les indépendantistes veulent désormais entamer le processus de sécession.
Une région riche, industrieuse et dynamique
La Catalogne est la région la plus riche et le moteur économique de l’Espagne. Elle représente 16 % de la population mais aussi 25 % des exportations et 19 % du PIB du pays.
Elle assure en particulier 44 % de sa production biopharmaceutique et 25 % de ses produits chimiques de laboratoire, accueille 25 % de ses investissements directs étrangers (IDE), et 34 % des sociétés exportatrices espagnoles sont catalanes. 5 600 entreprises étrangères y sont implantées, dont 1 700 sociétés françaises et un millier d’allemandes.
Cette prospérité repose sur une ancienne et désormais très solide industrie (automobile, pharmacie, chimie, agroalimentaire, biens d’équipement), ainsi que sur le tourisme et les services (banques, immobilier…).
Barcelone est devenue une métropole économique et culturelle en concurrence directe avec Madrid, mais aussi Berlin ou encore Milan.
Les facteurs économiques jouent un grand rôle dans la dynamique indépendantiste. Ses partisans s’appuient sur le calcul du « déficit fiscal », la différence entre les impôts payés par la région et ce que Madrid reverse permettant de conclure que l’Espagne « vole » chaque année 8 % du PIB catalan – soit 16 milliards d’euros.
Des économistes de l’Université de Barcelone ont également calculé que si la Catalogne avait été indépendante en 2009, la mise en place d’un État catalan lui aurait certes coûté 39 milliards d’euros, mais elle aurait pu le financer par les 40,8 milliards d’euros de recettes fiscales récupérées avec la fin des transferts à l’Espagne.
« La différence aurait pu permettre d’investir par exemple dans les infrastructures – un sujet de ressentiment chez les Catalans, qui estiment que leurs infrastructures ne sont pas à la hauteur de leur poids économique » (L’Obs, 27/09/2015).
Histoire et mémoire : une identité spécifique
Si la richesse économique attise souvent l’irrédentisme, l’aspiration à l’indépendance repose ici sur des ressorts plus profonds, politiques et culturels : la nature diverse des Espagnes et, au sein de cet espace, la spécificité de l’identité catalane, Le comte de Barcelone n’est-il pas à l’origine de l’un des premiers États souverains de la péninsule ibérique, en ayant refusé, en 987, de prêter allégeance au roi de France ?
« L’Espagne n’a jamais été une nation centralisée et close, comme on peut le dire de la nation française et de sa culture républicaine, estime l’écrivain et journaliste Josep Ramoneda dans Le Monde (25/09/2015). Il y a un décalage historique entre le pouvoir politique fortement ancré dans le centre de la péninsule et une puissance économique périphérique. Et le différend territorial a été permanent dans un pays que beaucoup considèrent comme plurinational. »
Pour preuve, si l’on met à part le Pays basque où s’est développé une sanglante campagne terroriste (1958-2011), d’autres régions revendiquent depuis longtemps une plus grande autonomie: Andalousie,Aragon,Asturies,Galicie,voireBaléares.
Mais la dynamique indépendantiste s’ancre surtout dans la conscience d’une spécificité de la culture catalane au sein des Espagnes. Une culture véhiculée par une langue propre, dont l’enseignement s’est fortement développé depuis la fin du franquisme, l’identité politique de la région puisant par ailleurs dans l’âpreté de son combat contre le « camp national » lors de la Guerre d’Espagne.
Une réaction qui s’explique par la puissance du mouvement ouvrier issu de l’industrialisation du XIXe siècle, mais fortifiée par « l’alliance objective » de la bourgoisie locale, intellectuelle et industrieuse: c’est elle qui a été à l’origine du mouvement nationaliste au début du XXe siècle afin de défendre les intérêts économiques des entreprises catalanes face au pouvoir de Madrid.
Pour autant, le déplacement du centre de gravité du catalanisme vers l’indépendance doit beaucoup à la cristallisation plus récente d’un certain nombre de facteurs. « La société catalane a beaucoup changé depuis le début de la transition [démocratique], explique encore Josep Ramoneda.
En raison des changements démographiques : la majorité des Catalans sont nés en Catalogne, malgré l’immigration étrangère, alors que dans les années 1970, la majorité des Catalans venaient du reste de l’Espagne, à la suite des grandes migrations intérieures des années 1960; en raison du changement social: la majeure partie de la société se sentait appartenir à la classe moyenne et vit à présent sous la menace des fractures de la crise ; en raison du changement de mentalité, après trente ans d’enseignement démocratique, avec le catalan comme langue vernaculaire et les références culturelles propres à la Catalogne; et enfin en raison du progrès technologique, les réseaux sociaux étant un puissant outil de relation qui renforce et encourage les communautés revendicatives qui existaient auparavant. »
Soit l’alliance « du tribal et du digital » que l’on observe partout ailleurs sur la planète, et à laquelle la Vieille Europe ne semble pas devoir échapper sur ses propres territoires.
Europe : le réveil des identités ?
En élargissant la focale au-delà des frontières espagnoles, en effet, la carte de l’Europe fait apparaître la permanence du fait identitaire. De nombreux territoires infra-étatiques disposent d’un statut spécial depuis 1945 (Val d’Aoste et Tyrol du Sud italiens, communauté germanophone de Belgique, Frise, îles Féroé au nord de l’Ecosse et d’Aland entre Suède et Finlande, Voïvodine à la frontière serbo-hongroise, Frioul, Sardaigne, Gagaouazie moldave).
Et de nombreuses minorités linguistiques bénéficient d’une reconnaissance plus ou moins large de leurs droits au sein d’espaces devenus « étrangers » (Danois du Schleswig, Sorabes de Lusace, Moraves de Tchéquie, Slovènes de Carinthie, Russes des pays baltes et d’Ukraine, Serbes et Croates de Bosnie, Hongrois de Slovaquie, d’Ukraine, de Roumanie et de Serbie, Pomaks de Grèce et de Bulgarie, etc.).
En Europe centrale et orientale, le réveil des identités « nationales » coïncide avec la chute du Mur, allant jusqu’à redessiner les frontières avec l’éclatement de la Yougoslavie et la fin de l’URSS (1991), la partition de la Tchécoslovaquie (1993) ou encore l’indépendance du Monténégro (2006). Plusieurs sécessions ou rattachements de fait ne sont pas reconnus par l’ensemble des pays européens, mais constituent une réalité sur le terrain (Chypre, Kosovo,Transnistrie, Crimée…).
En fait, les armes n’ont quasiment jamais cessé de parler depuis les sécessions croate et slovène des années 1990-1995 : guerre de Bosnie (1992-1995) et du Kosovo (1999), conflit entre la Transnistrie et la Moldavie (1991-1992), combat des « Républiques populaires du Donetsk et de Lougansk » contre Kiev depuis 2014…
En Europe occidentale, où le long conflit irlandais a officiellement pris fin en 2005, l’audience des courants autonomistes ou indépendantistes varie fortement d’un pays à l’autre.
Certains mouvements très minoritaires n’obtiennent que quelques voix ou élus aux scrutins locaux (Bavière, Occitanie, Wallonie, Scanie, Bretagne, Savoie…); d’autres exercent ou partagent le pouvoir dans les institutions régionales ou nationales (Écosse, Flandre, Irlande du Nord, Val d’Aoste, Corse, « Padanie » et Vénitie italiennes).
À cette aune, le cas catalan ne paraît pas isolé. Il s’inscrit dans un contexte et un mouvement plus larges, un terreau propice à la revendication d’une plus grande cohérence entre ancrages territoriaux et référents communautaires.
Ce que le géographe Roland Breton nomme « l’ethnopolitique », comme une constante des organisations humaines. Mais c’est précisément parce que, après l’indépendance du Kosovo à laquelle l’Espagne s’était justement opposée, celle de la Catalogne ouvrirait une boîte de Pandore aux conséquences incalculables, y compris pour la France (« Catalogne française »), que les institutions européennes entendent décourager toute velléité en ce sens. Combien de temps cette position sera-t-elle tenable?n
Pour aller plus loin:
- « Catalogne » in Dictionnaire de géopolitique et de géoéconomie, sous la direction de Pascal Gauchon, Puf, coll. Major, 688 p., 49,90 €;
- « Les Catalans veulent devenir une nation à part entière », tribune de Josep Ramoneda dans Le Monde, 25/09/2015 ;
- « L’ethnopolitique », par Roland Breton, Puf, coll. Que sais-je ? n°2984, 127 p., 1998 (épuisé)