“Cet essai relate une véritable bataille des cartes”, prévient le géographe Michel Foucher pour présenter son dernier ouvrage consacré à la guerre des représentations qui se déroule dans un monde en transformation. En effet, la mondialisation rebat les cartes obligeant chaque puissance à réévaluer sa position et ses ambitions sur l’échiquier mondial. Face à cette exigence tous ne sont pas également à l’aise. Pour l’auteur, “le grand clivage contemporain sépare ceux qui regardent l’histoire en cours avec le sentiment d’en être, d’avoir un avenir et de pouvoir la façonner, et ceux qui croient – à tort ou à raison – la subir parce qu’ils doutent d’eux-mêmes.” La seconde catégorie est bien sûr constituée des vieux pays industriels saisis de vertige face à l’émergence de nouvelles puissances issues de ce qu’ils qualifiaient il n’y a pas si longtemps de Tiers-monde…De fait, ces nouvelles puissances économiques n’entendent pas en rester là. Elles ont aussi des ambitions géopolitiques et défendent dès à présent une vision alternative du monde qui s’inscrit dans des cartes mentales. Pour Michel Foucher, ce mouvement de fond est porteur d’un impératif : l’Occident et l’Europe doivent redéfinir leur rôle et leur statut, “trouver de nouveaux vecteurs d’être au monde, choisir le reclassement pour éviter le déclassement”. Mais nous n’en sommes pas encore là. Aujourd’hui, ce sont plutôt les autres qui pensent le monde et s’y projettent.
Au cours des deux derniers siècles, c’est l’Occident qui façonnait le monde. “Dans le contexte de l’expansion coloniale européenne au sud de la mer Méditerranée amorcée par l’expédition d’Égypte,l’Occident inventa l’Orient,région aux dénominations variables. Puis, il diffusa les notions de ‘monde musulman’ et de ‘monde arabe’”,rappelle Michel Foucher.Cette prééminence était telle que les concepts forgés étaient même repris par ceux qui contestaient la tutelle européenne. Ainsi du mouvement nationaliste arabe dont les revendications portèrent sur une aire géographique définie par l’adversaire européen.Comme le note l’auteur “la dialectique liant l’invention d’une représentation à vocation de domination à sa critique libératoire par le dominé est une ruse de l’Histoire, faite de contradictions,de ricochets et de résonances”.
Un moment clé :
l’invention des BRIC par un Occident inquiet
À certains égards, le phénomène s’est reproduit plus récemment lorsqu’il a fallu caractériser les bouleversements induits par la mondialisation. “C’est encore en Occident que se forgèrent des notions neuves qui s’imposèrent rapidement pourt désigner les nouveaux états de fait situés ailleurs que sur les rives de l’Atlantique Nord : économies et pays émergents avec un noyau pilote connu sous l’appellation de BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine).” Le mouvement fut progressif. Forgé dans les années 1980 à New York par le banquier néerlandais Antoine Van Agtmael le terme de “marchés émergents” visait à vaincre les réticences des investisseurs américains à s’intéresser aux Bourses d’Asie orientale. Il ne traduit pas encore la prise de conscience d’un basculement, à l’inverse du terme de BRIC qui révèle déjà une certaine inquiétude, accentuée encore par le fait que le terme fut inventé en 2001 dans le contexte des attentats sans précédent perpétrés contre les États-Unis.
Lorsqu’il inventa la notion de BRIC, Jim O’Neil, économiste en chef de Goldman Sachs est persuadé d’assister à une bifurcation dans le mouvement de globalisation : “Celui-ci, jusqu’ici positif pour les États-Unis, allait se poursuivre dans l’avenir sans être synonyme d’américanisation ni imposer des structures et des croyances philosophiques et sociales américaines. Cette date charnière marquait selon lui la preuve de l’importance croissante du monde non occidental […]. La thèse était la suivante : en 2041, le poids de ces quatre États dans le PNB mondial dépasserait les six premières économies occidentales; ils seraient les piliers du XXIe siècle.” Ce moment est donc révélateur d’un basculement économique mais aussi psychique : en effet, avec l’invention des BRIC, l’Occident continue d’imposer sa carte mentale du monde, mais loin de toute tentation hégémonique, c’est son propre déclassement qu’il décrit et conceptualise.
La mondialisation,
théâtre de nouvelles affirmations nationales
Dès lors, on comprend qu’à l’inverse, les pays ainsi désignés se soient emparés aussitôt du concept au point de l’intégrer dans leur pratique diplomatique, les dirigeants de ces pays ayant entrepris de se rencontrer régulièrement, comme à Iekaterinbourg en 2009 et à Brasilia en avril 2010. De la sorte, observe le géographe, ils portèrent “le message d’une réunion au sommet où ne figurent ni Américains ni Européens, avec l’ambition de faire de ces acteurs un groupe de coordination économique susceptible de peser sur les réformes du système monétaire international et les dossiers examinés dans le cadre du G20.”
Toutefois, pour Michel Foucher, il ne faut pas se laisser abuser par la photogénie de ces poignées de main au sommet. Si elles traduisent incontestablement un désir commun d’émancipation à l’égard de l’Occident, elles ne créent pas pour autant un bloc homogène. “Les contradictions géopolitiques structurelles de ce regroupement économique […] se traduisent par une profonde méfiance réciproque. Les experts brésiliens jugent l’Inde très compliquée, et la Chine autocratique et prédatrice en Afrique et au Brésil. L’Inde et la Chine sont fondamentalement rivales mais peuvent s’allier sur des positions de négociation concernant les questions climatiques tout en divergeant sur la valeur du yuan – l’Inde se rapprochant alors du Brésil et des États-Unis.”
Ces pays sont tous candidats à la réorganisation du monde, mais ils défendent chacun une vision propre conforme à leur culture, à leur histoire et bien entendus à ce qu’ils estiment être leurs intérêts. Michel Foucher y perçoit un paradoxe trop souvent négligé en Occident : “La phase actuelle de ce qu’il est convenu d’appeler la mondialisation économique et technique produit non pas un ‘monde’ mais de nouvelles affirmations nationales. […] Cela invite à se défier de l’illusion d’un ‘monde’ qui se substituerait à toutes les autres instances, où tout serait déterminé par une seule échelle de référence. […] Car il n’y a pas ‘le monde’ au sens où il serait unique, structuré par des valeurs et des intérêts partagés, mais une scène ou, mieux, une arène où se déploient des activités et des stratégies d’inspiration d’abord nationale.”
Une ligne de fracture psychique dans la mondialisation
Or, dans cette arène et ce monde en voie de recomposition, les différents protagonistes ne se sentent pas également à l’aise. Michel Foucher salue la capacité des émergents à “bâtir des projections géopolitiques d’envergure et des représentations collectives de l’avenir”. Il observe “la confiance en soi presque condescendante des élites indiennes, la certitude incontestable d’un ‘moment’ brésilien, la conviction indiscutable des jeunes Chinois éduqués que la Chine sera bientôt le ‘numéro 1’”.
Autant de visions conquérantes et optimistes que l’on est aujourd’hui bien en peine de retrouver en Occident et singulièrement en Europe. Ici, “bien des préoccupations relèvent plutôt de la crainte d’une fin du monde, avec les peurs de l’an 2000, écologique (le fameux réchauffement de la planète) et frumentaire (les crises agricoles à répétition), médicales (les pandémies) ou démographique (allongement de la durée de vie se traduisant par un vieillissement et un déclin et des flux migratoires inéluctables).” Et de conclure : “Le référentiel ‘monde’ en Europe, connote d’abord ces grandes peurs millénaristes.” Autant de verrous mentaux qui empêchent bien sûr de se projeter sereinement dans l’avenir et qu’il va bien falloir faire sauter sous peine de voir les pays du Vieux Continent sortir pour de bon de l’histoire.
L’Europe, “puissance utile d’influence mondiale”
Pourtant, selon Michel Foucher, notre continent ne manque pas d’atouts à valoriser. “Nulle part ailleurs dans le monde on ne rencontre ce degré d’intégration politique, qui agit comme un multiplicateur de puissance et d’influence pour les États européens les plus engagés dans cette démarche coopérative. Mieux, les gouvernements européens animent entre eux une manière de laboratoire de multilatéralisme dont l’expérience et les acquis peuvent servir de référence pour la gestion des affaires d’intérêt commun au niveau mondial.” Enfin, il y a aussi des données dont les Européens ont trop peu conscience mais qui infirment l’idée d’un continent en décadence : l’Union européenne est le premier marché du monde, le premier exportateur mondial, le premier bailleur d’aide publique au développement. Elle est aussi le premier contributeur au budget des Nations unies et dans les opérations de maintien de la paix sous mandat de l’ONU, les Européens envoient dix fois plus de troupes que les États-Unis… Comment expliquer alors que les Européens n’aient pas conscience de leur rang réel et qu’ils doutent de leur capacité à façonner le monde ? Michel Foucher évoque une certaine “réticence européenne à se doter des outils de la puissance et à les exercer”. La volonté de surmonter et dépasser les conflits
étant dans son ADN, l’Europe est à l’aise dans un “monde forum”, mais beaucoup moins dans un “monde arène”. Cette limite dessine une feuille de route : réapprendre les rapports de forces et les conflits sans pour autant perdre son âme.
La Bataille des cartes. Analyse critique des visions du monde, par Michel Foucher, François Bourin Éditeur, 176 p., 29 €.