Mai 312012
 

Des BRICS, l’Inde est probablement le pays qui véhicule le plus de clichés. Géographiquement encadré au nord-ouest par le turbulent Pakistan et au nord-est par la non moins inquiétante puissance chinoise, le pays peine à se faire connaître en dehors du tourisme et de son aura mystique. Et pourtant ! Olivier Guillard, directeur de recherches « Asie » à l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), vient de publier une éclairante Géopolitique de l’Inde aux Presses Universitaires de France. Il explique qu’ayant « récemment pris une dimension toute autre – 9e économie mondiale, membre du G20… – l’Inde d’aujourd’hui, tirée depuis une décennie de sa relative torpeur par le dynamisme de son développement économique (moyenne annuelle depuis 2001 : + 8 %), est devenue un acteur international courtisé ». Forte de sa croissance, l’Inde n’entend plus jouer les simples figurants sur la scène internationale. Mais le vieux « pays des Hindous » chanté par Kipling en a-t-il la capacité ? Sa profonde hétérogénéité ethnique n’est-elle pas source d’instabilité géopolitique ? N’est-il pas finalement, au prisme de nos critères occidentaux, un nouveau « colosse aux pieds d’argile » ?

L’ancienne perle de l’empire britannique est une construction coloniale dont l’identité nationale reste largement à forger. Indépendante depuis 1947 au sein de frontières incertaines et d’ailleurs immédiatement remises en cause, elle se targue d’être aujourd’hui la plus grande démocratie du monde, avec près de 1,2 milliards de citoyens. Grâce au développement de « Business Units » dans le domaine des technologies de l’information et de la communication, notamment, l’Inde s’est imposée comme l’un des moteurs de l’économie mondiale. Sa croissance reste néanmoins à confirmer. Comment peut-elle transformer son développement actuel en une prospérité durable ? Comment compte-t-elle toucher les dividendes de son dynamisme démographique – sa population restant éclatée entre communautés aux religions souvent rivales (bouddhisme, islam, christianisme et sikhisme) ? Quelle stratégie de puissance, enfin, a-t-elle élaborée pour l’avenir ?

Une puissance économique encore en devenir

Suite à une grave crise monétaire et commerciale, l’Inde adopte au cours de l’année 1991 une série de mesures de libéralisation de son économie, mettant fin à plus de quarante ans de dirigisme. Ces réformes constituent un prélude indispensable à l’augmentation des investissements étrangers, à la modernisation du secteur bancaire et financier, ainsi qu’à la baisse de l’inflation. Quinze ans plus tard, l’Inde affiche un taux de croissance annuel tutoyant les 9 %. « D’un point de vue macro-économique, l’Inde a parcouru un chemin considérable depuis son entrée, timide et réservée au début, dans l’ère de la globalisation. En l’espace de 20 ans, après avoir tourné peu à peu le dos au protectionnisme, ses échanges commerciaux avec le reste du monde ont purement et simplement décuplé », résume Olivier Guillard. L’Inde séduit plus que jamais les vieux pays industriels de l’hémisphère Nord à la recherche de « relais de croissance pour [leur] économie atone »

Mais ces chiffres impressionnants ne doivent pas masquer une réalité : le développement économique de l’Inde demeure fragile. Il ne profite d’abord qu’à une infime partie de la population. La nouvelle classe moyenne supérieure ne représente en effet que 40 millions de foyers, tandis qu’un tiers des habitants – principalement ruraux – vit avec un dollar par jour. Olivier Guillard rappelle également que le dynamisme du sous-continent indien « repose en grande partie sur la vitalité de son secteur tertiaire. Suivant une tendance inverse à celle du secteur primaire, sa part dans le PIB national va croissante. Le secteur des services emploie environ un quart de la main-d’œuvre nationale, attire la majorité des investissements directs étrangers (IDE) et représente environ un tiers du total des exportations ». C’est le domaine informatique qui est actuellement le plus prometteur et constitue la vitrine économique de l’Inde à l’étranger. Il en résulte que New Delhi est extrêmement dépendante de la bonne santé de l’économie des services, dont l’équilibre voire la pérennité sont difficiles à assurer sur le long terme. Il lui faut donc impérativement refonder sa base industrielle et surtout réformer efficacement l’agriculture, sous peine d’hypothéquer à terme les fruits d’une croissance par trop dépendante d’un environnement international incertain. Des réponses apportées par le gouvernement dépend l’avenir du pays.

Déjà, les indicateurs alarmants s’accumulent. New Delhi tablait sur 10 % de croissance pour l’année fiscale écoulée : elle n’a atteint « que » 6,7 % en définitive. Plus grave, la production industrielle peine fortement à décoller, tandis que la dette publique atteint 80 % du PIB. En cause, notamment, la dégradation du commerce extérieur qui pâtit de la dépréciation de la roupie face au dollar. « En novembre 2011, la monnaie indienne a atteint son plus bas niveau face au dollar depuis…1973 ! Une situation susceptible d’alimenter les tensions inflationnistes », précise Olivier Guillard. Sachant que l’inflation est d’ores et déjà présente : elle a récemment frôlé les 9 % pour les seuls produits alimentaires.

À l’instar des autres pays émergents, l’Inde est ainsi confrontée au défi du développement d’un véritable marché intérieur. Il lui faut pour cela moderniser le pays et mieux distribuer ses richesses – ce qui n’est pas le moindre des défis pour une société dont la civilisation est profondément inégalitaire !

La difficile question de la réduction des inégalités

L’Inde, qui sera le pays le plus peuplé au monde en 2025, et dont la population croît déjà d’une vingtaine de millions d’habitants par an, arrivera-t-elle à répartir équitablement les fruits de la croissance ? Il en va de son développement économique comme de sa stabilité politique. Pour Olivier Guillard, « la pauvreté afflige encore un segment considérable, intolérable, de la population ; une douzaine d’années après l’entrée dans le IIIème millénaire, ère de tous les possibles, de tous les espoirs, le pays abrite encore la plus importante population infantile sous alimentée de la planète ». Plus grave, « certaines régions demeurent exclues ou si peu concernées par le développement qu’elles en nourrissent un ressentiment compréhensible (dont témoignent les velléités séparatistes). […] Voilà encore une contrainte intérieure considérable, dont la gestion (infrastructure, éducation, santé, emploi, service public) n’est guère aisée pour les autorités ».

L’OCDE, tout comme le Forum économique mondial, ont identifié trois principaux axes d’effort qui devront être pris en compte sous peine de devenir autant de freins à une prospérité durable. La lutte contre la pauvreté, d’une part, qui reste extrêmement élevée. Elle concerne les grands centres urbains, mais surtout les campagnes où vit la majorité de la population pauvre. L’enjeu premier est de nourrir une population toujours plus nombreuse et de contrer le risque d’un exode rural à la source de fortes tensions sociales. D’où la nécessité d’une relance de la production agricole. D’autre part, l’accès aux soins reste catastrophique. « Seuls sept pays au monde ont des dépenses de santé inférieures à celles de l’Inde (en pourcentage du PIB) », indique l’OCDE dans son dernier rapport sur le pays. Enfin, l’éducation reste un enjeu majeur. Aujourd’hui, un enfant scolarisé au niveau CP a 1 % de chance d’accéder à celui de la terminale ! Or pour toucher les dividendes de son dynamisme démographique, l’Inde devra disposer demain d’une main-d’œuvre éduquée. Malgré une scolarisation et une alphabétisation en progression, « les taux élevés d’abandon des études, la faible assiduité des élèves et l’absentéisme des enseignants posent encore de graves problèmes et nuisent aux performances scolaires », prévient l’OCDE.

L’affirmation en cours de la puissance indienne

« Après une attente qui lui parut trop longue et imméritée, l’Inde accède enfin au rang qu’elle estime être sien et légitime : figurer parmi les États de premier plan, incontournables, au cœur des faits et des grands dossiers de ce monde et de son temps », analyse l’IRIS. Le pays modernise ainsi son outil militaire pour s’assurer du poids de sa politique étrangère. Cependant, « si l’objectif de New Delhi reste de se défendre face à l’ennemi pakistanais, mais aussi de dissuader son partenaire chinois, ses dépenses militaires ont décru ces deux dernières années après une forte tendance haussière sur l’ensemble de la décennie » (cf. CLES n°65). Il n’en demeure pas moins que l’armée indienne est appelée à jouer un rôle croissant dans la stratégie de puissance du pays, qui, à l’instar de la Chine, mise tout particulièrement sur sa marine de guerre. « En 1991, New Delhi lance une politique orientale – Look East – destinée à contrer la présence chinoise et protéger son accès à Malacca où transitent son pétrole (5 % importés de Brunei, de Malaisie et bientôt du Vietnam), son charbon et ses minerais en provenance d’Asie du Sud-Est », écrit Alexandre Sheldon-Duplaix, du Centre d’études d’histoire de la défense. L’Inde voit en effet dans le partenariat sino-pakistanais le signe tangible d’une stratégie d’encerclement – que confirmeraient les investissements chinois au Bangladesh, au Sri Lanka et en Birmanie. Pour desserrer l’étau, l’Inde se rapproche du Japon et mise sur la haute mer. « Cet environnement maritime majeur, élément critique du commerce maritime international reliant le golfe Persique aux économies énergivores d’Asie orientale, est de plus en plus regardé par les stratèges indiens comme le terrain naturel de l’influence en devenir de leur pays. » À l’horizon 2022, Delhi envisage de faire de l’Indian Navy « la force prééminente » de la région, l’océan Indien étant censé devenir « l’océan des Indiens ».

« L’Inde, à la fois au cœur de son époque et lestée par les temps anciens, [navigue] entre les extrêmes pour tracer sa voie dans les méandres incertains du XXIe siècle. Avec un certain succès jusqu’alors ; mais gare à l’euphorie et à la vue (trop) basse », conclut Olivier Guillard. Le principal défi posé à la puissance indienne est en effet de réussir à conjuguer une identité riche, complexe et originale avec une croissance économique dont la solidité n’est pas évidente. Et à résister aux forces centrifuges de ses peuples, amplifiées par une forte poussée démographique. « Futur Grand, ou future zone de balkanisation ? » L’éventuel « modèle indien » reste pour l’essentiel à bâtir.