Alstom dans un engrenage géopolitique
Le 22 juin 2014, Alstom surprenait le monde économique en annonçant, par un simple communiqué de presse, la vente de 100% de sa branche énergie à General Electric…
Cette incongruité industrielle n’a pas manqué de poser des questions : comment l’entreprise, bien installée sur un marché très demandeur, leader reconnu en matière d’innovation, a-t-elle pu brader aussi rapidement à ses premiers concurrents une part capitale de son savoir-faire, de son leadership et, en même temps, de l’indépendance énergétique et militaire de la France ?
Les explications apportées par Patrick Kron, pdg d’Alstom depuis 2003, n’ont alors guère convaincu ! En fait, c’est un regard géopolitique qui permet de comprendre comment la France a dû capituler sous la pression d’un double chantage des État-Unis qu’elle n’a pas vu venir.
Dans la guerre économique, que les entreprises françaises ont parfois du mal à reconnaître, les États-Unis n’ont ni amis, ni alliés, seulement des concurrents à éliminer ou à racheter, avec l’aide de leur administration…
Depuis presque un demi-siècle, les États-Unis ont mis discrètement leurs systèmes de renseignement au service des entreprises et de l’économie américaines.
« Dorénavant, reconnait le Conseil consultatif des renseignements extérieurs, l’espionnage commercial sera considéré comme une fonction de la sécurité nationale, jouissant d’une priorité équivalente à l’espionnage diplomatique, militaire et technologique !( 1 ) »
En 1977, la NSA et la CIA créent l’Office of Intelligence Liaison qui deviendra plus tard l’Office of Executive Support, chargé de traiter les informations de nature économique et commerciale.
Officiellement, on affiche de bonnes intentions : lutter contre les risques de la prolifération nucléaire, contre le narcotrafic ou contre le terrorisme.
Il s’agit aussi de promouvoir le respect des droits de l’homme ou le fair-play et la transparence dans le business…
La réalité est sans doute plus crue : le système est d’abord conçu pour privilégier les entreprises américaines en les abreuvant d’informations confidentielles interceptées et en mettant le droit américain à leur unique service pour bloquer la concurrence.
La culture un peu cynique de l’« America first » ne date pas de Trump !
Alstom dans un engrenage géopolitique
Depuis 2007, Alstom se trouve ainsi englué dans plusieurs affaires de corruption au Mexique, en Italie, en Suisse, en Zambie, en Slovénie, au Brésil, aux Etats-Unis et au Royaume Uni.
Elles sont repérées par la NSA et la CIA et, en juillet 2013, le Department of Justice lance des poursuites judiciaires contre l’entreprise française pour un pot-de-vin de 300.000 dollars versé en 2004, par la filiale PT Alstom Indonesia, à un politicien local.
Alstom refuse de reconnaître les faits et n’accepte pas le « plaider coupable » suggéré par l’administration américaine.
Celle-ci élargit alors ses investigations à plusieurs autres contrats internationaux. Le 15 avril 2013, elle fait arrêter Frédéric Pierucci, vice-président de la division chaudières, à l’aéroport JFK de New York.
Il est enfermé dans la prison de haute sécurité de Wyatt où il restera 14 mois.
En même temps l’entreprise française est condamnée à une amende de 772 millions d’euros – la plus forte jamais infligée par l’administration américaine pour faits de corruption en dehors des Etats-Unis – amende qui n’a pas été provisionnée dans ses comptes…
Depuis longtemps, dans la guerre que se livrent les géants de l’énergie (Alstom, General Electric (GE), Siemens ou Mitsubishi), GE était prêt à investir beaucoup pour s’implanter davantage en Europe et renforcer ses capacités dans différents secteurs de pointe comme les turboalternateurs.
Le piège dans lequel l’administration américaine a poussé Alstom lui offre une opportunité trop belle ! GE est en embuscade…
Pris en ciseau entre une amende colossale et l’arrestation possible de ses cadres supérieurs itinérants, Patrick Kron, qui doit craindre aussi pour sa liberté personnelle, est acculé, contraint de céder et de commencer une négociation discrète.
Une capitulation française devant le chantage américain
Pendant les premiers contacts avec Jeffrey Immelt, pdg de GE, Lawrence Hoskins, ancien vice-président d’Alstom pour l’Asie, est arrêté à son tour dans les îles Vierges.
Cette double pression, financière et humaine, s’apparente, pour Alstom, à un véritable chantage et Patrick Kron va céder très vite.
Pour sortir de la nasse, Alstom doit vendre la totalité de sa branche énergie à GE, lui transférant ainsi de facto les risques juridiques qui la menacent et les possibles contentieux à venir.
L’entreprise française en rachètera ensuite 49,99%, mais sans reprendre à son compte lesdits risques juridiques…
Le 29 avril 2014, le conseil d’administration d’Alstom juge que l’offre de GE est « équitable […] d’un point de vue financier » et « favorable […] d’un point de vue juridique. »( 2 ) La cession est approuvée à l’unanimité.
Mais la rapidité et le secret de l’opération soulèvent vite des questions, sinon des indignations.
Certains bons connaisseurs du monde industriel émettent de sérieux doutes sur les explications données par Patrick Kron, ce dernier affirmant : « Je suis pour ma part plus convaincu que jamais que nous avions raison, à la fois sur le diagnostic et sur la solution […] La solution, c’est le choix de General Electric guidé par la complémentarité de nos produits et de nos technologies. »
Discours de communicants s’il en est, auxquel répond l’irritation de Daniel Fasquelle, député du Pas-de-Calais et vice-président de la Commission économique de l’Assemblée nationale.
« Vous essayez de transformer une défaite en victoire […] En vérité, c’est un fleuron de l’industrie française qui passe sous contrôle américain. »( 3 )
Comment expliquer un dénouement aussi calamiteux pour l’industrie française et l’indépendance nationale ?
Même si Alstom a fait réécrire l’histoire par des communicants experts en storytelling et a réussi à séduire les actionnaires de façon très habile, une analyse plus géopolitique montre que c’est là le résultat d’une rencontre détonante de trois aspects de la guerre économique : d’abord les pratiques parfois « limites », récurrentes et maladroites d’Alstom dans ses relations commerciales ; ensuite la mise au service des entreprises américaines des puissants moyens du renseignement des Etats-Unis ; enfin le développement de l’extraterritorialité du droit américain, imposé au monde entier au nom de la moralisation et de la transparence des affaires, mais en réalité à son seul profit.
En effet, depuis la fin des années 1980, les lois Trade Acts et les embargos ont permis à Washington de sanctionner les violations du droit américain par des ressortissants étrangers, en dehors des Etats-Unis, façon pratique et légale mise en place par les chantres du libéralisme pour éliminer la concurrence…
Alstom, un « scandale d’Etat » ?
En réalité, Alstom s’est fait piéger par ces défenseurs autoproclamés de la morale et de la transparence !
C’est là où il est intéressant de disséquer précisément les méthodes « grises » ou « noires » utilisées cyniquement dans la guerre économique.
En effet, malgré l’adoption par le groupe, en 2001, d’un code d’éthique, et la création en 2006 d’une direction puis d’un comité d’éthique et de conformité( 4 ), malgré, enfin, la certification par ETHIC Intelligence( 5 ) de son programme d’intégrité( 6 ), il apparaît que, plongé dans le quotidien de la compétition au couteau de la mondialisation, Alstom a poursuivi ses pratiques de conquête de marchés de façon très sophistiquée mais sans prendre suffisamment de précautions.
Ce sont ainsi des maladresses repérées par les renseignements américains (des mails explicites et compromettants non cryptés ont été échangés dans le groupe), qui ont fait qu’Alstom a été accroché par le Department of Justice, générant comme on l’a vu la plus forte amende jamais prononcée dans ce cadre et la mise en prison « haute sécurité » d’un dirigeant.
D’où une très forte pression.
Or Patrick Kron et son état-major se trouvaient dans la nasse car ce qui était en jeu, c’était l’accès du groupe à la commande publique internationale et la liberté de circuler de ses cadres.
Parfaitement informé par l’administration américaine, GE s’est engouffrée dans la brèche et a emporté rapidement la branche énergie d’Alstom !
Le ministère français de l’Économie a autorisé l’opération et gelé l’entrée de l’État, un moment envisagée, au capital de l’activité transports.
Face à cette capitulation, le journaliste Jean-Michel Quatrepoint, fin connaisseur de l’industrie et des technologies, ira jusqu’à évoquer un « scandale d’État »( 7 ) !
« Le protocole d’accord, affirme-t-il, est proprement hallucinant tant il fait la part belle à General Electric […] Au-delà des éléments de langage des communicants et de la défense de Patrick Kron, il s’agit bien de la vente – oserais-je dire, pour un plat de lentilles – d’un des derniers et plus beaux fleurons de l’industrie française à General Electric […] Tout se passe comme si cette pression psychique, voire physique, sur les dirigeants, la crainte d’être poursuivis, voire emprisonnés, la menace d’amendes astronomiques avaient poussé ces dirigeants à larguer l’activité énergie. Comme par hasard, il y avait un acheteur tout trouvé : General Electric. »( 8 )
Comme le rappelle Claude Rochet, ancien directeur du laboratoire d’intelligence économique de Bercy, « la perte d’Alstom au profit de l’américain General Electric (GE), n’est pas seulement qu’une catastrophe industrielle – une de plus après la perte de l’industrie de l’aluminium, de la sidérurgie, de l’automobile … – qui met en cause notre indépendance nationale mais elle est aussi l’illustration de la stratégie américaine d’utilisation de la législation anticorruption extraterritoriale basée sur la convention de l’OCDE de 1998, le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA). Dans l’affaire Alstom, il n’est pas possible de dire que cette [législation] a été délibérément utilisée pour favoriser la prise de contrôle par GE dès le début, il est clair par contre qu’il y a eu une convergence des deux stratégies. »( 9 ) Dont acte.
Qui peut encore douter de la réalité d’une guerre économique avec ses vainqueurs et ses vaincus ?
Pour en savoir plus :
– Alstom – Scandale d’Etat, par Jean-Michel Quatrepoint, Fayard, 2015
– L’anticorruption, une arme d’intelligence économique : autour du cas Alstom, par Claude Rochet http://claude-rochet.fr/lanticorrption-une-arme-dintelligence-economique-auteur-du-cas-alstom/
– Racket américain et démission d’Etat. Le dessous des cartes du rachat d’Alstom par General Electric, par Leslie Varenne et Eric Denécé, Rapport du CF2R n°13 – http://www.cf2r.org/fr/rapports-du-cf2r/racket-americain-et-demission-etat-le-dessous-des-cartes-du-rachat-alstom-par-general-elec.php
– L’extraterritorialité du droit américain, colloque de la Fondation Res Publica du 1er février 2016 (interventions de Jean-Michel Quatrepoint, Hervé Juvin, Jean-Pierre Chevènement, Francis Gutmann, Paul-Albert Iweins) – http://www.fondation-res-publica.org/L-extraterritorialite-du-droit-americain_r129.html – Sur le même sujet, voir l’avocat Olivier de Maison Rouge à l’Ecole de guerre économique, https://www.youtube.com/watch?v=ESh3zdkmQdY
1/ Cité dans le Rapport de Recherche n°13 (décembre 2014) du CF2R, Racket américain et démission d’Etat – Le dessous des cartes du rachat d’Alstom par General Electric, par Leslie Varenne et Éric Denécé. http://www.cf2r.org/
2/ Alstom, Rapport du Conseil d’administration sur les résolutions soumises à l’Assemblée générale extraordinaire convoquée le 19 décembre 2014.
3/ Assemblée Nationale. Commission des affaires économiques – Session ordinaire de 2014-2015 – Compte rendu de l’audition conjointe de M. Patrick Kron, président-directeur général du groupe Alstom et de M. Jérôme Pécresse, président d’Alstom Renewable Power et vice-président exécutif d’Alstom.
4/ Le code d’éthique sera révisé en 2007 et 2010.
5/ http://www.ethic-intelligence.com/
http://www.alstom.com/fr/integrite/integrity-programme/certification/
6/ Programme interne au groupe Alstom dont le but est de diffuser l’éthique et « la culture de l’intégrité ». http://www.alstom.com/fr/integrite/integrity-programme/
7/ Alstom, scandale d’État, par Jean-Michel Quatrepoint, (Fayard, 2015).
8/ Jean-Michel Quatrepoint in http://plus.lefigaro.fr/page/alexandredevecchio
9/ http://claude-rochet.fr/lanticorrption-une-arme-dintelligence-economique-auteur-du-cas-alstom/
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