Oct 292010
 

Pourquoi donc les Français n’aiment-ils pas leurs grandes entreprises ? Pourquoi prennent-ils tant de plaisir à les brocarder et à les dénigrer ? C’est la question judicieuse que pose Serge Blanchard, ancien vice-président du Boston Consulting Group dans un récent ouvrage. Cette attitude est, il est vrai, incompréhensible tant les entreprises de taille mondiale représentent un atout majeur dans la compétition économique et commerciale planétaire. Et si nous changions d’attitude en passant de la défiance à la fierté ? Car, par bonheur, la France dispose d’un grand nombre de ces champions mondiaux capables de tirer notre croissance et aussi de nous rendre confiance en nos capacités à relever avec succès les défis de la mondialisation.

Notre bien aimé citoyen connaît tous les clubs de football de la Coupe d’Europe, mais il ne connaît pas le nom des champions qui paieront sa retraite. Il connaît le Dinamo et le Spartak. Il s’aventure même en Ukraine. Mais Vinci ou Vivendi céquoitèce ? Non seulement le Français moyen ne connaît pas ses champions, mais, pire, il s’en méfie”,déplore Serge Blanchard,ancien vice-président du Boston Consulting Group et expert en stratégie d’entreprises. Un constat difficilement contestable et d’autant plus regrettable que, comme le proclame le titre de son ouvrage, “notre avenir dépend d’eux”, c’est-à-dire des grands groupes capables de porter nos couleurs sur les marchés mondiaux.

Le contexte : la compétition économique mondiale

Pour souligner l’importance stratégique croissante de ces entreprises tricolores de taille mondiale, l’auteur développe un raisonnement en trois points. Première idée-force : il faut cesser de se gargariser de notre PIB qui nous place à la cinquième place économique mondiale. Car le PIB n’est qu’une photographie à un instant t. Ce qui compte, c’est la croissance. “Or, si nous classons les grandes puissances sur cet axe et si nous imaginons un G 8 de la croissance, la vision est très différente. Nous n’entrons pas dans ce nouveau G 8, pas davantage dans le G 10. Ni même dans le G 15. Ce qui signifie que dans quinze ans nous ne ferons plus partie des dix premières puissances de la planète.” Il faut donc réagir et mettre le cap sur la croissance. Seconde idée-force : le terrain de jeu est aujourd’hui mondial.“Le grand générateur de croissance est le commerce mondial. […] Aucun pays ne peut construire sa croissance sur une longue période en se focalisant uniquement sur son économie nationale.”Troisième idée-force : malgré l’établissement de règles du jeu, la compétition économique mondiale est d’une violence inouïe. “La réalité, écrit Serge Blanchard, c’est la guerre. C’est la loi du plus fort. Tout simplement. Et il y a au final, un gagnant et un perdant. Vae Victis !”

Pas d’avenir sans champions planétaires

Pour l’auteur, ce contexte rend les champions planétaires indispensables. En effet, à de rares exceptions près, seuls les grands groupes, les “porte-avions” comme il les appelle, disposent de l’assise nécessaire pour aller chercher et capter la croissance là où elle se trouve, c’est-à-dire le plus souvent aux antipodes. Seuls eux jouissent d’une puissance suffisante pour résister l’âpre concurrence qui sévit sous ces latitudes, hors des marchés nationaux. “Chaque pays, écrit Serge Blanchard, peut se décrire comme une gigantesque plaque tectonique, remorquée par un attelage de chevaux qui sont ses fameux champions. Un pays est tiré par ses entreprises. Plus celles-ci sont fortes et se déplacent rapidement, plus le potentiel de développement du pays est important. Si l’on veut s’arrimer à la croissance mondiale, il faut s’implanter directement sur les blocs de croissance. Il faut prendre appui sur la dynamique de développement et d’investissement en infrastructures de telle ou telle zone. Et il faut le faire durablement, profondément. Les investissements sont lourds, les horizons de temps sont longs. Il ne s’agit plus de surfer. […] C’est le terrain des porte-avions.”

Une belle flotte de “porte-avions” français

Or, par chance – et aussi par héritage colbertiste – la France dispose d’une belle flotte de “porte-avions” capables de se projeter dans ces zones de croissance. “Ils commencent dès la lettre A : Air Liquide, Airbus, Alstom, Areva… Ils sont nombreux, plus que dans les autres pays. Dans le classement des 500 premières entreprises mondiales établi par le magazine américain Fortune – celles qui font plus de 12 milliards de chiffre d’affaires-, la France en compte 40. Même si son poids économique la place au cinquième ou sixième rang mondial, elle se situe là au troisième rang. Derrière les États-Unis et le Japon mais devant l’Allemagne, la Chine et le Royaume-Uni”, rappelle Jean-Marc Vittori, dans la préface donnée à l’ouvrage.

Ces classements ne sont pas fortuits : ils sont le fruit de notre compétence et reflètent de vraies aventures économiques, technologiques et humaines qui mériteraient d’être mieux connues de nos compatriotes : “Les groupes français, poursuit le directeur de la rédaction des Échos, sont partis explorer le monde entier avant de s’y installer. Carrefour a des hypermarchés à Taïwan, Vivendi s’implante dans le téléphone mobile au Brésil, LVMH est puissant dans le luxe au Japon, la Société générale et un acteur majeur de la banque en Russie. Vinci construit un pont de 40 kilomètres au Qatar, Suez Environnement purifie l’eau en Chine, Alstom construit une centrale nucléaire en Afrique du Sud… Il faudrait un livre entier pour recenser leurs conquêtes”.

Des fleurons nationaux ignorés voire méprisés

Il y a là de vrais motifs de fierté qui devrait nous inciter à envisager la mondialisation avec un œil plus confiant, voire plus conquérant. Or, il n’en est, curieusement, rien. Au lieu de saluer les réussites de nos champions, nous les dénigrons ! “Dans l’imaginaire collectif, Renault en viendrait presque à rimer avec fermeture d’usines, France Telecom avec suicides, Total avec marée noire, Société Générale avec spéculation, Carrefour avec ruine des paysans, EDF avec patron gourmand, Veolia avec surfacturation et tutti quanti.” C’est là une grave injustice et un étonnant masochisme que l’on ne trouve nulle part ailleurs. Sait-on ainsi qu’en Allemagne on trouve, dans de nombreuses villes, des rues portant le nom des champions nationaux comme Krupp, Heinkel ou Siemens ? Inimaginable en France où le lien naturel entre les Français et leurs entreprises semble rompu.

Dans un récent ouvrage sur “les atouts de la France dans la mondialisation” publié conjointement par les PUF et l’ESC Grenoble, l’historien Pascal Gauchon faisait le même constat : “L’attention des Français se focalise sur les changements qui affectent l’État sans rien voir ou presque, d’une autre révolution, celle de ses entreprises. Leur modernisation, leur internationalisation, leurs réussites sont peu connues. Quand elles le sont, c’est pour déclencher des indignations convenues. En 2007, les commentateurs insistent sur le niveau élevé des entreprises du CAC 40 et beaucoup s’en indignent. Avant de constater que la chute des profits en 2009 a entraîné une forte contraction de l’impôt sur les sociétés, aggravant le déficit budgétaire et la dette publique…”

Le coût de la défiance :
un manque de dynamisme collectif

Certains pensent peut-être que l’on peut s’accommoder d’une telle situation, puisque, après tout, la vocation des entreprises ne consiste pas à être aimées mais à produire des biens, des services et de la valeur. C’est là une vision biaisée des enjeux car, dans la compétition mondiale, entreprises, société civile et État ont partie liée. Aucun ne peut espérer l’emporter sans l’aide des autres. La dépendance est mutuelle et la dynamique collective. Mais comment donner naissance à un quelconque esprit d’équipe si l’un des membres est sans cesse accusé d’être, par nature, déloyal, égoïste voire malfaisant ? Pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres, cette suspicion freine le nécessaire rapprochement des mondes économiques et universitaires pourtant crucial dans le contexte d’une économie de la connaissance. Et si ce climat délétère expliquait en partie la difficulté française bien connue à transformer les découvertes scientifiques en innovations ?

Autre inconvénient : le manque de soutien à nos champions lorsqu’ils sont menacés. Peu suspects de dérive cocardière, Serge Blanchard et Jean-Marc Vittori s’étonnent ainsi du peu d’émotion suscité dans l’opinion par le rachat des géants industriels Péchiney et Arcelor par le Canadien Alcan et l’anglo-indien Mittal. “À première vue, ces changements de propriétaires ne posent pas de  problème. La gestion est la même partout. Dans un capitalisme ouvert, rien ne paraît plus normal. Le grand capital est toujours supposé apatride ! Sauf que cette vision ne correspond pas à la réalité. Une entreprise basée à Paris licenciera plus facilement à Shenzen qu’à Bécon-les-Bruyères. Il y a plus de chances qu’elle ait des laboratoires dans l’Hexagone. Et elle paiera davantage d’impôts au Trésor français. Les grandes entreprises ont une nationalité, des racines, une culture, des réflexes locaux.” Les Français ont donc bien tort de ne pas soutenir leurs champions industriels comme le font, tout naturellement, leurs partenaires et concurrents. En effet, lorsqu’un champion tricolore est absorbé par un concurrent, le prix à payer est celui de la disparition de savoir-faire, de filières, de richesses et bien sûr d’emplois…

Passer du culte de la verticalité à la culture de l’échange

Mais les grands groupes n’ont-ils pas, en retour, une part de responsabilité dans ce désamour? Serge Blanchard n’est pas naïf. Il sait bien qu’ils ne sont pas toujours exemplaires. Oui, c’est vrai, il leur arrive aussi de “jouer perso”. Et ils ne comprennent pas toujours le bénéfice qu’ils pourraient tirer en s’immergeant dans le tissu économique français qui constitue leur indispensable terreau de compétences.

Pour l’expliquer, il incrimine un travers culturel national : le culte de la verticalité. “Celle-ci, chez nous, est une seconde nature. La hiérarchie est une valeur naturelle. Nous aimons les tours. Les tours sont un paradis d’ingénieurs. Eiffel, le premier, a construit la plus grande en son temps. Avec les tours, on peut battre les records, la tour enclenche le mouvement vertical, naturellement, et donc les strates. L’échange au contraire, est par nature horizontal. Le monde de l’échange est un monde plan. Le monde des marchands n’est pas le nôtre. Il éveille immanquablement notre méfiance. Dans l’échange, les protagonistes se situent au même niveau. Il n’y a pas d’autorité, pas de supériorité, pas de sachant. […] L’échange est le monde des partenaires, où chaque partie est légitime dans ce qu’elle apporte. La hiérarchie fige. L’échange enrichit.” Dans le monde complexe et mouvant qui est désormais le nôtre, il est donc impératif d’acquérir cette culture de l’échange et du partenariat. “Essayons d’arrêter de penser gagnant-perdant ou dominant-dominé. Toute l’intelligence et tout le défi sont d’imaginer les situations pour en faire des relations gagnant-gagnant !”, suggère Serge Blanchard.

Ne plus parler de “sous-traitants” mais de “partenaires”

C’est tout particulièrement vrai des relations que les grandes entreprises entretiennent avec leurs sous-traitants. Le vocabulaire lui-même trahit la pauvreté de la relation : “donneur d’ordre” d’un côté, “sous-traitant” de l’autre… “Nous avons des fournisseurs. Nous leur donnons un cahier des charges. Nous exigeons bien sûr qu’ils réduisent leurs coûts. […] Mais, à force de réduction des coûts, nous les réduisons tout court. Nous en faisons des exécutants passifs, à nos ordres, à notre disposition. Et nous nous étonnons qu’ils ne soient pas suffisamment réactifs, proactifs.” Le trait est forcé bien sûr, mais il traduit une réalité : une certaine incapacité des grandes firmes à se nourrir pleinement des capacités d’innovation et d’adaptation de leurs fournisseurs. Comme l’a maintenant bien compris la filière automobile, lorsque l’enjeu est d’inventer de nouveaux produits, de nouveaux services, de nouveaux métiers, la créativité et l’agilité des partenaires sont de précieux atouts.

Autre domaine crucial et propice aux partenariats : la conquête de marchés internationaux. “Messieurs les capitaines des grands groupes, embarquez vos partenaires sur vos porte-avions. Le grand large est dangereux pour nos gazelles. Elles savent exporter, c’est leur discipline reine. Mais s’implanter en pays lointain est une autre affaire. Il faut apprendre à recruter, à déployer des systèmes de gestion, à intégrer les contraintes locales. Il faut la plupart du temps, envoyer des cadres sur place pour veiller au grain. La solution est simple : il faut s’accrocher aux porte-avions. C’est leur métier. Ils sont équipés pour ce type d’aventure. Voilà un partenariat évident”, exhorte Serge Blanchard.

Ensemble, changer de posture face à la mondialisation

En agissant de la sorte, les grands groupes contribueraient certainement à modifier le regard qui est habituellement porté sur eux. Mais – et c’est tout aussi important – ils concouraient également à un changement radical de la posture française face à la mondialisation. En effet, aujourd’hui, principalement vue comme une menace, elle pourrait être envisagée comme un défi à relever collectivement et comme une compétition que nous pouvons gagner ensemble. Ce ne serait pas le moindre des avantages de cet esprit de partenariat prôné par Serge Blanchard. De ce point de vue, pas de doute : notre avenir en dépend !

Notre avenir dépend d’eux, par Serge Blanchard, François Bourin Éditeur, 230 p., 20 € ; Vive la France quand même ! Les atouts de la France dans la mondialisation, sous la direction de Pascal Gauchon et Jean-Marc Huissoud, PUF, 346 p., 34 €.