Nov 272012
 

Jean-François Fiorina s’entretient avec Pierre Verluise

« La géopolitique sert à tous ceux qui veulent bien s’en servir » a coutume de dire Pierre Verluise. Chercheur, enseignant, éditeur, Pierre Verluise est un homme-clé du paysage géopolitique français. Il a été un pionnier en installant la géopolitique sur internet via la création dès l’an 2000 du site Diploweb.com, fréquenté par un large public, qui fait aujourd’hui référence. Spécialiste reconnu de la Russie et de l’Europe, Pierre Verluise publie en janvier 2013, Géopolitique des frontières européennes. Elargir, jusqu’où ? (Editions Argos, diffusion PUF).

Avec votre expérience de professeur enseignant depuis le début des années 90, comment voyez-vous la géopolitique en France et son évolution ?

La géopolitique est utile à tous. Prenons l’exemple de l’ISIT, la grande école du management interculturel, où j’enseigne depuis 2003. Ses étudiants sont formés pour faire travailler ensemble des personnes d’origines différentes. La géopolitique constitue pour eux un moyen pour disposer des clés de lecture du comportement d’autrui et de ses stratégies. Les étudiants saisissent très vite les enjeux de cette discipline. D’autant qu’ils savent que la pratique de la géopolitique sera un atout majeur dans l’exercice de leurs compétences au sein de l’entreprise. Dans le cas de l’École de Guerre – où j’ai créé en 2003 le séminaire de géopolitique de l’Union européenne et de l’OTAN – même adhésion enthousiaste des officiers, qui perçoivent mieux le fonctionnement et la logique d’une institution complexe avec laquelle, nécessairement, ils auront à faire à un moment ou l’autre de leur carrière. Il en va de même à la Sorbonne. J’ai là 36 étudiants sélectionnés sur 2 000 candidats. Ce sont des passionnés, qui abordent la géopolitique sans préjugés. On en a heureusement fini avec les poncifs qui voulaient que la géopolitique soit condamnée, de par l’utilisation négative que le Troisième Reich en avait faite. Certes, c’est un fait avéré, mais aujourd’hui la page est tournée. D’autres écoles ont su avec bonheur donner ses lettres de noblesse à la géopolitique. Il nous appartient aujourd’hui de porter sur elle un regard serein, pour en recueillir tout ce qu’elle peut nous offrir de positif comme grille de lecture et de compréhension du monde. Autre élément rassurant, la presse et le grand public s’intéressent aujourd’hui à la géopolitique.

Pour les étudiants, quel est l’enjeu de la géopolitique ? Quel regard portent-ils sur elle ? Bénéficie-t-elle d’un regain d’intérêt ?

D’abord, elle a le mérite de leur faire découvrir que « le monde existe ». Je dis cela en forme de boutade, mais il y a un fond de vérité. Car dans leur grande majorité, les étudiants lisent peu les journaux. Nous devons les amener à découvrir les bonnes sources, sous format papier ou numérique. En classe prépa, j’ai ainsi mis au point un exercice consistant à leur faire réaliser, par roulement, une fiche à partir de l’émission de Thierry Garcin sur France-Culture, Les enjeux internationaux. À partir de ce format très dense de 12 minutes, ils doivent réaliser une synthèse de 1 500 signes environ, accompagnée de deux citations clés et d’un lien actif vers le podcast. Ce qui les conduit à écouter, comprendre, rédiger, synthétiser. Incontestablement, pour les générations montantes, la géopolitique est installée dans le paysage. Le lectorat a changé. Il ne se tourne plus forcément vers le support papier, mais plutôt vers le numérique, qui a une marge de manoeuvre intéressante pour l’avenir. Cependant, il est souhaitable que perdure un socle solide d’éditeurs papiers – livres et revues – qui garde sa légitimité. C’est la raison pour laquelle j’ai depuis longtemps mis en ligne sur Diploweb une rubrique consacrée aux nouveaux livres et nouvelles revues.

Qu’est-ce qui vous a amené à créer Diploweb ?

En 2000, Diploweb devient historiquement le premier site géopolitique. Il l’est aussi par l’importance du lectorat. Diploweb vise à créer un espace pluraliste et transparent pour les experts, issus des rangs de la diplomatie, de la stratégie, de l’université, de la recherche, de l’entreprise, voire de la presse, afin qu’ils puissent confronter leurs approches. Car si personne ne détient la vérité, une démarche commune peut en revanche permettre de percevoir correctement une partie de la réalité. Le sérieux de l’entreprise engagée repose aussi sur la transparence. Ainsi, ceux qui s’expriment doivent présenter leur cursus détaillé et apparaître comme aptes à aborder telle ou telle question. Trop souvent, sur internet, n’importe qui dit n’importe quoi, donc le discours n’est pas crédible. En mettant en place ces procédures, on évite cet écueil. Certes, il se peut que surgissent des exceptions, en particulier pour des experts en activité, ou qui ne peuvent apparaître pour raisons de sécurité. Mais dans ce cas, je les connais, et peux garantir leur fiabilité. Enfin, je peux aussi m’appuyer sur la compétence et l’expertise des membres de notre conseil scientifique. Ceux-ci, au nombre d’une douzaine, tous internationalement reconnus, vont valider le texte proposé, le rejeter ou demander des corrections et précisions.

Comment parvenir à concilier cette activité éditoriale, très chronophage, avec la recherche ?

Je ne conçois pas mon activité d’enseignant, et même d’éditeur, sans une activité de chercheur. D’abord parce que la recherche, le fait d’avoir écrit de nombreux articles, d’avoir publié dans des revues de haut niveau, confère une légitimité. Il y a aussi l’intérêt des entretiens avec des personnalités, qui permettent de confronter sa propre approche avec celle d’autrui, bref de croiser les regards, les questionnements. Surtout, il y a la stimulation intellectuelle inhérente à la recherche. Avec parfois le plaisir de voir des écrits fouillés, mûrement réfléchis, servir ensuite de base de réflexion, d’inspiration ou de fil conducteur à des personnages haut placés.

Sur quel mode a évolué la géopolitique ces dernières années ?

La géopolitique sert à tous ceux qui veulent bien s’en servir : étudiants, journalistes, politiques, chefs d’entreprise, diplomates, militaires, etc. Indéniablement, Diploweb a contribué à mieux faire connaître la géopolitique et à en étendre la sphère d’influence. Et puis, il y a ce qui s’impose de facto par l’actualité. Les crises successives nous obligent à nous interroger sur la structure et le fonctionnement du monde dans lequel nous vivons. Par exemple, quelles ont été les incidences des élargissements de l’Union européenne de 2004-2007 ? Ou encore quid de la nécessité de lutter contre la corruption dans l’Union européenne ? Ce sujet, je l’ai abordé à l’aube des années 2000. En 2011, la Commission européenne a annoncé qu’elle remettrait en 2013 un rapport concernant la corruption sur un mode transversal… ce que j’avais moi-même pratiqué et préconisé. Preuve que l’on contribue à nourrir les débats. Ce qui est somme toute satisfaisant pour un chercheur. Il est cependant patent que la géopolitique en France manque d’hommes et de moyens. Nous ne trouvons la plupart du temps que de petites équipes, voire des individualités ne fonctionnant pas ou peu en réseau, sortant rarement du territoire. À l’évidence, la recherche française est moins dynamique que la recherche anglosaxonne, moins bien « vendue », moins bien diffusée – notamment à cause de la barrière de la langue.

Vos thèmes de recherche ont d’abord porté sur la Russie, puis sur l’Europe. Pourquoi ?

Dès mon adolescence, je me suis passionné pour les questions internationales, comme le Tiers-Monde. J’ai aussi découvert l’oeuvre d’Edgar Morin entre mes 17 et mes 22 ans. Je l’ai rencontré et interviewé plusieurs fois, notamment pour des émissions de radio que je produisais à l’époque. Et j’ai trouvé chez ce grand intellectuel un paramètre qui allait devenir un élément clé pour mon approche de la géopolitique : l’interdisciplinarité. À mes yeux, la géopolitique est par essence interdisciplinaire. Il convient de croiser les savoirs, d’utiliser les apports de la géographie, de l’histoire, de la démographie, de l’économie, de la stratégie, mais aussi du droit pour bien appréhender une situation géopolitique. Quitte à solliciter des experts et se faire corriger en amont de la publication. Pour en revenir à votre question sur ce choix initial de m’intéresser à la Russie, mon épouse, passionnée par les auteurs russes, avait fait l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales). Nous sommes ensuite partis ensemble en Union soviétique en 1983 puis nous nous sommes retrouvés un an, en 1985-1986, à Piatigorsk, dans l’extrême sud de la Russie d’Europe, aux portes de la Tchétchénie. Ce fut très formateur. Car nous étions totalement immergés dans cet univers où nous avons découvert l’envers du décor, les pénuries, la corruption, la misère, les difficultés à vivre au quotidien, le manque de médicaments par exemple, lorsque ma femme fut hospitalisée. Autant de choses que l’on se refusait à voir en France. C’est ce décalage entre ce que l’on observait sur le terrain et l’image qu’en recevait l’occident qui m’a le plus marqué. La perception de la réalité était faussée par une propagande que l’on présentait comme la « Glasnost », remarquablement bien faite, par de grands professionnels, qui faisaient avaler aux Occidentaux ce que ces derniers avaient envie de croire. À savoir qu’au début de ces années Gorbatchev, l’Union soviétique était supposée devenir un État de droit, une économie de marché, une démocratie, etc. On croit toujours ce que l’on a envie de croire, et l’on refuse de considérer ce qui nous dérange, ce qui bouscule nos certitudes.

Et votre engouement pour l’Europe ?

Il en est la suite logique. Je suis allé de nombreuses fois en Union soviétique, du Caucase à la Baltique, de Moscou à Irkoutsk. J’ai travaillé avec passion sur ce thème jusqu’en 1996, j’ai publié des centaines d’articles, deux livres et fait de nombreuses émissions sur Radio-France. J’ai arrêté volontairement de me consacrer au sujet quand je me suis aperçu que tout cela ne servait pas à grand-chose dans la mesure où les Français n’avaient pas envie de percevoir la réalité du pays. On a là une double action qui s’opère et qui permet que cet état de fait perdure : d’une part, les Français ne s’intéressent pas – et surtout ne veulent pas s’intéresser – à la question ; d’autre part, les réseaux, hier soviétiques et aujourd’hui russes, sont remarquablement organisés. J’ai donc décidé de me tourner vers la question européenne. Aujourd’hui j’étudie encore la Russie sous l’angle de sa stratégie à l’égard de l’UE mais pas sa politique intérieure, désespérante. Ma connaissance du bloc de l’Est m’a permis de basculer, au début des années 2000, sur la problématique de l’élargissement de l’UE. Contrairement à ce que l’on entend dire trop souvent, l’Europe est une question passionnante. À une condition toutefois : que l’on sache mettre le doigt là où ça fait mal ! Sous réserve de ne pas en avoir une approche idéologique, dans un sens ou dans l’autre, en sachant s’extraire des contingences de l’instantanéité, en étant décidé à aller au fond des choses, on peut faire un travail utile.

Une partie des difficultés liées à l’Europe vient d’un paradoxe. L’Union européenne est une démocratie, nul ne peut le nier. Mais elle s’est construite en évitant soigneusement le débat démocratique. Ce qui a produit une bombe à retardement, car les peuples ont le sentiment d’avoir perdu la maîtrise de leur destin collectif, perception accentuée par la crise. L’UE devient ainsi le bouc émissaire tout désigné. De fait, la césure s’étend. Cela fait d’ailleurs trois élections successives que le Parlement européen se trouve élu avec un taux de participation inférieur à 50 %. Cette approche négative ne doit pas faire oublier les succès liés à la construction européenne. L’Europe s’est élargie, nous avons su faire admettre nos normes, et cela sans guerre, ce qui constitue au regard de l’histoire une nouveauté pour le territoire européen. Mais il est vrai que l’on n’a pas su ou osé expliquer le sens de cette évolution historique, que cela s’est fait sans débat du côté des anciens Etatsmembres, que la Commission européenne s’est contentée de faire du storytelling rassurant, sur un mode dilatoire, sans jamais aborder les vrais enjeux… Pourquoi ne pas avoir tenu un langage de vérité, en disant ce que ça allait rapporter certes, mais aussi coûter ?

En guise de conclusion, que diriez-vous à des chefs d’entreprise ou à des étudiants sortant d’école de commerce quant à l’utilité pratique de la géopolitique ? 

Que ce soit pour le monde de l’entreprise ou celui des étudiants qui vont y entrer, ce qui me paraît essentiel, c’est la connaissance des fondamentaux, géographie, histoire, économie, démographie, institutions, défense, etc. Quel que soit le pays, on doit en connaître les rouages intimes, les oppositions voire les haines, les non-dits et les phantasmes, découvrir les représentations du monde qu’ont les différentes composantes du corps social, comprendre comment fonctionnent les réseaux, quelles sont les articulations entre les divers cercles et institutions… Certes, tout cela coûte et prend du temps. Mais cette approche évite de grosses erreurs, donc d’importantes pertes d’argent. Seconde recommandation : ne ratons pas l’aventure européenne. L’Europe offre aux entreprises un cadre commun, avec des normes semblables. Même si des pratiques varient d’un pays à l’autre, même si des erreurs ont été commises, l’ensemble apparaît nettement positif. Mais l’on doit bien constater qu’il n’est pas perçu comme tel. Or, il faut être lucide et comprendre que construire un État de droit, ça prend du temps. D’autant que nous évoluons dans une configuration stratégique radicalement nouvelle au regard de l’histoire. Les questions européennes sont traditionnellement l’apanage des facultés de droit, ce qui est somme toute logique dans la mesure où l’Europe s’est construite par le droit, par la norme. L’un des sujets les plus complexes que je connaisse est bien la géopolitique des institutions européennes ! Le poids du droit dans l’approche de l’Union européenne est probablement excessif. Il contribue à nourrir le désintérêt, car il est source d’incompréhension. Ajoutons à cela le fait que la crise joue un rôle de catalyseur, rendant évidentes les défaillances et les faiblesses. Or, cette tendance risque fort de s’accroître dans les années à venir. Qui aurait dit voici dix ans que la Commission européenne examinerait les budgets nationaux avant les élus ?… Il y a des transferts de souveraineté qui sont en train de s’opérer, ce qui pose la question de la gouvernance économique et d’un fédéralisme politique. On pointe ici du doigt les contradictions des États vis-à-vis de l’Union européenne. Les États et leurs élites sont attachés au pouvoir et n’ont pas envie de s’en défaire. Tout en sachant qu’une structure plus large qu’eux est nécessaire. D’où des calculs d’opportunité, qui souvent échouent. Comme rien n’est expliqué, les peuples ont le sentiment que chacun se repasse la patate chaude, ce qui engendre un malaise. Ne faudrait-il pas une fois pour toutes tenir enfin un langage réaliste ? Quand dira-t-on clairement que l’Europe va vivre une crise démographique majeure ? Que jamais l’Union européenne n’a été aussi hétérogène ? Que l’industrie de défense risque de connaître un sort incertain, avec des budgets recherche dérisoires, creusant un gouffre entre l’Europe et les États-Unis ?… La situation est grave. Sur ces sujets majeurs, il est urgent d’être lucides, de prendre les choses en main. La géopolitique peut se révéler un outil vital, capable de nous faire renouer avec une conception réaliste du monde. En le décryptant correctement, nous pourrons faire face. Il est grand temps que les pays européens redeviennent cohérents avec eux-mêmes.