Mar 192013
 

Jean-François Fiorina s’entretient avecYves Zlotowski

Yves Zlotowski est l’économiste en chef de Coface, groupe français aujourd’hui leader mondial de l’assurance crédit. Dans le monde risqué qui est le nôtre, Coface accompagne les entreprises, quels que soit leur taille, leur secteur d’activité ou leur nationalité, dans leur développement sur leur propre territoire et à l’international.

Yves Zlotowski

Yves Zlotowski : face aux incertitudes et aux défis de la mondialisation, cessons d’avoir peur et faisons preuve d’ingéniosité, de réalisme et d’audace.

La connaissance des réalités géopolitiques constitue donc une exigence de premier plan dans le travail d’analyse et de prospective mené au quotidien, en particulier pour soutenir les exportations françaises.

Économiste en chef d’un groupe mondial comme Coface, ça consiste en quoi ?

Avec une équipe d’une quinzaine de personnes, spécialisées par zones géographiques et par secteurs, notre mission réside en l’analyse économique, l’élaboration de prévisions et l’estimation de risques pays. Présente dans 65 pays, Coface est un leader de l’assurance-crédit de marché, assurant nos clients contre le risque de défaut dans le cadre de transactions commerciales courtes.

Coface a ensuite la particularité de gérer les garanties publiques pour le compte de l’Etat. Il s’agit de contrats d’exportations françaises qui ne sont pas assurables par le marché. La direction de la recherche économique fournit analyse macroéconomique, risque pays, sur les secteurs d’activité et les défaillances pour ces « deux métiers » de Coface.

Les économistes sont souvent décriés aujourd’hui, accusés de ne pas savoir anticiper…

Après la faillite de Lehman Brothers, on a vu éclater les printemps arabes, qui n’avaient pas été davantage anticipés. D’où un soupçon sur la validité des prédictions économiques. Cependant, paradoxalement, depuis l’éclosion de la crise de 2008- 2009, jamais le poids des économistes dans les institutions n’a été aussi grand. Car justement, il y a une forte demande d’anticipation en matière de risques pays.

On nous demande des scenarii, des analyses, des études nombreuses. D’autant que si la critique s’exerce à l’encontre des économistes, il faut tout de même reconnaître que ce ne sont pas eux qui ont pris les décisions ! On peut bien sûr anticiper certains risques, comme ce fut le cas pour la crise espagnole, mais quoi que vous fassiez, si le climat est à l’euphorie, les opérationnels et les décideurs ne vont pas forcément avoir tendance à vous écouter et à prendre les décisions ad hoc.

Cependant, Coface est réputée pour sa capacité à conduire des évaluations risque pays, à l’aide de modèles certes mais aussi d’expertise et d’expérience. Nous évaluons en outre l’environnement des affaires, et plus précisément la transparence des entreprises et le bon fonctionnement du cadre légal, qui affine notre vision du risque de défaut des entreprises.

Cela fait de grosses masses d’informations à gérer…

C’est certain. Mais les modèles reposant sur la compilation d’immenses masses de données sont à la fois utiles et potentiellement trompeurs. Seul le recul dont doivent savoir faire preuve les experts permet de disposer d’une appréciation qualitative des situations et donc de corriger le cas échéant l’approche initialement quantitative.

Un chiffre ou une lettre pour évaluer un pays, c’est satisfaisant pour l’esprit, certes, mais ce n’est pas forcément suffisant. Il faut ne pas se laisser aveugler par les chiffres, et savoir compléter l’analyse par une approche plus affinée, d’ordre essentiellement qualitative, reposant sur une connaissance réelle, profonde, des réalités du pays ou du secteur concerné.

Il faut aussi éviter un autre écueil : l’amour des observateurs pour la stabilité. Ce qui est stable à un moment donné semble stable par définition… C’est ainsi qu’il y a eu une mauvaise appréciation de ce qui était en train de se passer dans le monde arabe. Les mutations à l’œuvre il y a deux ans n’ont pas été perçues par les modèles, notamment en ce qui concerne la montée en puissance des exigences d’un changement politique. On ne saisit pas toujours la nature des changements culturels, sociaux, tels que la montée des classes moyennes, jeunes, urbanisées, qui prennent conscience de leur situation via les réseaux sociaux, et dont l’expansion se heurte aux problèmes de gouvernance, en l’occurrence à des institutions figées.

Le rôle des femmes par exemple, qui a beaucoup évolué dans le monde arabe, est particulièrement compliqué à introduire dans un modèle ! Or il s’agit là d’une évolution essentielle à prendre en compte. Et la complexité de nature « sociétale » se retrouve dans bien des endroits du monde, en Afrique, en Amérique du sud, en Russie, etc.

À vos yeux, où se situent aujourd’hui les principales zones à risques ?

Fait inquiétant, nous observons une détérioration croissante de la situation des pays avancés. Je pense en particulier aux incertitudes liées au sort de la zone euro, où se concentrent nos risques. Nous y constatons une explosion des impayés extrêmement préoccupante. Comme nous compilons des séries statistiques depuis 1970, nous voyons bien l’accélération dangereuse des cycles de crises. Autre facteur d’inquiétude : l’augmentation en France de la taille moyenne des entreprises défaillantes…

Désormais, les ETI sont de plus en plus touchées par la crise. Enfin, la demande interne en Europe est très affaiblie, tandis que la plupart des pays de la zone euro ne sont pas assez présents sur les marchés émergents. Et dans les pays européens qui vont à peu près bien, les entreprises qui ont du cash ne l’utilisent pas, par peur d’un futur incertain et du manque de clarté et de lisibilité des institutions européennes. Bref, tous ces facteurs conduisent à des comportements figés, avec une crainte de l’extérieur et de l’avenir. Se greffe à cela la question majeure de l’euro. Quelle politique de change adopter pour des pays qui n’ont pas les mêmes besoins en matière de taux de change ? Il y a un vrai problème d’unicité de la politique de change ce qui engendre une cruelle absence de leviers pour endiguer la crise.

En revanche, et fort heureusement, d’autres zones se portent mieux. On assiste ainsi à une amélioration indéniable des risques dans la majeure partie des pays émergents. Globalement, on y constate une plus forte résilience du tissu des entreprises. Moins d’impayés, une capacité nouvelle à résister à des chocs externes, des dettes publiques qui se sont réduites, en un mot, nombre d’émergents sont mieux gérés. Pour autant, les risques ne sont pas tous évacués bien sûr. Mais certaines zones comme l’Asie, et en particulier l’ASEAN, s’en sortent remarquablement, avec des économies qui ont amélioré leurs fondamentaux. C’est par exemple le cas de l’Indonésie.

Et s’agissant du reste du monde ?

Pour l’Afrique, même si la croissance est résistante, je serais plus réservé. Notamment parce que l’environnement des affaires demeure souvent incertain, avec des risques élevés. Nous avons en effet beaucoup de mal à obtenir des données fiables sur les comptes et les entreprises.

En Amérique du Nord, et notamment aux États-Unis, la situation est assez stable. Dans cette économie flexible, les choses se sont détériorées rapidement mais se sont rétablies tout aussi rapidement. Si les ménages sont endettés, les entreprises, depuis 2001, sont plus solides, et somme toute peu endettées. Mais, n’étant plus dopée par la dette privée, cette économie tournée plutôt vers le marché intérieur se montre moins dynamique qu’auparavant.

Quant à l’Amérique du Sud, elle a très bien résisté. Surtout le Brésil qui, même s’il a connu une faible croissance en 2012, a réussi une magnifique transformation ces dernières années. D’autant qu’il n’a pas oublié – à la différence de beaucoup d’autres pays – de commencer à traiter les grandes questions sociales. Bien sûr, on peut regretter qu’il existe toujours dans ces pays une tendance au protectionnisme pour préserver les secteurs menacés. Mais cela ne doit pas occulter globalement une belle réussite.

À vous entendre, les États jouent un rôle non-négligeable dans ces subtils équilibres, en matière de gouvernance et de climat des affaires…

La question des institutions est effectivement une question clé. Et à cet égard, la situation dans les émergents se révèle très inégale. Si le Brésil est un succès, en revanche, dans d’autres pays, il y a beaucoup de progrès à faire, en matière de transparence et de lutte contre la corruption, de droit des contrats et de la propriété, etc.

Mais surtout, j’observe que, face à la mondialisation, les émergents font preuve de beaucoup plus de pragmatisme. Initialement confiants dans la mondialisation, ils n’hésitent plus à engager très vite des actions concrètes pour défendre leurs intérêts… ce au moment même où la zone euro a besoin d’exporter ! Au plan géopolitique, il est d’ailleurs intéressant d’observer que ces pays développent une vision de recentrage géographique, de continentalisation, comme c’est clairement le cas en Asie. La solidarité Sud-Sud devient ainsi fondamentale, même si elle a parfois du mal à avancer car, en réalité, les émergents sont souvent concurrents entre eux…

Comment a évolué cette dimension du risque politique en un demi-siècle ?

Le risque pays classique que la Coface couvrait il y a 30 ans était le risque souverain. À savoir le risque que l’État fasse défaut : les guerres, révolutions, crises majeures pouvaient conduire à la répudiation de la dette… Nous avons aujourd’hui une palette plus étendue des risques : risques corporate, risques bancaires…

Savoir si l’État a un rôle positif ou pas sur la bonne marche des affaires est resté crucial. La transparence des affaires, la manière dont celles-ci se traitent doivent être appréhendées correctement. Oui, la nature des risques politiques a changé. De fait, entre les années 1990 et les printemps arabes, on a observé une réduction de risques politiques au sens classique du terme. Ce qui ne veut pas dire qu’ils n’existaient pas potentiellement. Mais les observateurs avaient tendance à les oublier. Les tensions latentes se sont transformées en ruptures politiques lors des printemps arabes, engendrant dans certains cas des impayés (Egypte ou Lybie).

Le monde serait-il devenu plus dangereux ? Quels conseils donneriez-vous à une entreprise qui veut se lancer à l’export ?

Oui, sans doute notre monde est-il plus dangereux. Mais il faut reconnaître que nous étions bien contents de nous bercer d’illusions ! A nous maintenant de sortir de nos certitudes infondées et de regarder la réalité en face. Nous pensions ainsi que M. Khadafi serait là pour toujours, ou encore, au tournant de l’an 2000, que le risque pays avait définitivement disparu, qu’il n’y aurait plus ni cycles ni problèmes… Le retour au réel est rude, mais c’est le prix à payer. Ce qui ne doit pas nous conduire au pessimisme ou à la sinistrose, bien au contraire !

La France bénéficie d’atouts formidables, surtout chez les émergents. Nous possédons des avantages comparatifs indéniables, grâce à une montée en gamme technologique mais aussi à un savoir-faire en matière de services… La grande force des économies de service réside dans cette capacité à offrir une gamme étendue de services aux entreprises, qui permettent d’accompagner le client sur le long terme. De plus en plus, les émergents détiennent la technologie mais n’offrent pas cette capacité d’accompagnement post-vente qui sécurise une stratégie de long terme.

Cependant, ne nous leurrons pas. Nous n’échapperons pas à des réformes de fond, par exemple sur le coût et la flexibilité du marché du travail, sur le dépassement de certaines lourdeurs, en particulier administratives. Ainsi, par exemple il serait très opportun de réfléchir à assouplir la politique de visas pour les journalistes ou les étudiants étrangers.

Le thème du prochain Festival de géopolitique qui se tiendra à Grenoble du 4 au 8 avril portera sur « la face obscure de la mondialisation ». Que vous inspire ce thème ?

Nous sommes entrés dans une phase de questionnement de la mondialisation. En Europe, la concurrence entre pays risque ainsi de générer de graves conflits commerciaux, à même de remettre en cause les fondements de la construction européenne et la complémentarité des économies.

Simultanément, on observe, comme nous le disions, un indéniable pragmatisme des émergents à l’endroit de la mondialisation : contrôles plus ou moins justifiés sur la qualité des produits, durcissement des licences d’importation, plans publics d’infrastructures réservés aux producteurs nationaux bref multiplication de mesures issues d’un protectionnisme plus ou moins avoué, mais potentiellement dangereux car porteur de conflits futurs.

Le choc de 2008-2009 peut conduire à une nouvelle phase moins favorable à la mondialisation, susceptible d’engendrer de fortes tensions. C’est pourquoi il me semble qu’il faut réfléchir à la domestication de cette mondialisation, dont les ravages ont été importants, en témoignent les conséquences de la faillite d’un acteur majeur de la finance globalisée, Lehman Brothers. J’ai fait ma thèse avec Michel Aglietta, qui fut un des rares à rappeler les dangers du risque systémique, lequel risque s’est concrètement matérialisé avec Lehman Brothers. On a vu un problème classique de surendettement se diffuser tous azimuts tant les économies étaient imbriquées ! C’est bien la preuve qu’il faut rapidement trouver un juste équilibre pour réguler une mondialisation débridée.

Quels conseils donneriez-vous à un étudiant quant à l’étude de la géopolitique ?

Prioritairement, d’aller passer quelques années dans un pays émergent. Il ne suffit pas de connaître Londres ou Madrid, il faut s’immerger dans une société différente, aller passer deux ans en Ukraine, en Chine ou au Vietnam. C’est extrêmement enrichissant. Car c’est le moyen de se confronter à des valeurs et des cadres culturels différents.

Jeune, j’ai vécu en Russie et en Ouzbékistan. Ce fut un choc certes, mais terriblement fécond. Il faut voyager et vivre dans des cadres complètement différents de celui où nous avons grandi. Et puis, bien sûr, je leur conseillerai la lecture. Il faut beaucoup lire, en veillant à puiser à des sources différentes. S’informer sur les pays, les systèmes, les cultures. Développer son sens critique, apprendre à confronter nos croyances et nos codes.

Dernière question : peut-on être optimiste quand on est économiste en chef de la Coface et que l’on a accès à toutes les informations, parfois inquiétantes, que vous détenez ?

Il faut surtout savoir se montrer lucide. Certes, au sein de la zone euro, on évolue actuellement au cœur de la dépression, dans une phase particulièrement difficile. Donc à court terme, il n’est pas évident de faire preuve d’optimisme. Mais une grande part de l’avenir va résider dans le fait de savoir si l’Europe veut ou non poursuivre sa grande aventure, si elle va parvenir à se renouveler.

L’Europe est un soft power absolument fantastique. Elle a réalisé et réalise encore beaucoup de choses mais il y a un déficit pédagogique qui empêche les populations de bien percevoir la réalité de ses réalisations et l’importance des enjeux à venir. Aussi, il m’apparaît capital que les institutions européennes trouvent le moyen de se renouveler face à la crise. Et cela, sur tous les plans : politique, social, diplomatique, militaire, culturel, scientifique, éducatif… Il faut que nous cessions d’avoir peur de l’avenir, que nous sachions nous montrer inventifs, que nous fassions preuve d’un nouvel état d’esprit, tout à la fois plus réaliste et plus audacieux.

A propos d’Yves Zlotowski 

Yves Zlotowski, 45 ans, est aujourd’hui l’économiste en chef de Coface, à la tête de la direction de la recherche économique groupe. Fondé en 1946, privatisé en 1994 et devenu depuis une société filiale à 100 % du groupe bancaire Natixis, le Groupe Coface est un leader mondial de l’assurance crédit, qui accompagne les entreprises, quels que soit leur taille, leur secteur d’activité ou leur nationalité, dans leur développement sur leur propre territoire et à l’international.

L’objectif est de protéger les entreprises contre le risque de défaillance financière de leurs acheteurs. Mais aussi de les conseiller en amont, pour évaluer les risques en fonction des zones concernées. Une mission qui requiert une excellente connaissance de la géopolitique. Cette expertise de la Coface repose d’ailleurs sur un puissant réseau international qui lui permet aussi de proposer à ses clients des services d’assurance-crédit dans 97 pays, directement ou via ses partenaires.

La formation d’Yves Zlotowski le conduit tout d’abord à des études d’économie à Paris-I, puis à un DEA de Monnaie, banque, finance et un magistère de Relations internationales, toujours à Paris-I. Il soutient ensuite sa thèse de doctorat en sciences économiques, La monnaie dans la transition russe (1992-1997), sous la direction de Michel Aglietta, à Paris-X Nanterre. Outre ses activités à la Coface, Yves Zlotowski enseigne depuis 2003 dans le cadre du master Diagnostic économique international à l’université de Paris-Dauphine.

Parlant anglais et russe, Yves Zlotowski commence d’ailleurs sa carrière professionnelle comme économiste à l’Agence financière pour la CEI à l’ambassade de France à Moscou (juin 1995 – novembre 1997). Il devient ensuite consultant au CERI (Centre de recherches en sciences sociales de l’international – Fondation Nationale des Sciences Politiques) et au CAP (Centre d’analyse et de prévision – Ministère des affaires étrangères) de mai 1998 à juin 2000. Il intègre ensuite le Crédit agricole Indosuez, comme économiste marchés émergents, en couvrant les zones d’Europe centrale et orientale ainsi que la Turquie (juillet 2000- septembre 2001).

Yves Zlotowski publie régulièrement dans un certain nombre de revues spécialisées : Revue d’économie financière, Économie Internationale, Problèmes économiques, Revue d’économie politique, revue économique, Études du CERI, Politique Internationale… Il est également présent dans différents médias plus « grand public » comme Le Monde, La Tribune, AGEFI, LCI, Bloomberg, France 3, BFM Business, Radio classique… Il est aussi actif dans de nombreuses rencontres internationales comme au Colloque risque pays Coface, à Ubifrance, au CEPII, à l’EHESS, à Sciences po Paris, au CERI, à l’Université de Paris X, à la CCIP…

Enfin, Yves Zlotowski participe à de multiples missions d’évaluation, dans des zones aussi diverses que le Brésil, le Mexique, la Chine, l’Afrique du Sud, la Turquie, la Russie, la Pologne, l’Ukraine et sur l’ensemble de l’Asie Centrale.