Oct 112012
 

D’abord financière, puis économique, la crise mondiale à l’oeuvre depuis 2008 met en exergue les rapports de force qui lient États souverains, institutions internationales et marchés financiers. Les enjeux sont de taille car ces derniers sont le lieu où s’établissent les circuits de financement des économies nationales, s’organise la liquidité de l’épargne investie à long terme, se fixe le prix des matières premières et où sont cotés les actifs mobiliers nécessaires au développement des entreprises. Bref, difficile de se passer des marchés si l’on entend assurer un développement national pérenne ! Ainsi, « la mondialisation des marchés et des capitaux a non seulement produit une nouvelle géographie économique, mais aussi de nombreux conflits entre États : l’ouverture économique, les plans d’ajustement, la gestion des crises sont loin de faire consensus », résume Franck Debié, professeur à l’ENS-Ulm. Dans quelle mesure la crise actuelle bouscule-t-elle l’ordre international établi jusqu’alors entre les nations ? Loin d’être totalement dématérialisée et cosmopolite, la « planète financière » est plus que jamais un enjeu, et son contrôle un levier de l’action (géo)politique.

Au commencement était la libéralisation des mouvements de capitaux. La finalité étant, entre autres, de favoriser les apports de capitaux étrangers. D’abord initiée entre pays riches au début des années 1980, elle s’est ensuite généralisée au reste du monde. À l’instar de l’Inde et de la Chine, certains pays ont toutefois conservé un « contrôle des changes » a minima. Il en résulte qu’ »en situation de libre circulation des capitaux entre deux territoires, soit les politiques monétaires et plus généralement macroéconomiques des deux territoires sont indépendantes et non coordonnées, et le taux de change entre les deux monnaies fluctue nécessairement, soit le pays qui veut maintenir une certaine stabilité des changes avec l’autre doit aligner sa politique monétaire sur celle de l’autre », analyse l’économiste Pierre-Noël Giraud. Il serait dès lors impossible pour un État de bénéficier à la fois de la liberté de circulation des capitaux, de changes stables et d’une politique monétaire indépendante. Il ne pourrait utiliser au maximum que deux leviers, qu’il lui faut donc choisir. Par exemple, « si les politiques monétaires en Europe et aux États-Unis sont indépendantes, le taux de change entre l’euro et le dollar fluctue amplement. Pour qu’il se stabilise, il faudrait une coordination des politiques monétaires entre ces deux zones. La Chine maintient un taux de change fixe du yuan avec le dollar, non pas en alignant sa politique monétaire sur celle des États- Unis, mais en restreignant les mouvements de capitaux aux frontières de la Chine ». La « souveraineté monétaire » est ainsi de plus en plus contrainte, et soumise à de fortes tensions par temps de crise.

Le poids de la globalisation financière dans les politiques nationales

Loin de se cantonner à la monnaie, la globalisation financière est également la résultante de l’application de la règle des 3D (déréglementation, désintermédiation, décloisonnement). La première a consisté à supprimer l’encadrement du crédit sur les marchés financiers. Ce qui signifie que les capitaux sont librement placés, de préférence sur les places les plus rémunératrices. Cette déréglementation s’est accompagnée de la libéralisation du financement des déficits publics. La conséquence la plus emblématique est la détention en grande quantité de bons du Trésor américain par la Chine et la possibilité offerte à cette dernière de prétendre s’immiscer dans la gestion publique de son débiteur. Ainsi, en 2011, lorsque l’agence Standard & Poor’s dégrade la notation des États-Unis, Pékin déclare avoir « tous les droits d’exiger de Washington qu’il garantisse la sécurité de ses avoirs en dollars ». L’attitude de la Chine se comprend d’autant plus qu’elle ne peut se désengager de ce placement sans risquer de perdre gros en affolant les marchés ! Qu’elle diversifie ses investissements, en Europe notamment, ne la rend pas moins dépendante de l’avenir économique et financier de son principal partenaire et concurrent. Il est décidemment bien difficile de dissocier marchés et géopolitique.

La seconde évolution de la mondialisation financière – la désintermédiation – a introduit la possibilité pour les agents économiques de se financer directement sur les marchés financiers – et non plus seulement auprès des banques. Une très large partie des grandes entreprises y ont recours. En période de crise boursière, certaines d’entres elles se retrouvent en situation délicate voire poussées à la faillite, avec son cortège d’effets socio-économiques que les gouvernements auront à gérer. Enfin, le décloisonnement a tendu à abolir les frontières entre marchés financiers (actions, obligations et devises), ouvrant ainsi la voie à la titrisation qui fut à la genèse de la crise des subprimes. Depuis 2008, les effets d’annonce politiques se sont multipliés, en vain, pour exiger un meilleur encadrement des marchés financiers. Leurs crises systémiques et les dérives potentielles ont, il est vrai, un impact direct sur la politique des États. Mais ces derniers sont loin d’être neutres.

Des marchés financiers ancrés dans la géographie physique

Mais qu’entend-on au juste par marchés financiers ? Le professeur Jean-Claude Ruano-Borbalan et Sylvain Allemand rappellent que « ce sont d’abord des institutions concrètes : les bourses (Wall Street, l’Euronext, la société paneuropéenne, etc.) qui organisent la vente ou l’achat d’actions ou d’obligations, de devises, qui permettent aussi de se prémunir contre les risques de pertes liés à l’inflation et à la variation des taux d’intérêt ou de change ». On pourra toujours arguer que ces bourses sont aujourd’hui largement virtuelles. Mais elles obéissent à des droits nationaux dont les spécificités sont telles « qu’on ne peut parler de marché boursier mondial ni même européen ». Les marchés financiers, « ce sont ensuite une diversité d’acteurs à commencer par les investisseurs institutionnels, qui assurent une gestion collective de l’épargne des ménages ». On y retrouve pêle-mêle les fonds de pensions, les fonds mutuels, les fonds alternatifs (les fameux Hedge Funds), les fonds souverains ou encore les compagnies d’assurances. Ensemble, ils pèsent bien plus que le total des PIB des pays industrialisés. Les banques, quant à elles, jouent le rôle d’intermédiaire entre services bancaires et financiers. Il conviendrait d’ajouter encore les investisseurs privés et les professionnels des marchés financiers au rang desquels figurent les agences de notations. Or, l’ensemble de ces acteurs, loin d’être apatrides, obéissent à des législations nationales. Certes, les paradis fiscaux peuvent offrir des échappatoires utiles, mais il s’agit là encore de territoires physiques dotés de réglementations propres.

S’il y a une géographie physique de la planète financière, il est donc loisible de la cartographier pour en faire ressortir les lignes de forces géopolitiques. C’est le défi qu’a relevé l’hebdomadaire La Tribune en établissant un « atlas des marchés financiers ». Il en ressort les principaux constats suivants :

  1. Le siège du capitalisme mondial demeure les États-Unis. Le poids de sa capitalisation boursière est écrasant. Mais ce leadership n’est plus exclusif : « Force est de constater que la planète financière se divise en de multiples pôles […], avec une densité naturellement forte en Europe, mais aussi en Asie et pas seulement en Chine. Et ce sont ces nouveaux centres financiers qui, depuis une dizaine d’années, ont enregistré les progressions les plus significatives. »
  2. Ce sont les États-Unis qui abritent toujours la majeure partie des grandes entreprises multinationales – à l’exception notable du secteur bancaire. « La capitalisation boursière des banques chinoises est supérieure à celle des banques américaines et européennes, mais ce seul indicateur ne suffit pas à tirer des conclusions définitives sur la santé réelle des banques chinoises. » (cf. note CLÉS n°69, 24/05/2012).
  3. Ce sont les pays émergents qui épargnent le plus, en pourcentage de leur PIB. L’examen du taux d’épargne de la Chine est tout à fait remarquable. On assiste ainsi à un net décentrage de l’épargne mondiale vers l’Asie.

Gardons-nous donc d’enterrer trop vite les États-Unis et l’Europe ! Ils restent pour l’heure largement en tête. Mais pour combien de temps encore ?

Des marchés financiers à l’image de la réalité géopolitique

La radioscopie des marchés financiers reflète relativement bien la réalité géopolitique actuelle. À savoir le déclin relatif des États-Unis et de l’Europe face à des pays émergents particulièrement dynamiques, même si ces derniers doivent encore faire leurs preuves (cf. note CLÉS n°65, 26/04/2012). La crise actuelle ne fait que renforcer ce mouvement de « renversement du monde » (Hervé Juvin). Elle montre surtout que les marchés financiers ne constituent pas un monde à part, totalement déconnecté du réel – comme le prouve la crise de la zone euro. Trop rapidement réduite à une crise de la dette souveraine, elle reflète surtout une grave crise de compétitivité, aux racines plus profondes et aux conséquences politiques et sociales potentiellement redoutables.

Car les interdépendances issues de la mondialisation ne se limitent pas à la finance proprement dite. Les désordres financiers et économiques se traduisent souvent en instabilité géopolitique, laquelle alimente à son tour l’instabilité des marchés (cf. note CLÉS n° 63, 12/04/2012). Cercle vicieux s’il en est, il ne sera cassé qu’avec une reprise en main des marchés par les États, à travers de solides politiques économiques et, surtout, davantage de coopération mondiale. Encore une fois, le réalisme s’impose. Il est peu probable que les outils du XXe siècle soient adaptés aux défis du XXIe ! L’heure semble venue de revisiter, notamment, les institutions internationales nées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En l’absence de l’Europe, une tâche pour les prochains leaders américain et chinois ?

Pour aller plus loin :

  • La mondialisation, par Pierre-Noël Giraud, Éditions Sciences Humaines, 165 p., 10,20 € ;
  • « Le nouvel atlas de la puissance financière », par François Roche et Gabrielle Debras, in La Tribune, 01/06/2012, 3 € ;
  • La mondialisation, par Jean-Claude Ruano-Borbalan et Sylvain Allemand, Éditions du Cavalier bleu, 128 p., 9,95 €.