Oct 232012
 

Jean-François Fiorina s’entretient avec Didier Lucas

« L’évolution du monde et de l’économie, la modification incessante des règles de la concurrence font que la pratique de la géopolitique va devenir de plus en plus indispensable au pilotage de l’entreprise. » Ce constat émane de Didier Lucas, directeur général de l’Institut Choiseul, spécialisé dans l’analyse des questions stratégiques internationales. Il vient de diriger l’ouvrage collectif, Les diplomates d’entreprise – Pouvoir, réseaux, influence, (Choiseul éditions). Pour les directeurs des relations institutionnelles des grandes organisations, tournés vers l’international au quotidien, la géopolitique constitue désormais un paramètre-clé pour agir.

Que recouvre le terme de « diplomatie d’entreprise » ?

La diplomatie d’entreprise renvoie à une vision stratégique. Donc une politique, une ambition globale, une approche de la compétition et des marchés autour des jeux de lobbying et d’influence. La diplomatie d’entreprise, à l’instar de l’intelligence économique, concourt à renforcer la compétitivité de l’entreprise et à développer sa performance. La France n’est certes pas en avance dans ce domaine, notamment face aux pays émergents comme la Chine ou le Brésil. Ceux-ci développent des approches originales, souvent guidées par la nécessité dans cette course à la puissance et à l’influence où ils sont entrés de plain-pied. Les pays émergents se fixent des objectifs précis, ont des espérances de gains clairement affichées, dans le cadre de ce que Christian Harbulot nomme le rapport du faible au fort. Nombre de grandes entreprises françaises évoluent sur le marché mondial dans une configuration différente. Etant parmi les leaders dans un certain nombre de domaines – banque, finance, énergies, etc. – elles se situent dans une logique inverse, du fort au faible. Elles sont dans des postures réactives plutôt que proactives. Elles s’évertuent à préserver un pré-carré, cherchent à défendre des avantages compétitifs. Elles se situent pour beaucoup d’entre elles dans une logique de Ligne Maginot, autrement dit avec un dispositif solide en apparence, mais qui peut très vite être contourné dès que changent les règles du jeu et qu’apparaissent de nouvelles logiques.

C’est là où la démarche de diplomatie d’entreprise rétablit les choses en favorisant la proactivité, en particulier grâce à la connaissance fine que l’on peut avoir du terrain et des concurrents. On peut alors se montrer proactif, tout à la fois face aux acteurs et face aux bouleversements de l’environnement, face aussi aux règles en perpétuelle évolution. On entre ici dans une logique utilement offensive – je précise bien offensive et non pas agressive. Même si certaines d’entre elles se trouvent légèrement en retrait, force est de constater que beaucoup de grandes entreprises françaises ont fait ces dernières années des efforts méritoires pour bien saisir les enjeux, déterminer correctement les objectifs stratégiques et agir. Mais il faut reconnaître que ces grandes organisations ont leur logique propre, qu’elles sont complexes, avec beaucoup de strates hiérarchiques et des processus de décision souvent trop longs. Dans les structures équivalentes des pays émergents, les managers sont souvent plus jeunes, les modes opératoires plus resserrés. L’état d’esprit qui y règne fait que l’entreprise est plus agile, plus audacieuse, plus nerveuse, plus offensive. Culturellement, on y est naturellement plus offensif.

Trop longtemps, nos entreprises ont chassé en solitaires, étant parfois concurrentes entre elles sur des marchés pourtant porteurs. Comment leur apprendre à chasser en meute et qui peut favoriser ce changement ?

Dès 1994, le rapport Martre avait souligné cette déficience. Mais donne-t-on réellement aux entreprises françaises les moyens d’agir autrement ? Si nos voisins allemands le font avec brio, c’est sans doute parce que, culturellement, ils agissent de la sorte depuis le XIIIème siècle. De la même manière, si l’on examine le mode sur lequel fonctionnent les entreprises américaines aujourd’hui, on doit bien admettre que la culture et les habitudes y sont très différentes de celles que l’on relève chez nous. Ainsi, en matière de réponse à des appels d’offre à l’international, les firmes américaines se trouvent au départ dans une logique de concurrence quasiment idéale, donc de franche compétition. En revanche, au fur et à mesure que le processus d’appel d’offre progresse, on observe entre elles des rapprochements guidés par le pragmatisme, l’objectif étant d’avoir au stade final deux entreprises américaines sur les trois retenues. Côté français, la logique est complètement différente. L’administration française laisse allègrement nos entreprises s’écharper dans les premiers rounds, n’apportant son éventuel appui que si l’une d’entre elles survit à ce carnage. Notre administration a pour règle d’or de ne pas interférer dans la lutte entre entreprises. Le malheur est que, si idéalement cette non-ingérence peut se comprendre, en revanche, dans les faits, elle a un coût. Car peu d’entreprises parviennent à survivre à ces premiers combats, et si elles y réussissent, elles sont tellement épuisées qu’elles ne parviennent pas, in fine, à emporter le marché. Notre problématique majeure à l’heure présente serait donc de réfléchir très vite à la façon d’organiser de meilleures synergies entre le public et le privé.

Comment les diplomates d’Etat voient-ils cette évolution ?

Fort heureusement, les nouvelles générations de diplomates ont parfaitement saisi les enjeux. Vous l’avez bien mis en relief à l’occasion de l’entretien que l’ambassadeur Pierre Buhler vous a accordé en mars dernier, lorsque vous lui avez décerné le prix Anteios de géopolitique pour son livre La puissance au XXe siècle, les nouvelles définitions du monde [CNRS éditions, préfacé par Hubert Védrine – voir Les entretiens géopolitiques mensuels du directeur, n° 12, mars 2012, Géopolitique, les nouveaux visages de la puissance]. Fins observateurs de la mondialisation, analystes chevronnés des réalités politiques et économiques, nos diplomates  savent qu’il doit impérativement se créer des synergies entre public et privé sous peine d’évincement progressif voire de disparition de la présence française. Malheureusement, le Quai d’Orsay est pauvre, les budgets de fonctionnement ne cessent de diminuer même si, corrélativement, la cotisation de la France auprès des différentes organisations internationales ne cesse de croître. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le corps diplomatique stricto sensu a peu de moyens et est faible au regard des enjeux internationaux et du rang que la France prétend jouer dans le jeu subtil des relations internationales.

Ce constat est d’autant plus incompréhensible que nous prétendons agir dans toutes les zones du monde ! Plutôt que d’avoir des représentations dans tous les pays du monde avec peu de moyens, ne devrions-nous pas faire preuve de sagesse et concentrer nos moyens – restreints reconnaissons-le – sur des zones clés, où nous avons de réels intérêts et des possibilités d’action ? N’est-il pas grand temps d’envisager un repli tactique pour générer un redéploiement stratégique davantage conforme à notre vision ? L’intelligence stratégique de nos diplomates, leur capacité à appuyer la diplomatie d’entreprise, constituent un atout majeur qui ne demande qu’à fleurir. Encore faut-il que nous soyons capables de nous remettre très rapidement en question, de nous réorganiser, de régler nos querelles intestines entre ministères, administrations et autres agences d’Etat qui coopèrent plutôt mal…

Dès lors, comment nos entreprises peuvent-elles s’y retrouver ?

De quels types d’entreprises parlons-nous ? Des grands groupes ? Des ETI [ndlr : entreprises de taille intermédiaire] ? Des PME ?… Les grandes entreprises connaissent les rouages et la logique de la diplomatie économique, elles savent comment engager des synergies avec la puissance publique. Les autres, en revanche, ont souvent tout à découvrir. Ce sont donc elles qu’il faut aider et éclairer. Mais comment s’adresser à leurs directions ? Que faut-il leur proposer ? De quelle façon se mettre à leur niveau ?…

C’est ce que vous avez cherché à faire avec votre ouvrage sur les diplomates d’entreprise ?

Nous avons d’abord voulu effectuer un travail de recherche sur les pratiques de management dans les entreprises françaises en général. Première observation: les très grandes entreprises sont indéniablement des référents. Les PME ont tendance à reproduire les pratiques des grands groupes en les adaptant à leur propre contexte. Dans le développement de l’internalisation des pratiques de l’intelligence économique, les grandes structures ont été précurseurs, en activant par exemple des cellules de veille en interne. Et les PME ont suivi. Si en matière de ruptures technologiques, l’innovation vient souvent des PME, en retour, sur les approches organisationnelles, l’innovation vient des grands groupes. C’est la raison pour laquelle dans ce livre, nous avons voulu faire témoigner des praticiens de cette diplomatie d’entreprise.

Mais cela a un coût…

Bien évidemment, il faut des ressources suffisantes pour qu’une PME puisse créer un poste à temps plein en ce domaine. Cependant, n’oublions pas qu’elle a souvent peu de visibilité sur son carnet de commande, sur ses perspectives de croissance. Il lui est donc quasiment impossible d’internaliser une telle ressource. Ensuite, la diplomatie d’entreprise renvoie au questionnement stratégique de l’entreprise. Or, dans le paysage français, les dirigeants de petites entreprises sont majoritairement les fondateurs. La stratégie constitue leur pré-carré et ils n’entendent pas le partager. C’est le plus souvent quand on observe une dépersonnalisation du pouvoir que l’on peut ouvrir de nouvelles perspectives et confier des actions relevant de la stratégie à une personne dédiée, comme c’est le cas pour un diplomate d’entreprise. On peut aussi envisager une mutualisation de cette tâche dans le cas où plusieurs entreprises non-concurrentes d’une même filière y trouveraient clairement un intérêt. Les entreprises du Québec par exemple, au début des années 1990, ont parfaitement compris la pertinence de cette logique de développement en réseau. Culturellement, les PME québécoises sont plus ouvertes à l’international que leurs consoeurs françaises, parce qu’elles ont perçu d’emblée tout l’intérêt du travail en réseau, de la mutualisation des connaissances, de la bonne gestion de leur capital immatériel.

La pratique de la géopolitique constitue donc un plus pour le diplomate d’entreprise ?

Il ne faut pas se borner à considérer le seul côté utile et immédiatement pratique de la géopolitique. Elle offre aussi et surtout un intérêt, en ce sens où elle contribue à ouvrir les esprits aux réalités du monde, où elle permet d’élargir le champ de réflexion et d’action d’une entreprise, de façonner sa stratégie et son mode organisationnel. La pratique de la géopolitique est indéniablement partie prenante au développement de l’entreprise. Pour les directeurs des relations institutionnelles des grandes entreprises, qui sont tournés vers l’international au quotidien, l’apport de la géopolitique, la connaissance des enjeux géopolitiques, sont des paramètres essentiels de leur action. L’évolution du monde et de l’économie, la modification incessante des règles de la concurrence font que la pratique de la géopolitique va devenir de plus en plus indispensable au pilotage de l’entreprise.

Les étudiants doivent comprendre que la géopolitique constitue une discipline bien particulière. La finance, la comptabilité, ça s’apprend. Ces métiers exigent simplement méthode et technicité. Alors que la stratégie ou l’étude des relations internationales – avec au centre, ce puissant dénominateur commun qu’est la géopolitique – renvoient moins à une technicité qu’à une curiosité intellectuelle, à une agilité de l’esprit. Un étudiant en école de commerce est bien sûr prioritairement formé pour être un bon technicien, avant d’aspirer à devenir un cadre supérieur ou un manager dans un périmètre précis. Mais sur quels critères sont réellement évalués les cadres du top management des grandes entreprises ? On leur demande d’avoir dépassé le seul stade technique de départ, d’avoir su acquérir une culture, de faire montre d’une vision stratégique, bref, d’être capables de bien appréhender la globalité d’une situation, ce qui implique d’avoir une excellente connaissance des problématiques géopolitiques. Pour preuve, dans les entretiens et échanges menés avec les dirigeants de grands groupes au sein de notre club Choiseul, il est clair que ces personnes issues du top management ont besoin de cet oxygène qui revivifie et stimule les esprits.

La géopolitique, en nous obligeant à sortir de nos habitudes mentales, en nous confrontant à la diversité du monde, nous fait sortir du train-train quotidien et nous ouvre de nouvelles voies de réflexion. Elle nous permet ainsi de nous adapter à la complexité sans cesse croissante de notre monde, d’en saisir les dangers certes, mais aussi et surtout les opportunités.