Avr 242014
 

Jean-François Fiorina s’entretient avec Alain Joyeux et Frédéric Munier

Agrégés, professeurs de géopolitique en classes préparatoires, Alain Joyeux et Frédéric Munier estiment que l’atout majeur des classes préparatoires – dites prépas ou classes prépas – réside en la pluridisciplinarité qui donne une ouverture d’esprit incomparable. D’où une formation réellement structurante pour les décideurs de demain. Corrigeant les inégalités sociales, les prépas ont de fortes chances de s’imposer dans un futur proche comme l’un des derniers ascenseurs sociaux efficaces, permettant à chacun selon son mérite, d’accéder à l’excellence. Ainsi, les classes prépas, présentées par certains comme une exception française un peu archaïque, peuvent au contraire apparaître comme un modèle d’avenir pour de nombreux pays.

Alain Joyeux, Frédéric Munier, Jean-François Fiorina : des professeurs totalement disponibles et engagés

Quel intérêt offre la connaissance et la maîtrise de la géopolitique pour des élèves de classes préparatoires ?

Nous avons la chance d’accompagner nos étudiants sur pratiquement deux ans, en leur dispensant six heures d’enseignement par semaine.
Cet enseignement est progressif. Au début, on les aide à opérer une transition entre le secondaire et le supérieur, en leur faisant découvrir les fondements de l’analyse géopolitique et en leur donnant le bagage conceptuel afférent : les mots-clés, les faits, les repères historiques…

Pour comprendre le monde d’aujourd’hui et les grands défis qui s’offrent à nous, il est indispensable de bien situer les contextes, de mettre tous les événements en perspective, de prendre aussi ses distances avec le traitement à chaud des médias, où parfois l’émotionnel prend le pas sur l’analyse.

Connaître les repères culturels, politiques ou économiques de notre monde est crucial. En ce sens, la géopolitique donne des clés de compréhension. Et parvenir à comprendre ce monde, c’est déjà être moins effrayé par sa complexité. Nous n’avons d’ailleurs pas une vocation à l’exhaustivité, bien plutôt à donner du sens au monde qui nous entoure.

On peut d’ailleurs noter un réel intérêt des étudiants pour les questions géopolitiques. On sent qu’ils ont envie d’appréhender correctement ce monde dans lequel ils vivent, d’en avoir une vue d’ensemble cohérente et lucide, d’autant plus que les programmes du secondaire sont souvent morcelés. D’où une vraie appétence pour les questions géopolitiques. Ils veulent comprendre.

Et pour cela, on a recours aux ressources de l’histoire, de la géographie, de la géopolitique, de la géoéconomie… Nous accompagnons nos cours de tableaux statistiques, de chronologies, de repères spatiaux pour libérer leur esprit et encourager leur réflexion. La note ne va pas être corrélée au nombre de dates et de chiffres trouvés dans la copie. Ce que l’on va évaluer, c’est surtout leur aptitude à argumenter, à structurer leur plan, à répondre aux problématiques évoquées…

En cela, ils se préparent aux tâches qu’ils devront plus tard exercer dans leur vie professionnelle, où on ne leur demandera pas de réciter par coeur des leçons apprises, mais plutôt bien construire leur réflexion à partir de sources en libre accès, pour ensuite engager des actions. D’où l’importance de leur apprendre à hiérarchiser les données et les priorités, et à exercer leur sens critique. L’époque de la Guerre froide où tout était figé est révolue. Dans le monde multipolaire qui est le nôtre, à l’architectonique éminemment compliquée, on doit former des cadres aptes à percevoir, identifier, traiter de multiples facteurs et acteurs, individus, entreprises, États, ONG, etc. Cette formation géopolitique, tout à la fois rigoureuse et vigoureuse, vise à leur permettre de saisir le monde dans sa complexité.

Comment se déroule une séance de cours classique avec les étudiants ? Quelle logique tentez-vous de leur enseigner ? 

Une séance s’étale généralement sur deux heures. Les cours sont organisés comme une réflexion. C’est un argumentaire étayé. Ce n’est pas un simple amoncellement de connaissances, plutôt l’élaboration patiente et rigoureuse d’une ligne de réflexion. Ce qui amène bien souvent à aller à contre-courant des idées reçues en se fondant sur des observations concrètes et la mise en perspective des événements.

Ainsi, contrairement à des images d’Épinal véhiculées par certains médias, les printemps arabes n’ont pas été le fait d’une jeunesse misérable et analphabète, mais au contraire d’une jeunesse bien formée et au fait des réalités du monde, qui n’admettait plus les frustrations engendrées par l’ordre ancien.

On essaye également de leur faire toucher du doigt la complexité du monde, les incitant à s’extraire des schémas binaires, avec des clivages simplistes où les bons seraient d’un côté et les méchants de l’autre… Il y a des champs relationnels qui se superposent, s’imbriquent en fonction des intérêts des différents protagonistes. Ils découvrent aussi qu’il y a une différence entre les paroles et les actes, que par exemple des États signataires de tel ou tel protocole n’en respectent pas les règles.

On leur demande de lire la presse, mais aussi de savoir prendre leurs distances avec l’information à chaud, tout en conservant un fil directeur. On ne peut pas raisonner rigoureusement sans maîtriser les concepts-clés. C’est la raison pour laquelle le professeur est là, pour border la réflexion des élèves. Grâce au jeu permanent des questions avec leur enseignant, petit à petit de nouvelles perspectives vont s’ouvrir à eux, en combinant cette réflexion orale avec toute la palette d’outils disponible, cartes, statistiques, articles, thèses, notes… avec pour objectif final de construire leur réflexion critique. On observe d’ailleurs une progressivité des savoirs.

Ils sont enthousiastes, mais il leur faut apprendre à maîtriser les conceptsclés qui permettront la rigueur dans l’analyse. La géopolitique apparaît ainsi un peu comme le centre de gravité de tout ce qui se fait en prépas, au croisement de ce qu’ils apprennent en langues vivantes, en culture générale… Bref on les incite à décloisonner leurs disciplines. Quand ils travaillent sur l’histoire des religions ou l’histoire des idées, ces éléments vont se retrouver ensuite très concrètement dans la sphère de la géopolitique. En première année, il faut attendre quatre ou cinq mois pour qu’ils puissent atteindre ce seuil critique où les éléments vont leur apparaître comme se répondant les uns aux autres.

Nous avons des élèves qui viennent de tous les horizons, et certains ont pu être frustrés dans leur jeunesse de ne pouvoir discuter de ces sujets avec leurs proches. La découverte des horizons que leur offre la géopolitique est souvent pour eux un élément révélateur. On voit ainsi des étudiants organiser à l’heure du déjeuner des échanges entre eux, sur des thèmes d’actualité, auxquels ils invitent ou non leur professeur. Bref, ils se prennent au jeu !

Puisque vous en parlez, comment faites-vous pour combler les différences sociales des milieux d’origine de vos étudiants ?  

La révision des programmes qui a eu lieu permet de mettre dès le premier semestre tous les élèves au même niveau de connaissances, que ce soit au plan factuel ou conceptuel. Tous ces élèves sont triés sur le volet et dans la palette des différences, il n’y a pas que la question sociale qui entre en jeu, il y a aussi celle de la présence ou non des parents, de leur intérêt pour l’éducation de leurs enfants. Autre problème, la maîtrise de la langue, et ce quelle que soit la discipline. Il y a de grandes différences dans la capacité de chacun à argumenter et structurer sa pensée, à l’oral ou à l’écrit. À cet égard, les élèves français sont parmi les plus sinistrés d’Europe. On en voit beaucoup qui, en dépit de leur indéniable intelligence, ne parviennent pas à développer logiquement et harmonieusement le fil de leur pensée.

Un exemple parmi tant d’autres : nombreux sont ceux qui ne finissent pas leurs phrases ! À ceuxlà en particulier, les prépas apportent un plus. Elles leur apprennent à structurer leur raisonnement, à l’étayer, à l’expliquer et le justifier, bref à nommer les choses. On les incite à découvrir les subtilités de la langue, à apprendre de nouveaux mots, à sérier les problèmes… Certes, c’est scolaire, à l’ancienne, mais ça marche. On assiste ainsi à des progressions absolument spectaculaires en l’espace de deux ans de prépas. Parce que concrètement, les élèves sont formés et accompagnés tout au long des deux années sur un mode solide et pluridisciplinaire.

Pour en revenir au thème de la maîtrise de la langue, il faut bien comprendre que ce n’est pas là une question sociale. Il y a des élèves venant de milieux aisés où l’on ne parle jamais d’actualité. En revanche, on sent d’autres différences, comme celle existant entre les élèves venant de lycées urbains et ceux d’origine rurale. En réalité, une prépa corrige beaucoup plus les inégalités sociales que toutes les autres voies et formations du supérieur. Il y a des exigences fortes en prépas certes, mais il y aussi un corps professoral qui les suit. Il s’agit là d’une véritable formation, au sens de la Bildung du XIXe siècle, à savoir une formation humaniste, généraliste et exigeante. C’est la meilleure manière de corriger concrètement, dans les faits, les inégalités sociales.

Vous parlez de progressivité. Je suppose qu’il y a donc des procédures précises et régulières d’évaluation ?

Il existe plusieurs types d’évaluation, dont la plus connue est la « colle ». Un élève prépare son sujet. Exemples : « Printemps arabes : l’éducation est-elle l’ennemie des dictatures ? » ; « La mondialisation : une dictature des marchés financiers ? » ; « Les États- Unis : le nouvel eldorado de l’énergie ? »… Il passe ensuite devant son professeur ou un intervenant extérieur. Il s’exprime pendant dix minutes, puis s’ensuit un échange et enfin il obtient sa correction. C’est aussi un moment privilégié où l’on va se connaître, découvrir l’état d’esprit de l’autre, voire identifier des problèmes… La « colle » n’est pas une sanction. La note est en fait secondaire. La « colle » permet un accompagnement personnalisé.

Notons aussi qu’il peut y avoir des « colles » en groupe, qui permettent de jouer la carte de l’interactivité et de la cohésion de l’équipe ainsi constituée. Les « colles » sont publiques, et en ce sens, elles constituent une sorte de propédeutique collective. On apprend aux étudiants à réfléchir certes, mais aussi à se tenir, à se découvrir. Les « colles » sont ainsi le moment où l’on peut corriger et orienter en douceur les étudiants pour rectifier leurs travers, les conseiller pour mieux se comporter, mieux s’exprimer et aussi mieux s’affirmer, autant de paramètres importants pour leur future carrière professionnelle.

De fait, l’école, c’est aussi un savoir-être, un savoir-vivre. En plus de ces « colles », les étudiants sont mis en situation de concours par écrit toutes les semaines, dans toutes les disciplines. Ils ont ainsi une épreuve de géopolitique toutes les six semaines environ.

Comment sont formés et choisis les professeurs de géopolitique en classes prépas ?

Ce sont essentiellement des historiens et des géographes, agrégés et docteurs. Les uns comme les autres, nous publions beaucoup, apportant de nombreuses contributions intellectuelles, notamment pour vulgariser nos disciplines et faire passer des connaissances nouvelles à un large public. Cela exige de notre part un gros travail de veille et d’information, de lecture et d’analyse de l’actualité.

L’actualisation de nos cours est permanente d’autant que les concours portent sur des programmes s’étendant jusqu’à nos jours. Les événements récents changent souvent les analyses antérieures. Et comme vous le savez, dans l’univers mondialisé qui est le nôtre, les bouleversements géopolitiques sont incessants. Nous sommes ainsi appelés à réviser tous les ans environ 50 % des cours de seconde année.

En sus de cet important travail en amont, il faut bien voir que nos étudiants sont curieux de tout – et c’est heureux ! Ils en veulent toujours plus. Face à des élèves qui s’investissent à 100 %, les professeurs doivent être à la hauteur. Pour nous, c’est un engagement de tous les instants, sans compter ni son temps ni son énergie. Nous sommes en lien permanent avec nos étudiants, que nous accompagnons personnellement tout au long de leur cursus. On corrige ainsi de 7 000 à 8 000 pages par an.

La force de notre système, c’est un encadrement extrêmement fort, des professeurs totalement disponibles et engagés, dans une optique de formation humaniste s’étendant sur deux ans. Le tout se fait dans un excellent état d’esprit, avec de très bonnes relations élèves-enseignants. Les élèves sont sûrs d’atteindre leur but qui est d’intégrer une grande école, la seule incertitude réside dans le choix qui pourra être fait en fonction du classement. Ce qui crée une vraie dynamique positive. Si l’on ajoute à cela que l’atout majeur des prépas réside en la pluridisciplinarité qui donne une ouverture d’esprit incomparable, alors on comprend mieux en quoi cette formation réellement structurante constitue un cadre d’excellence pour les décideurs de demain.

Une des critiques généralement formulées à l’encontre des classes prépas réside dans la question de leur coût. Qu’en est-il exactement ?

C’est un faux problème. La faculté coûte 10 400 euros par étudiant, la classe prépa environ 15 000. Si l’on observe le ratio d’heures de cours, sur trois ans pour la fac, deux ans pour la classe prépa, le ratio penche en faveur de la classe prépa qui, en outre, bénéficie d’un taux de réussite de l’ordre de 100 %. Notre système est vertueux et finalement, quand on y regarde de près, assez peu coûteux. Le rapport coût-efficacité y est optimal.

Mais vous avez raison, notre système a beaucoup été attaqué ces derniers temps, avec des arguments souvent fallacieux, reposant sur des clichés aujourd’hui complètement obsolètes. Ainsi, le vrai défi pour nous autres, enseignants de classes prépas, consiste à bien expliquer notre manière de fonctionner et notre raison d’être, si nous voulons assurer la pérennité d’une filière qui intéresse bien des pays dans le monde, comme la Chine, le Maroc, le Luxembourg, les États-Unis…

La classe prépa, qui est présentée par certains comme une exception française un peu archaïque, peut au contraire, quand on la connaît sous son véritable jour, apparaître comme un modèle d’avenir. Un autre défi consiste à continuer l’ouverture sociale, à jouer la carte du mérite et de l’excellence. Nous avons 30 % de boursiers. La prépa n’est pas l’apanage d’une élite sociale, elle est ouverte à tous. Notre manière de fonctionner, reposant sur le travail et jouant sur l’intelligence des individus, permet au contraire de corriger la donne sociale en donnant sa chance à chacun. Il faut savoir que plus on baisse le niveau d’exigence, notamment dans le secondaire, plus les inégalités sociales s’accentuent.

Au contraire, en classes prépas, on « muscle » intellectuellement les élèves, qui peuvent ainsi révéler pleinement leur potentiel, à charge pour eux de travailler et d’aller au maximum de leurs potentialités. En croyant bien faire, on a voulu que le nombre de mentions au bac double en dix ans. Ainsi, on trouve des élèves ayant eu leur bac avec mention… sans aucune connaissance de l’orthographe !

Fort heureusement, les prépas ont échappé à cette tendance et c’est une des raisons pour lesquelles elles restent un correcteur efficace des inégalités sociales. En ce sens, les classes prépas ont de fortes chances de s’imposer à l’avenir comme l’un des derniers ascenseurs sociaux efficaces, permettant à chacun selon son mérite, d’accéder à l’excellence.

A propos de Alain Joyeux

Alain Joyeux est agrégé de géographie, professeur de chaire supérieure en classes préparatoires aux grandes écoles au lycée Joffre de Montpellier, chargé de cours à l’université Paul Valéry, Montpellier III et vice-Président de l’APHEC (Association des Professeurs de classes préparatoires au Haut Enseignement Commercial). Il est également auteur ou co-auteur de plusieurs ouvrages à destinations des CPGE (classes préparatoires aux grandes écoles) ou premiers cycles universitaires.

De 2003 à 2009, il a été directeur de collection des manuels Hachette de géographie pour les lycées. Il a été co-auteur de La défense de la France au XXIe siècle et de L’Union européenne (CRDP, 2010 et 2011), de L’Amérique du Nord (Ellipses, P2012), de 100 livres d’histoire, géographie, géopolitique du monde contemporain pour réussir sa prépa HEC (Ellipses, 2013).

Il vient de diriger un ouvrage collectif à paraître fin avril, Réussir l’épreuve d’histoire, géographie, géopolitique du monde contemporain aux concours d’entrée dans les grandes écoles de commerce (éditions Foucher, 2014).

A propos de Frédéric Munier

Frédéric Munier est agrégé d’histoire et enseigne en classes préparatoires au lycée Saint-Louis, à Paris. Spécialiste de l’Allemagne, il est habilité à enseigner l’histoire et la géographie en langue allemande. Il est « Distinguished Professor » de géopolitique à l’École de Management de Grenoble et est également le responsable annuel du colloque de géopolitique dans le cadre du Festival de géopolitique de Grenoble. Il a été auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages, notamment en matière géopolitique.

On le retrouve ainsi comme co-auteur d’une Histoire de France (Larousse, 2005), de Inde, Chine à l’assaut du monde (PUF, 2006), de Grandes puissances du XXIe siècle (PUF, 2007), de Le Monde (PUF, 2008), des 100 mots de la géopolitique (PUF, 2008), du Dictionnaire de géopolitique (PUF, 2011). Il a en outre été tout à la fois directeur et co-auteur de La guerre économique (PUF, 2009).

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