Quand une activité sportive traditionnelle se mondialise et se réinvente
Les sports de neige offrent une parfaite illustration des bouleversements que l’économie globalisée peut imposer à des marchés vieillissants.
Exigeant un environnement technique coûteux en investissement et en fonctionnement, l’économie du ski est bousculée depuis plusieurs années par les exigences nouvelles d’une clientèle mondialisée.
La saga financière de l’OPA du chinois Fosun sur le capital du Club Med, décrite avec talent par Jean-Jacques Manceau dans Les Batailles du Trident (Tallandier, 2018), illustre bien le rôle des nouveaux acteurs ainsi que la pertinence des choix de deux leaders de cette transformation, le français Henri Giscard d’Estaing et le chinois Guo Guangchang.
Les nombreuses péripéties de l’opération, conduite de 2013 à 2017, témoignent d’ailleurs de l’intérêt des investisseurs pour des entreprises sous-évaluées, mais à fort potentiel et en pleine mutation géostratégique.
Comme l’affirmait le tycoon chinois, il s’agit bien de renouveler de fond en comble une offre en perte de vitesse, des équipements et des métiers souvent obsolètes et de les mettre au service du « bonheur d’un milliard de familles dans le monde » (1).
Un business complexe bousculé par la globalisation
Avec 53,8 millions de JSK (journées-skieurs) (2), la France est aujourd’hui au second rang mondial entre l’Autriche, leader avec ses 54,5 millions de JSK et les États-Unis qui en affichent 53,3 millions (3).
Dans un marché atone depuis plusieurs années, la pratique des « sports d’hiver » ne suffit plus à garantir la pérennité d’une activité bousculée par les nombreuses évolutions du monde.
Le plus visible des changements est d’ordre climatique : l’inexorable réchauffement de la planète a un impact direct sur l’enneigement des domaines skiables.
Les périodes d’ouverture des stations sont devenues plus aléatoires et plus courtes.
Une suite de saisons sans neige peut contraindre des petites stations à une fermeture définitive (4).
L’utilisation massive de canons à neige, coûteuse en eau et en énergie, ne peut pas apporter une solution définitive à un manque de neige récurrent.
À ses débuts, le ski s’est développé comme un moyen de locomotion, de chasse et de défense.
En France, la pratique d’un ski utilitaire et militaire (5) est née à la fin du XIXe siècle, avant de devenir elle-même un nouveau sport.
Ce sont les premiers JO d’Hiver, en 1924 à Chamonix-Mont-Blanc, qui consacreront le ski comme discipline sportive.
Très lié à un environnement rude, voire hostile et dangereux, il restera longtemps réservé à une petite aristocratie de sportifs, jeunes et aisés, proche des alpinistes.
Les premières installations réservées aux skieurs se développeront entre les deux guerres dans des stations d’été dont les hôteliers désiraient maintenir leurs établissements ouverts pendant toute l’année (6).
Les premiers investissements furent donc consacrés à l’installation… du chauffage central !
Aujourd’hui, les stations de montagne sont amenées à proposer des activités nouvelles, non dépendantes des aléas de la nature, parfois même sans lien avec la neige et la montagne.
Ainsi les grandes stations ont-elles organisé aujourd’hui des sports d’intérieur (piscine, tennis, murs d’escalade), des activités culturelles, gastronomiques ou artistiques, des programmes de santé (thermalisme, yoga) en complément des sports de neige.
On constate aussi une tendance à la déconnexion des sports de glisse d’avec leur milieu d’origine : les pistes sont souvent artificielles, bâties au bulldozer et bétonnées, avant que les canons à neige ne les rendent skiables.
Plusieurs disciplines comme le snowboard, le freestyle ou le slopestyle, très populaires auprès des jeunes sportifs, ne se pratiquent que de cette façon.
L’offre de glisse indoor illustre jusqu’à la caricature l’adaptation de « sports d’hiver » à des régions qui ne connaissent pas de saison froide.
Il existe aujourd’hui dans le monde des dizaines de pistes de glisse couvertes. Certaines, habillées de revêtements synthétiques, ne verront jamais un flocon…
Le plus gigantesque complexe de ski intérieur au monde, l’Indoor Wanda Mall, a été ouvert en Chine, à Harbin, capitale de la province du Heilongjiang, déjà connu pour son festival de sculpture sur glace.
Il propose 6 pistes pouvant accueillir jusqu’à 3.000 visiteurs.
Ces offres nouvelles répondent aussi à une évolution essentielle des clients, toutes origines confondues. Les générations pionnières et sportives ont laissé place à de nouveaux pratiquants plus attirés par le confort et le plaisir que par les performances.
Ils se déplacent en famille et chacun doit pouvoir trouver dans la station ou, mieux encore, dans le resort choisi, les activités et les loisirs qu’il affectionne, avec ou sans neige.
La géostratégie du Club Med offre un bel exemple d’adaptation d’une offre aux attentes de cette clientèle internationale moderne.
Le ski, marqueur d’une nouvelle classe moyenne mondialisée
Même si la plupart des pratiquants préfèrent aujourd’hui les louer sur place, les équipements sont coûteux, les déplacements vers les sites, l’hôtellerie et les forfaits de remontées mécaniques le sont aussi.
Ceci explique que la majorité des amateurs de sports d’hiver appartiennent à une classe moyenne aisée qui, bénéficiant de la croissance économique et de la mondialisation, se développe sur tous les continents.
Cette nouvelle classe sociale est très homogène dans ses attentes et dans ses choix, malgré les différences géographiques et culturelles.
Ce sont des populations éduquées, souvent diplômées, ouvertes aux expériences et aux autres cultures.
Volontiers nomades, leur hédonisme assumé est facilité par un fort pouvoir d’achat.
Nés le smartphone à la main et connectés en permanence à internet et aux réseaux sociaux, ces clients savent découvrir l’endroit du monde et le resort qui répondront aux attentes de la famille, fussent-ils à plusieurs heures d’avion.
Car il y a toujours de la neige quelque part dans le monde, et ils sont prêts à changer de pays, voire de continent, pour la trouver.
Capter cette clientèle disponible et solvable, voilà le choix géostratégique du Club Med et de son actionnaire principal, le conglomérat Fosun.
Comme l’analyse très justement Jean-Jacques Manceau dans Les Batailles du Trident, « l’enjeu majeur […] est évidemment de continuer à séduire les familles, plutôt aisées, à la recherche de vacances tout compris dans un cadre luxueux et convivial. Mais la priorité est surtout d’aller à la conquête des jeunes familles de cadres ou de professions libérales, les fameux ‘millennials’ […] Ils aiment voyager […] Partisans du Yolo (you only live once) […] ils font en moyenne 5 voyages par an […] leurs dépenses touristiques ont augmenté de presque 10% par an depuis ces cinq dernières années, contre 4% pour la population en général. » (7)
On peut constater la croissance rapide de cette nouvelle catégorie de vacanciers dans tous les pays du monde, mais particulièrement en Asie, où vivent 60% des millennials, et surtout en Chine.
Pour le Club Med, il s’agit bien de « […] passer d’un marché de volume à un marché de valeur […] Accepter d’avoir moins de clients mais créer plus de valeur pour les fidèles, ceux qui accepteront de payer plus cher en étant plus satisfaits. » (8)
Ses systèmes d’information, d’achat et de check-in ont été digitalisés et relookés. L’architecture et la décoration des resorts ont été confiées à des stars du métier.
Les dimensions des chambres, les équipements et produits de confort, les animations, les sports… tout a été retravaillé dans le sens d’une très spectaculaire montée en gamme, afin de créer des expériences nouvelles de plaisir familial qui seront ensuite affichées et partagées, via d’innombrables selfies, sur les différents réseaux…
Cette nouvelle catégorie de touristes, sans complexes et fiers de leurs réussites, ne va plus « faire du ski », mais partager en famille des moments de plaisir hauts de gamme, et en payer le prix élevé.
Le ski : géopolitique, politique et business
La construction et la remise à niveau des resorts sont coûteux.
Sous-capitalisé, le Club Med ne peut assurer seul les investissements nécessaires.
Fosun va s’en charger, tout en évitant de recourir à un endettement de plus en plus mal supporté par le gouvernement chinois. Le conglomérat possède de très nombreuses filiales dans le monde (9).
Ce sont elles qui vont investir, depuis l’étranger, dans les achats fonciers ou immobiliers, les constructions et les rénovations, sans craindre de provoquer les foudres comminatoires de Monsieur Xi…
Pour sa part, fidèle à sa stratégie « asset light »10, le Club Med est rarement propriétaire des murs de ses établissements.
Il peut ainsi consacrer ses ressources à la transformation de son offre, de sa relation client et de ses équipes de GO.
Partout dans le monde, le ski est devenu pour les Etats un domaine sensible et réservé.
Que ce soit pour des raisons politiques (comme en Chine, où le PC supervise tout) ou administratives (comme en France, avec les contraintes liées à l’aménagement de l’espace public), le développement de cette activité reste sous le contrôle de la puissance publique.
La réalisation de projets importants exige donc de leurs acteurs une solide notabilité, une réelle capacité d’influence, des connexions avec les bons réseaux, bref, une maîtrise des pratiques de soft power.
La réputation de Fosun, la notoriété de son fondateur et sa proximité avec le pouvoir chinois en donnent un brillant exemple.
L’intérêt des gouvernements pour ces activités mi-sportives, mi-mondaines n’est pas nouveau et l’organisation d’événements dans les stations de neige est un autre aspect du soft-power.
Déjà, au début du siècle dernier, Noémie de Rothschild accueillait dans ses palaces de Megève le gratin de la finance, des affaires et de la politique internationales.
Cet entre-soi feutré et luxueux se montra vite propice aux discussions et aux échanges utiles entre décideurs…
Aussi, les pays se disputent-ils âprement l’organisation des Olympiades d’hiver devenues, depuis leur création, de véritables vitrines économiques, sociales et politiques.
En 1936, à Garmisch-Partenkirchen, les IVèmes JO d’hiver permirent au Troisième Reich d’organiser une opération de promotion et de relations publiques, répétition théâtrale des futurs jeux de Berlin.
En 2014, Sotchi fut présentée comme la vitrine de la Russie poutinienne.
En 2018, les jeux de PeueongChang mirent en scène le spectaculaire rapprochement des deux Corée.
Et Pékin entend bien faire de « ses » jeux de 2022 la grandiose autocélébration d’un pays, d’un régime et d’un leader…
Quant au Forum économique mondial, c’est dans la station des Alpes-suisses de Davos qu’il réunit tous les ans, fin janvier, depuis 1971, les principaux leaders et décideurs du monde entier.
Cette année encore, au cours de 220 sessions de travail, ces 2.200 présidents, ministres, grand patrons, banquiers, fonctionnaires internationaux, conférenciers ou artistes ne se sont pas livrés aux plaisirs de la glisse, mais ont esquissé l’avenir géopolitique du monde devant plus de 500 journalistes et… plusieurs milliers de contestataires tenus à distance par les forces de l’ordre.
La neige et l’altitude sont bien devenues un espace privilégié du soft-power, des relations internationales et de la globalisation.
Pour en savoir plus :
Les Batailles du Trident, dans les coulisses du Club Med, par Jean-Jacques Manceau, Éditions Tallandier, Paris 2018.
1/ Les Batailles du Trident, op. cit., p.266.
2/ Le chiffre de 53,8 millions de JSK (journées-skieurs) représente une progression de +5,3%, selon la chambre syndicale des Domaines skiables de France.
3/https://www.ledauphine.com/economie-et-finance/2018/04/18/le-ski-a-l-heure-de-la-mondialisation
4/ On ne skiera plus au Gaschney, par Françoise Marissal, DNA, 22/12/18.
5/ La pratique militaire du « ski en patrouille », qui associe la glisse et le tir, est à l’origine directe de l’épreuve emblématique du Biathlon.
6/ En 1922, la Baronne de Rothschild installe sa première station à Megève. En 1933, le premier téléphérique réservé aux skieurs y est construit.
7/ Ibidem, p. 116-117.
8/ Ibidem, p. 114.
9/ Fondé en 1992 et coté à la Bourse de Hong Kong, le conglomérat Fosun International s’est développé dans deux directions : d’une part les activités financières, d’autre part les activités industrielles et commerciales parmi lesquelles la métallurgie, les mines, l’immobilier, l’assurance, la pharmacie
Sorry, the comment form is closed at this time.