Mai 122016
 

Ancrage dans l’UE ou appel du « Grand large »?

Quelle que soit son issue, le référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’UE (« Brexit ») incite à s’intéresser aux ressorts géopolitiques de l’une des plus vieilles nations européennes.

Sa relation tumultueuse avec le continent s’explique par son insularité, et elle est loin d’être nouvelle!

Le débat sur la place du Royaume-Uni en Europe fait en effet écho à des polémiques d’il y a près de trois cents ans, lorsque le Premier ministre libéral Robert Walpole se déclarait convaincu que l’Angleterre devait jouer « un rôle majeur en Europe », tandis que ses opposants conservateurs préféraient « le commerce maritime aux engagements européens ».

Churchill estimait également qu’entre le continent et le « Grand large », Londres choisirait toujours de regarder au-delà de l’Europe.

Cette dichotomie prend une nouvelle vigueur. En raison du manque d’attractivité du modèle de construction européenne, mais aussi parce que le Royaume-Uni, qui a dominé la première économie-monde industrielle au XIXe siècle, s’interroge sur son destin en tant que puissance. Et même en tant que nation.

Au risque du truisme, rappelons que Royaume-Uni, Grande-Bretagne et Angleterre renvoient à la notion structurante d’insularité : « Bien que très proche des côtes européennes par le Channel et intégrée de fait à un archipel, l’insularité de l’Angleterre est très marquée, comme le montre le sentiment d’exception qui le sépare des Européens du continent. Même s’il n’est plus question de ‘splendide isolement’ […], sur un plan géopolitique, l’Angleterre tire depuis fort longtemps tous les avantages de son insularité : résistance aux invasions et ‘sanctuarisation’ du territoire (depuis 1066 !), développement d’une extraordinaire puissance maritime et d’une capacité de projection de forces unique pour un si petit pays », rappelle le Dictionnaire de géopolitique et de géoéconomie (Puf, 2011).

Ce sentiment d’exception s’exprime notamment à travers le Parlement britannique, particulièrement jaloux de ses prérogatives et méfiant à l’égard du Parlement européen (Pauline Schnapper, Le Royaume-Uni doit-il sortir de l’Union Européenne ?, La Documentation française, 2014).

Un État, plusieurs nations

En géopolitique interne, le Royaume-Uni est une construction politique réunissant quatre nations (anglaise, écossaise, galloise et nord-irlandaise), résultant de la domination des Anglais sur les peuples insulaires d’origine celtique.

Une domination progressive, mais le plus souvent brutale, depuis la conquête du pays de Galles par Edouard 1er d’Angleterre (1282) jusqu’à l’écrasement de la dernière révolte des Highlanders écossais à la bataille de Culloden (1746). « Si le pays est aujourd’hui un État unitaire (et non fédéral), il est progressivement devenu un État multinational, observe Thomas Snégaroff dans le Dictionnaire précité.La large autonomie accordée à l’Irlande du Nord en 1998 n’est pas la seule à interroger l’unité nationale britannique » : depuis 2000, une vaste réforme décentralisatrice connue sous le nom de « devolution » a accordé aux Parlements écossais et gallois des pouvoirs élargis, sans désarmer complètement les forces centrifuges du royaume.

En témoignent les fortes tensions qui perdurent en Irlande du Nord et la question lancinante de l’indépendance écossaise, malgré l’échec du référendum de 2014. Nicola Sturgeon, Premier ministre de l’Ecosse issue du Scottish National Party (SNP), s’est ainsi engagée dès 2015 à l’organisation d’une nouvelle consultation d’ici 5 à 10 ans, et en tout hypothèse en cas de sortie de la Grande-Bretagne de l’UE.

Dans l’Atlas géopolitique du Royaume-Uni (Autrement, 2009), Mark Bailoni et Delphine Papin observent que, « par contrecoup de la montée des nationalismes dans les ‘périphéries celtiques’, les Anglais redécouvrent leur identité et contribuent à redéfinir la britannicité, l’identité britannique ».

Comme tout État multinational, le Royaume-Uni se trouve confronté au réveil des nationalismes de ses peuples. « Royaume-Uni ou royaumes désunis ? », interroge Thomas Snégaroff, pour qui seule « la Couronne reste le garant de l’unité nationale ».

Fractures ethniques et territoriales

« La montée des nationalistes participe également à la remise en cause du modèle multiculturel britannique, aux côtés d’autres événements tels que la multiplication des émeutes raciales ou les attentats du 7 juillet 2005 à Londres, perpétrés par de jeunes citoyens britanniques issus de l’immigration postcoloniale, pointent Mark Bailoni et Delphine Papin. On s’interroge sur la place des minorités ethniques et religieuses au sein de la nation et de la citoyenneté britanniques, alors qu’il existe de nombreux quartiers communautaires dans les grandes agglomérations du pays, sources de véritables phénomènes de ségragation, notamment dans l’est de Londres. » Dès 2006, la revue Questions internationales dénonçait « la radicalisation religieuse de certains jeunes Britanniques d’origine étrangère [qui] souligne les limites de la politique d’accueil des minorités et du multiculturalisme communautariste qui caractérise le pays » (cf. note CLES n°111, « Les batailles de l’Angleterre. Le Royaume-Uni face à ses défis intérieurs », 04/07/2013).

Même si cette évolution n’est pas une singularité en Europe, comme l’ont démontré les attentats de Paris (2015) et Bruxelles (2016), elle frappe un pays qui avait précisément fait du multiculturalisme un modèle depuis la loi antidiscrimination (Race Relation Act) de 1976, et qui connaît déjà de fortes disparités sociales et territoriales.

L’Angleterre est certes largement dominante : elle représente 54 % du territoire et 85 % de la population britannique. Mieux : elle produit 86 % des richesses du Royaume-Uni, assure 87 % des exportations britanniques et ses universités accueillent 80 % des étudiants du pays.

Mais elle est aussi travaillée par de puissants clivages, y compris géographiques entre le Nord et le Sud d’une ligne reliant les estuaires de la Severn, à l’Ouest, et de l’Umber, au nord du Devon. 64 % des personnes interrogées au nord de cette ligne estiment que les conservateurs sont avant tout le parti du sud de l’Angleterre, et non du pays tout entier (The Times/Populus du 07/02/2007).

Et pour le Political Geography (vol. 12, n°2, 1993), « le terme ‘anglais’ exclut une partie de l’Angleterre. Le ‘vrai’ Anglais, l’‘authentique’ Anglais, la ‘véritable’ Angleterre se trouvent au sud du pays ».

Une réalité qui explique pour partie le durcissement britannique sur les migrants de Calais, à proximité immédiate de ses côtes.

Londres, l’Europe et le monde

En géopolitique externe, le pays affiche au contraire une image et une vision cohérentes, portées par sa vocation maritime et donc mondiale.

« Londres a hérité de sa puissance passée d’un réseau diplomatique exceptionnel, d’une langue universelle et d’une participation à toutes les organisations internationales, rappelle Thomas Snégaroff. De son empire, il reste également, outre des ‘confettis’, des liens politiques et économiques forts perpétués au sein du Commonweath. Aujourd’hui, pas moins de 30 % de la population mondiale reconnaît la reine d’Angleterre comme souverain ! »

S’ajoute la puissance de la City et la « relation spéciale » (special relationship) avec les États-Unis, contribuant à faire du « Grand large » cher à Churchill une tendance lourde de la diplomatie britannique, et justifiant pendant longtemps le rejet du projet d’Europe communautaire.

« À l’image de leurs dirigeants, beaucoup de Britanniques restent d’ailleurs eurosceptiques voire europhobes, relèvent les auteurs de l’Atlas géopolitique du Royaume-Uni. Membre depuis 1973, le Royaume-Uni a toujours défendu sa propre vision alternative à celle incarnée par le couple franco-allemand. »

Privilégiant une approche de l’Europe plus économique que politique, il est ainsi à l’origine de l’association européenne de libre-échange (AELE) créée en 1960 avec la Norvège, le Danemark, la Suède, la Suisse, le Portugal et l’Autriche.

Vis-à-vis du continent, la doctrine britannique reste celle de l’équilibre des puissances, en pratiquant si nécessaire la politique du Divide ut regnes (« Diviser pour régner »). C’est ce pragmatisme, et la volonté de peser davantage au sein de la CEE qu’à ses marges, qui conduit le Royaume-Uni à demander son adhésion peu de temps après la création de l’AELE.

Une candidature longtemps bloquée par le général de Gaulle, persuadé que « la nature, la structure, la conjoncture qui sont propres à l’Angleterre diffèrent de celles des États continentaux » (14/01/1963).

En rejoignant finalement la Communauté puis l’Union européenne, Londres n’a pas fondamentalement modifié sa vision géopolitique, réussissant simplement à concilier vocation mondiale et cousinage européen – à condition que l’Europe n’accède pas à la puissance.

Avec le choix de la voie référendaire sur la question de son maintien dans l’UE, le Royaume-Uni se trouve confronté à des choix plus radicaux.

Les facteurs économiques ne sont pas les plus importants. Le pays se distingue d’ailleurs assez peu de ses voisins et « coopétiteurs », si ce n’est par une acceptation plus large du modèle libéral, dont l’une des conséquences est de favoriser le repli individualiste et la fragmentation sociale dont il souffre déjà.

C’est donc bien davantage la question identitaire qui contribuera à structurer les voies possibles d’un avenir britannique.

C’est-à-dire celle des représentations géopolitiques, dont Mark Bailoni et Delphine Papin rappellent qu’elles « sont susceptibles d’induire des comportements qui peuvent déboucher sur des rivalités, modifier des stratégies, mais aussi initier de nouvelles politiques ».

Pour aller plus loin :

  • Atlas géopolitique du Royaume-Uni, par M. Bailoni et D. Papin, éditions Autrement, 2009, 79 p., 17 € ;
  • « Royaume-Uni. Tiraillé entre l’UE et le grand large », par G. Rachman (Financial Times), in Courrier international n°1283, 04/06/2015.