Oct 102019
 

On croyait Aramco intouchable. Sa vulnérabilité démontre surtout celle de Riyad… 

CLES230-3Moins d’un mois après l’attaque-surprise des deux plus grandes raffineries du monde par l’Iran – via ses alliés outhistes du Yémen, en butte, depuis quatre ans, aux attaques de l’aviation saoudienne (voir à ce sujet la note CLES 212 du 25 janvier 2018) – la fièvre semble provisoirement retombée sur les cours du pétrole…

Mais pas dans les think tanks internationaux où cette opération spectaculaire provoque des interrogations en chaîne.

Moins sur la stratégie iranienne, dont on connaît, depuis la Révolution islamique de 1979, la propension à monter aux extrêmes pour tester ses adversaires, que sur la puissance saoudienne, frappée au coeur, le 14 septembre, sans avoir pu esquisser un début de réaction. 

Car de même que Saudi Aramco, propriétaire des deux raffineries d’Abqaïq et de Khouraïs, visées par Téhéran, constitue à la fois la poule aux oeufs d’or et le bras séculier de l’Arabie saoudite dans l’économie mondiale, de même la monarchie saoudienne fait-elle figure, depuis 1945, de porte-avions américain dans la région.

D’où l’expression de « mini Pearl Harbor » employée, à juste titre, pour qualifier l’évènement. 

A quoi sert, de fait, le colossal arsenal saoudien ? Premier importateur d’armes du monde (pour 7,8 milliards de dollars en 2018), Riyad possède le troisième budget militaire de la planète : 67,7 milliards de dollars en 2019, certes derrière celui des Etats-Unis (649 milliards) et de la Chine (250 milliards), mais avant ceux de l’Inde (66,5 milliards), de la France (63,8 milliards) et même de la Russie (61,4 milliards), pourtant si souvent montrée du doigt (source : Stockholm International Peace Research Institute, chiffres 2018 disponibles ici).

Surtout, le royaume investit dans la qualité. Ses systèmes de protection antiaérienne sont censés être les meilleurs du monde, qu’il s’agisse des missiles anti-missiles Hawk ou Patriot américains, du système Shahine, issu du célèbre Crotale français (Thales), ou du dernier-né de sa panoplie (2018), le système anti-missiles THAAD (Lockheed Martin) qui, à lui seul, a coûté 5,4 milliards de dollars et, selon l’état-major américain pour la région indo-pacifique, qui l’a testé avant de le livrer aux Coréens du Sud, n’a jamais manqué une cible durant ses essais (source : cliquez ici). 

D’où le verdict de François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) : « Il est proprement ahurissant que l’Arabie saoudite n’ait pas détecté ces attaques. La réussite de ces frappes en profondeur sur le territoire saoudien révèle un problème général de la défense aérienne du pays, qui semble totalement inefficace. » (Challenge, 17/09/2019).

Aramco, un titan absolu… mais bien mal protégé

Joyau de la couronne saoudienne, Saudi Aramco et ses 224 milliards de dollars de bénéfices (déclarés) en 2018 – trois fois plus qu’Apple ! – n’est pas seulement ce géant du pétrole qui produit à lui seul 10 millions de barrils par jour (mb/j), autant que les numéros deux et trois mondiaux réunis, le russe Rosneft (5 mb/j) et l’Américain Exxonmobil (4 mb/j), soit 10% du volume total de pétrole extrait quotidiennement sur la planète.

C’est aussi et surtout un acteur majeur de la diplomatie saoudienne… et américaine. 

Même si, depuis 1988, la Compagnie, nationalisée à 100%, s’est affranchie de ses derniers actionnaires américains – en prenant le nom de Saudi Aramco, alors qu’elle avait été fondée, en 1948, sous celui d’Arabian American Oil Company – elle n’en reste pas moins fidèle à l’esprit de la grande alliance scellée le 11 février 1945, à bord du croiseur Quincy, entre le président américain Franklin Roosevelt et le roi Ibn Saoud : pétrole contre protection. 

« Un pacte qui prendra tout son sens pendant la guerre froide, face aux ambitions communistes dans la région, résume Denis Fainsilber dans la saga qu’il a consacrée à Aramco dans Les Echos du 13 janvier 2016. Forte de ces nouveaux puits, l’Amérique de l’après-guerre se rassure : ses habitants pourront acheter l’esprit serein leurs gloutonnes Chevrolet, Cadillac ou Buick, sans peur de la panne sèche. »

Derrière Aramco, poursuit-il, « se cache surtout un incroyable écosystème, dans lequel grouillent l’US Air Force, la CIA, et les expatriés des inévitables firmes américaines liées à l’industrie pétrolière : Halliburton ou Bechtel, l’auteur du pipeline géant (1.214 km) lancé jusqu’aux rives méditerranéennes du Liban. Le consortium est non seulement en charge du pétrole proprement dit (production, exploration, exportation), mais également de tout ce qui agrémente l’énorme enclave territoriale d’Al-Hassa, des écoles jusqu’aux routes, en passant par ses verdoyantes pelouses et le circuit privé de radio-télé. Sur l’aérodrome tout neuf de la ville-colonie, les bombardiers B-52 en route pour une mission stratégique côtoient les Douglas aux couleurs de l’Aramco convoyant ses personnels. »

C’est dire combien l’attaque du 14 septembre représente un camouflet, non seulement pour le royaume saoudien, mais aussi pour Washington qui, pas plus que Riyad, n’a pu empêcher l’Iran d’amputer quasiment de moitié, pendant deux semaines, la production pétrolière du royaume, ramenée à 5,7 m/bj.

Et ce, grâce à un armement sophistiqué mais somme toute minimaliste : des drones que la Chine, selon un rapport de l’ONU rendu public au début de l’année, aurait vendu à Téhéran qui en aurait équipé ses alliés houthistes…

En mai dernier, sept drones du même type avaient déjà frappé, en toute impunité, deux stations de pompage non loin de Riyad.

Une conséquence de l’enlisement saoudien au Yémen

Selon les experts américains de la Rand Corporation, un think tank proche du Pentagone, la montée en puissance de l’Iran (qui dément être à l’origine des frappes… mais s’en félicite officiellement !) est dictée par l’analyse que fait Téhéran de la situation : primo, l’Arabie saoudite a démontré, au Yémen, son incapacité militaire ; secundo, Donald Trump, qui n’a jamais caché son intention de prendre ses distances avec l’alliance historique Washington-Riyad, n’ira pas au delà du nécessaire pour la sauver. 

C’est un fait qu’au Yémen, les forces légalistes du président Hadi, exilé en Arabie saoudite d’où il est censé gouverner son pays, vont d’échec en échec.

Malgré le soutien massif de Riyad, elles n’ont pu empêcher Aden, principal port yéménite, de tomber aux mains d’un groupe séparatiste armé par les Emirats Arabes Unis, censément alliés aux Saoudiens dans la lutte contre les Houthistes ! 

Un tournant majeur qui ne peut que renforcer ces derniers, désormais opposés à une coalition moribonde car divisée…

Et qui ravive aussi la mémoire du Yémen du Sud, indépendant de 1962 à 1990. Mais faut-il en conclure pour autant que la Maison Blanche est prête à laisser tomber Riyad ? 

Les limites de la diplomatie du « tweet »

Seule chose certaine : le président américain va devoir clarifier ses positions…

Entre un allié saoudien surarmé mais paradoxalement sans défense, et un Iran asphyxié par les embargos mais disposant d’une autonomie tactique et stratégique inentamée, le moins qu’on puisse dire est que les choses ne sont pas simples.

Immédiatement après les frappes iraniennes, Donald Trump a ainsi donné l’impression d’être suspendu aux décisions de Riyad : « Nous attendons que le Royaume nous indique qui, à son avis, pourrait être la cause de cette attaque et dans quelles conditions nous pourrions procéder ! » déclarait-il dans l’un de ses nombreux tweets…

Avant de préciser le lendemain : « Les Saoudiens contribueront beaucoup si nous décidons de faire quelque chose. Ils seront très impliqués, y compris financièrement ».

Cette fois, pas l’ombre d’une menace, alors qu’en juin dernier, après la destruction d’un drone américain au dessus du détroit d’Ormuz – un incident sans commune mesure avec l’attaque du 14 septembre -, il avait purement et simplement ordonné des frappes sur le territoire iranien… avant de changer d’avis en faisant rebrousser chemin à ses avions !

On sait ce qu’avait coûté, en termes de crédibilité, à Barak Obama – violemment critiqué par Trump à l’époque – la décision de renoncer à attaquer la Syrie en août 2013, alors que tout était programmé, notamment en liaison avec la France. 

Et encore l’ancien président avait-il pris soin d’arrêter net l’opération avant que l’aviation américaine ne prenne l’air !

Cette douche écossaise permanente inquiète les experts en géostratégie, tout autant que les provocations iraniennes que rien ne semble devoir arrêter.

« Le risque, souligne François Heisbourg (lire infra), est en effet que cette promenade au bord du gouffre se termine mal, d’autant plus que, paradoxalement, les deux protagonistes, tout en ne voulant pas la guerre, surestiment sans doute la volonté de l’autre de ne surtout pas la faire ».

L’Iran fait monter les enchères pour obtenir de Washington qu’il assouplisse sa politique d’embargos ; Washington pour faire céder Téhéran sur le dossier nucléaire…

« Quand vous ne croyez pas au fond à la volonté de l’adversaire d’aller aux extrêmes, ajoute encore Heisbourg, cela peut pousser à l’imprudence et aux erreurs de calcul. Il y a donc le risque réel d’un conflit dont personne ne veut vraiment »…

Un risque dont se serait bien passé Saudi Aramco qui prépare activement ce qui devrait rester comme la plus gigantesque opération financière de l’histoire : son introduction en bourse.

Valorisation escomptée : 2000 milliards de dollars. Si Téhéran ne s’emploie pas, d’ici là, à gâcher la fête…

Pour aller plus loin :

  • Arabie saoudite, transformation ou illusion, numéro spécial de Questions internationales, n° 89, La documentation française, 2018 ;
  • Saudi Inc., The Arabian Kingdom’s Pursuit of Profit and Power, par Ellen R. Wald, Pegasus Books, 2018 et, en format Kindle, septembre 2019 ;
  • Aramco, une saga en or noir, par Denis Fainsilber, Les Echos, 13 janvier 2016 (cliquez ici).

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