Une histoire de la mondialisation à lire au fond de nos tasses
On associe souvent les analyses géopolitiques à la globalisation récente du monde et à l’explosion des échanges internationaux qui l’a suivie.
C’est oublier que l’une des premières préoccupations de l’humanité, celle de se nourrir, fut depuis des siècles à l’origine de multiples circuits commerciaux et de transactions marchandes intercontinentales.
Ce que rappelle Christian Grataloup, géographe, ancien professeur à l’université de Paris-VII et Sciences Po Paris, dans un livre plein d’humour, Le monde dans nos tasses – Trois siècles de petit déjeuner (Armand Colin, 2017).
Dépassant largement la seule nécessité de s’alimenter, le premier repas de la journée a fait une place importante au raffinement coûteux des produits exotiques que furent longtemps le café, le thé, le chocolat, ainsi que le sucre de canne.
Avec ses boissons, ses mets et ses ustensiles dédiés, le petit déjeuner devient vite un marqueur social de la vie bourgeoise. Mais on peut craindre que son dernier avatar occidental, le fourre-tout alimentaire du « brunch », n’illustre une autre conception, banalisée et sans âme, du « se nourrir » matinal…
L’invention d’un premier repas mondialisé
Jusqu’au début du XVIIIème siècle, rappelle l’auteur (1), les aliments consommés pour la « rupture du jeûne » de la nuit ne sont guère différents de ceux des autres repas. Le salé domine largement et les ingrédients sont surtout produits localement pour des consommateurs « locavores » (2). Cependant, l’utilisation à des fins gastronomiques de produits exotiques et rares est beaucoup plus ancienne.
On la découvre déjà chez les riches Romains de l’Antiquité qui agrémentent le repas du soir, la « cena », et valorisent leur image sociale, avec du sucre de canne importé à grands frais d’Inde ou d’Iran, des oeufs d’esturgeon de la Caspienne, des prunes de Damas ou des épices rapportées d’Extrême-Orient.
Selon Christian Grataloup, « l’évolution alimentaire et les mots pour le dire témoignent ainsi d’une première forme de mondialisation reliant au début de notre ère les grands empires depuis la Chine des Han jusqu’à Rome… La dynamique des mots et des mets témoigne localement de l’émergence d’une économie à l’échelle du globe… » (3)
Dans les sociétés occidentales, la fonction strictement alimentaire ne suffit pas à définir un repas. Chacun d’eux se caractérise aussi par un moment de la journée et parfois par une fonction sacrée (4).
Or, pour notre auteur, « le petit déjeuner, des trois repas quotidiens occidentaux, est sans doute le plus émancipé des contraintes sociales et religieuses. Son caractère récent et sa pratique moins collective n’y sont sans doute pas pour rien. » (5)
Le développement du petit déjeuner au début de la révolution industrielle est lié à un aspect majeur de la (future) globalisation du monde : la synchronisation et l’unification du temps.
Après la diversité des temps « naturels », fixés par les rythmes solaires locaux, après les temps « religieux », scandés par les grandes et petites heures abbatiales ainsi que par l’angelus au clocher des églises, le « temps universel » va se diffuser, déconnecté des positions géographiques ou des cultures locales. Il est calé sur le temps de Londres, celui du méridien de Greenwich.
« Le Royaume Uni domine alors l’économie mondiale, Big Ben va en sonner le rythme avec le célèbre air du Westminster Quarters […] Toutes les horloges du monde peuvent alors être synchronisées. » Suit l’invention du réveil mécanique avec sa double cloche et son anneau vertical. « L’heure du petit déjeuner pouvait alors sonner… » (6)
Des boissons fragiles et coûteuses, signes de luxe
Contrairement aux deux autres repas organisés en « services » successifs, les mets du petit déjeuner sont mis ensemble à la disposition des convives dont le premier besoin est la réhydratation du corps qui a perdu beaucoup d’eau pendant le sommeil. Ainsi peut s’expliquer la place prépondérante donnée aux liquides, qu’ils soient proposés froids ou chauds.
La table est dressée autour de la tasse qu’il s’agit d’abord de remplir, après réponse à la question rituelle et invariable qui perdure encore de nos jours : thé, café ou chocolat ?
Ces boissons chaudes et sucrées sont fragiles et coûteuses, tout comme les jus d’agrumes qui souvent les accompagnent.
Souvent émulsionnées, donc peu stables, elles ne peuvent pas attendre et exigent un service rapide confié à des domestiques nombreux et spécialement formés.
On les trouve donc d’abord à la table d’aristocrates novateurs et fortunés, plus préoccupés par leur réputation que par la dépense, avant celle de riches familles bourgeoises soucieuses de « paraître » à leur tour.
Car ce sont là des signes de luxe et de modernité. La culture de ces produits, devenus aujourd’hui d’une totale banalité, est inadaptable aux climats tempérés. Ils viennent de trois parties du monde : le cacaoyer est un arbre américain, le théier pousse en Asie et le caféier en Afrique (7).
La culture, le conditionnement et le transport de ces denrées, périssables et très fragiles, supposent une planification, une organisation et une logistique déjà très « mondialisées ».
Quant au sucre (8) qui accompagne la consommation occidentale du thé, du café et du chocolat, il sera, du XVème au XVIIIème siècle à l’origine d’un trafic triangulaire entre l’Afrique, l’Europe et les régions tropicales propices à la culture de la canne.
Se dessinent ainsi les routes d’importation des produits et les routes d’exportation d’une main d’oeuvre asservie, souvent surexploitée jusqu’à la mort, pour la production sucrière. La mondialisation exige des coûts de production toujours plus bas…
Métamorphoses des produits et adaptations locales
Les produits tropicaux originaux que sont les grains de café, les cabosses de cacao et les feuilles de thé, ne sont évidemment pas utilisés en l’état à leur arrivée en Europe.
Non seulement ils sont le plus souvent consommés après ajout de sucre de canne, mais ils subissent d’abord des transformations qui ajustent ces « matières premières » exotiques aux usages et aux goûts des clients occidentaux.
Ainsi, depuis toujours, les Indiens utilisent les graines de cacao pilées mélangées à de l’eau, ajoutant parfois du piment et d’autres épices. Ce breuvage, souvent associé à des rituels sacrés, peut aussi être consommé après une phase de fermentation.
Au milieu du XVIème siècle, les colons espagnols ajoutent du sucre de canne au cacao et suppriment l’usage du piment fréquemment remplacé par la cannelle.
Ce nouveau breuvage, au goût transformé, très proche de notre chocolat actuel, se diffuse ensuite, via l’Espagne, dans toute l’Europe.
Ce sont les Arabes et les Turcs qui inventent la torréfaction et ajoutent du sucre pour équilibrer l’amertume propre au café. Le « café turc », plus ou moins sucré et enrichi d’épices, se prépare par décoction.
L’infusion est inventée plus tardivement en Europe avant que les Italiens, maîtres incontestés de la préparation, ne mettent au point l’utilisation de la pression assurée par les percolateurs.
A la différence du café turc, le sucre n’est pas incorporé à la préparation du café en Europe mais est proposé séparément.
L’utilisation et la présentation occidentales du thé n’ont rien à voir avec le breuvage originel. Dans les steppes d’Asie, le thé était souvent mélangé à des laitages fermentés et les Mongols le consommaient généralement salé.
Le mélange de thé, de sucre et de lait ne deviendra la boisson britannique emblématique qu’au début du XVIIIème siècle. Et Christian Grataloup d’ajouter : « […] trois arbres ou arbustes tropicaux, plus la canne à sucre, comme ingrédients de base d’un nouveau type de repas matinal : aucun doute, l’émergence du petit déjeuner est bien la conséquence de la mainmise européenne sur les régions tropicales. » (9)
Culture lointaine du thé, du café et du cacao, importation organisée et surveillée des feuilles et des fèves, transformation et adaptation au goût des consommateurs locaux, production industrielle des matériels dédiés à ces transformations (outils de torréfaction) ou au service (moulins à café, services de table, porcelaines), diffusion d’abord élitiste puis ouverte au grand public, le petit déjeuner témoigne ainsi, plus encore que les autres repas, de l’inexorable montée en puissance de la mondialisation…
Les routes et les aléas géopolitiques du petit déjeuner
Les analyses géopolitiques conduisent très souvent à identifier un rôle spécifique des États dans l’ouverture des routes nouvelles et la protection des échanges commerciaux mondialisés.
Des investissements initiaux lourds et risqués, les dangers d’une concurrence toujours proche de la confrontation armée, particulièrement sur la mer, imposent la présence financière et militaire des puissances étatiques.
Pour assurer leur approvisionnement, les Hollandais et les Anglais inventent alors des structures très proches de l’économie mixte, associant armateurs et commerçants sous l’égide de la puissance publique.
La Compagnie unie des Indes orientales (11) pour les premiers et l’East India Company pour les seconds dominent rapidement le commerce du thé entre l’Asie et l’Europe. Celui-ci demeure cependant tributaire des équilibres géopolitiques entre un fournisseur quasi-unique, la Chine, et les clients européens.
La Chine étant vendeuse mais quasiment pas acheteuse de produits occidentaux, la balance commerciale reste alors terriblement déficitaire pour la Grande Bretagne, l’obligeant à de très lourdes sorties de capitaux.
La volonté britannique de compenser ce déficit par la contrebande massive d’opium venu du Bengale, contre la volonté du gouvernement chinois, est ainsi à l’origine de la fameuse « Guerre de l’opium » (12) qu’on aurait pu aussi nommer « Guerre du thé », tant elle faillit priver l’Empire britannique de cette denrée indispensable, jusqu’à ce que le traité de Nankin lui garantisse le libre commerce, lucratif et dévastateur, de l’opium.
Quelle qu’en soit l’époque, la mondialisation des échanges recèle toujours sa part de fraude et de contrebande… Soucieux de se dégager du monopole de la production théière chinoise, les Britanniques organisent l’expédition rocambolesque du botaniste Robert Fortune qui, déguisé en riche négociant chinois, réussit à faire passer jusqu’en Inde des dizaines de milliers de pieds de thé dissimulés dans sa caravane.
De là, le thé est acclimaté autour de Darjeeling et à Ceylan. Sa production massive remplace alors rapidement, dans les petits déjeuners européens, le thé produit par une Chine en pleine décomposition sociale et politique.
« Dans cette histoire, conclut le géographe français, l’apparition au XVIIIème siècle du petit déjeuner […] n’est rien moins qu’innocente. Boire du thé, du café ou du chocolat, c’est consommer des produits de plantation, le plus souvent résultant de l’exploitation esclavagiste. Le petit déjeuner ne résume sans doute pas l’histoire mythique du monde, mais il reflète sa géographie. » (13)
Pour en savoir plus :
- Le monde dans nos tasses – Trois siècles de petit déjeuner, par Christian Grataloup, Armand Colin, Paris 2017.
1/ Agrégé et docteur en géographie, professeur émérite à l’Université Paris VII et à Sciences Paris, Christian Grataloup se qualifie lui-même de « géohistorien ». Il consacre aujourd’hui ses travaux à l’histoire de la mondialisation et aux représentations du monde.
2/ Le monde dans nos tasses (op.cit.), p.17.
3/ Ibidem, p. 23.
4/ Voir les banquets politiques ou sacrés ou la messe chrétienne rejouant la Sainte Cène.
5/ Ibidem, p. 29.
6/ Ibidem, p. 37-38.
7/ Christian Grataloup signale avec malice que la mondialisation et les progrès de la botanique ont permis de relocaliser les cultures loin de leurs régions d’origine et plus près des consommateurs, en particulier sur le continent africain. Ibidem, p. 52.
8/ Il s’agit naturellement du sucre de canne. La première extraction industrielle de sucre de betterave fut l’oeuvre, fin 1811, du chimiste français Jean-Baptiste Quéruel. Ses travaux avaient été encouragés par Napoléon 1er qui voulait contourner les effets du blocus exercé par la marine britannique coupant l’Europe de ses ressources en sucre de canne des Antilles.
9/ Ibidem, p. 60.
10/ Ibidem, p. 18.
11/ La Vereenigde Oostindische Compagnie, ou VOC.
12/ La première guerre de l’opium se déroule de 1839 à1842.
13/ Ibidem, p. 81.
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