Jan 242019
 

Quand les épidémies ouvrent de nouveaux marchés…

CLES222-1La dernière conférence de l’ONU sur le climat (COP24) qui s’est achevée le 15 décembre dernier à Katowice (Pologne) l’a confirmé une fois encore : le réchauffement fait exploser les risques infectieux, notamment en Afrique où 400 millions de personnes sont directement menacées par la multiplication des moustiques pathogènes.

Un phénomène qu’accentuent les incessants mouvements de population et l’hyper-concentration urbaine caractérisant cet immense continent. 

Face à ce fléau, la science n’est pas inerte. Mais toutes ses solutions ne sont pas exemptes de risques.

Les progrès fulgurants enregistrés en matière de biologie synthétique permettent ainsi aux laboratoires de créer artificiellement de nouveaux virus pour en tirer des vaccins servant à protéger les populations…

Mais aussi, bientôt, pour modifier génétiquement certaines cultures en augmentant leur résistance, donc leurs rendements, via des insectes mutants eux-mêmes porteurs de virus.

Générateurs d’immenses profits à venir, ces process n’en inquiètent pas moins : placées entre de mauvaises mains – Etats voyous ou groupes terroristes – ne pourraient-ils pas servir dans le cadre tant redouté de la guerre biologique ?

La question est posée depuis qu’en juillet 2017, le magazine américain Science a révélé que deux chercheurs canadiens avaient réussi à synthétiser en laboratoire le virus de la variole équine (voir l’article).

Déjà spectaculaire, cette information était complétée par une autre, qui n’a pas manqué de faire sursauter dans les milieux de la sécurité : le coût de cette réalisation, menée à bien en six mois, n’a pas dépassé 100 000 dollars et le travail a été réalisé exclusivement avec du matériel génétique commandé… sur internet !

L’OMS, qui a enquêté, confirme que ce travail, « n’a pas requis de connaissance ou d’expertise biochimiques exceptionnelles, ni d’investissement ou de temps particulièrement importants » (voir le rapport). 

Voilà qui rend bien illusoires les inquiétudes de ceux qui pointent régulièrement du doigt le refus des Américains et des Russes de détruire les derniers échantillons de variole détenus dans leurs laboratoires.

Plus besoin de conserver les reliques de ce virus éradiqué depuis 1979, puisque n’importe quel laboratoire (ou quasi) peut faire renaître de ses cendres une maladie qui, rien qu’au XX° siècle, tua 300 millions de personnes. 

Derrière les avancées de la biologie synthétique, la promesse d’énormes profits

Mais pourquoi ressusciter d’anciens virus ou en créer de nouveaux quand on a déjà tant de mal à combattre ceux qui existent ?

La première raison se défend. Tous les virus mutent, et celui de la variole fait d’autant moins exception qu’il a été le premier à donner lieu à un vaccin, à la fin du XVIII° siècle.

Tiré du virus de la vaccine (la variole de la vache, qui a donné son nom aux futurs vaccins, bien qu’on penche aujourd’hui pour son origine équine), celui-ci a été cultivé et utilisé aux quatre coins du monde depuis plus de deux siècles.

D’où l’intérêt, dans l’hypothèse d’une résurgence de la maladie, de revenir à sa culture d’origine, ce qu’ont fait David Evans et Ryan Noyce, les deux biologistes canadiens. 

D’autre part, plaident-ils, « ce type de synthèse pourrait être utile à la mise au point de nouvelles formes de vaccins pour d’autres maladies, et les virus de type variole sont des pistes intéressantes pour développer des vecteurs s’attaquant aux tumeurs cancéreuses « (Le Figaro, 11/07/2017). 

Pour Tonix Pharmaceutical, le laboratoire américain qui les a sponsorisés, un autre argument pèse de tout son poids : l’énormité des profits à réaliser en mettant sur le marché un vaccin reproduisant, à bas prix, les caractéristiques de celui mis au point par Jenner, en 1796. 

Interrogé par Le Monde du 30 octobre 2017, Seth Lederman, PDG de Tonix Pharmaceutical, le dit sans détour : « Il y a un marché à prendre pour un bon vaccin : les Etats-Unis conservent des stocks stratégiques de 300 millions de doses, qui se périment en cinq ans. Sanofi vendait jusqu’à présent ce vaccin à bas prix, environ 6 dollars la dose – mais Sanofi s’apprête à vendre la filiale qui le produit à la société Emergent, qui va selon toute vraisemblance en augmenter le prix. Or le seul autre vaccin sur le marché valant plus de 50 dollars la dose, cela ouvre des possibilités commerciales ».

Quant à ceux qui lui reprochent de « rendre le monde plus dangereux » en recréant de la sorte des virus disparus, l’industriel balaye la critique d’un revers de main : « L’ère de la biologie synthétique est là, le monde doit s’y faire et trouver des solutions pour faire la police […].Tout au plus peut-on dire que notre travail devrait être un avertissement aux gens qui ne croyaient pas que la biologie synthétique en était là ». 

Un secteur dont le chiffre d’affaires s’envole, mais que seuls les Européens s’efforcent de contrôler

Coup de tonnerre dans le monde ordinairement si feutré de la recherche, cette annonce de la re-création synthétique du virus de la variole équine – après celle du charbon, première alerte qui avait plongé l’Amérique dans l’angoisse, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001– aura cependant eu pour conséquence de placer sous le projecteur un acteur totalement inconnu du grand public : l’industrie de la synthèse ADN.

Et de montrer ce qui était devenu la norme pour certains laboratoires, publics comme privés : « aller sur Internet, commander une séquence génétique ou une liste de gènes, et recevoir par la poste, en quelques jours, son ADN conditionné dans le matériel biologique choisi, assemblé à partir de produits chimiques inertes » (Le Monde, 30/10/2017).

Or ce secteur, qui n’existait qu’à la marge voici encore quinze ans, pèse désormais 1,3 milliard de dollars et, selon l’agence américaine PS & Market Research, devrait croître annuellement de plus de 10% pour atteindre ou dépasser 2,7 milliards en 2023.

Or, et c’est le bien le coeur du problème, seule l’Europe dispose d’un cadre réglementaire pour encadrer ces recherches.

En France par exemple, David Evans et Ryan Noyce n’auraient pu mener leur expérience sans en référer au Haut conseil des biotechnologies, qui en aurait au moins averti une institution comme le Conseil scientifique de Défense, qui suit au plus près les innovations susceptibles d’influer sur la sûreté biologique.

Pas aux Etats-Unis, où les modifications génétiques ne font l’objet d’aucune supervision législative. 

L’inquiétude des chercheurs face au détournement possible de leurs travaux

Ce ne sont pas des gouvernements, mais des scientifiques qui, le 4 octobre 2018, dans la revue Science, ont mis en garde contre la dissémination incontrôlée de certains virus.

Et pour cause, puisqu’en l’espèce, c’est le Département de la Défense américain qui, l’an dernier, a annoncé le lancement du programme Insect Allies (27 millions de dollars de crédits) visant à transformer lesdits insectes en « disperseurs de virus ».

Officiellement, pour modifier génétiquement certaines plantations et les aider à résister aux parasites. Mais pratiquement ?

Théoriquement préventif, voire curatif, ce procédé « pourrait également être utilisé à des fins offensives, pour détruire des cultures en envoyant sur des champs sains un virus qui décime une plante ciblée ou qui entraîne une stérilité des graines » explique ainsi ce groupe de chercheurs de l’Institut Max Plank (Allemagne) et de l’université de Montpellier.

La différence avec les OGM ? Dans le cas de ces derniers, le choix est fait préalablement à la plantation, alors que dans celui de la modification génétique par des insectes porteurs de virus, leur périmètre d’action est, par définition, étendu… donc extensible.

Pourquoi ne pas avoir choisi un procédé de pulvérisation classique ?

C’est toute la question, que soulignent les chercheurs, inquiets de l’utilisation qui pourrait être faite de leurs découvertes… Sans qu’aucune réponse satisfaisante n’ait été, jusqu’alors, fournie par la Darpa (Defense Advanced Project Agency), dont le nom, en soi, suggère déjà tout un programme.

De fait, il est beaucoup plus facile de « de tuer ou stériliser une plante en perturbant un seul gène, que de modifier sa résistance par l’insertion de nouveaux gènes » résume Guy Rives, de l’institut Max Plank, co-auteur de l’article, qui soupçonne la Darpa de nourrir des projets moins pacifiques qu’annoncés (Le Monde, 4/10/2018). 

Face à cette accélération tous azimuts de l’insécurité biologique dont le spectre s’étend du détournement des souches virales dans un but terroriste à leur utilisation dans le cadre d’une guerre alimentaire déclenchée par un Etat, où se situe la conscience mondiale ?

A l’échelon de l’OMS, l’affaire de la variole devrait constituer l’un des grands sujets de l’année 2019. Et à celui de la France, où sévit pourtant la rigueur budgétaire, l’armée inaugurera dans les prochains mois, à Brétigny-sur-Orge, son premier centre dédié aux virus émergents.

Dans ce sanctuaire qui abrite déjà l’Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA), un laboratoire de haute sécurité s’apprête à ouvrir ses portes pour accueillir les souches les plus mortelles de la planète. Et se préparer à les affronter au cas où…

Pour aller plus loin :

  • Où sont les échantillons sanguins infectés par Ebola ? Le Monde, 23/01/2019, pp.12-13 ;
  • Crop-protecting insects could be turned into bioweapons, critics warn, Science, 4/10/2018, (voir le dossier) ;
  • WHO Advisory Committee on Variola Virus Research, Report of the Eighteenth Meeting, (voir le rapport).

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