Jean-François Fiorina s’entretient avec Jean-François Ley
Après avoir été le directeur marketing et développement de VINEXPO, le grand salon international des vins et spiritueux, Jean-François Ley vient de prendre la fonction de directeur de la division vins et spiritueux du groupe INSEEC. Un retour aux sources puisqu’il étudia au sein de cette école de commerce de Bordeaux, dans la même promotion que Jean-François Fiorina, directeur de l’ESC Grenoble.

Jean-François Fiorina et Jean-François Ley : il existe bien une géopolitique des vins, qui est aussi celle des hommes, des patrimoines et des cultures.
Jean-François Ley connaît merveilleusement les arcanes du marché mondial du vin et il nous emmène ici dans un tour du monde qui nous met… l’eau à la bouche ! Avec à la clé une réflexion intéressante sur les perspectives professionnelles offertes par le marché mondial du vin aux étudiants désireux de se lancer dans la grande aventure.
Existe-t-il une géopolitique des vins ?
Oui et non. Même si ce n’est pas très « tendance » de l’avouer aujourd’hui, je crois néanmoins que le vin est un produit de civilisation. Sa sphère d’influence correspond indéniablement à un rayonnement civilisationnel au plan géopolitique. Pour notre vieille terre chrétienne, il apparaît comme le sang du Christ et donc présente la dimension d’une sacralité liée à notre héritage, à notre terre. Mais son influence s’étend bien plus loin que les territoires où il est produit.
En effet, si plus de 60 pays dans le monde sont des producteurs de vins, ce sont plus de 140 pays qui en consomment. Rien n’est figé en ce domaine. Des puissances émergentes s’imposent. Au cours de ces dix dernières années, la Chine s’est ainsi hissée dans le Top 5 des pays producteurs de vin. La Chine est déjà le premier producteur mondial de raisin de table. Mais sa consommation de vin allant croissante, elle fait évoluer ses vignes pour augmenter sa production. Oui, on observe globalement une mondialisation de la consommation du vin. Même l’Inde et le Brésil se mettent à en produire…
Permettez-moi de donner quelques grands chiffres pour mieux cerner cette géopolitique des vins. L’Europe dans sa globalité représente les 2/3 de la consommation mondiale de vin. En volume, les États-Unis sont devenus le premier pays consommateur de vin au monde. Le continent américain dans son ensemble représente environ 20 % de la consommation de la planète.
L’Asie se situe aux alentours de 7-8 % de la consommation mondiale, avec des perspectives de forte croissance. L’Afrique reste le continent à ouvrir et défricher. Partout ou presque, sur la planète, on trouve du vin, présenté sous des formes différentes, en fonction de l’histoire et des cultures. De fait, le vin est universel.
Dans ces 60 pays qui produisent du vin, lequel est le plus surprenant, celui auquel on ne s’attendrait pas ?
Savez-vous que l’Azerbaïdjan est un producteur de vin ? J’ai eu récemment un étudiant azerbaïdjanais venu en France se former afin de transformer les vignobles de vin de table de son père en une marque. La Corée, la Thaïlande produisent également du vin. Même nos voisins anglais se mettent au travail. Trois millions de bouteilles de vins effervescents sont produites annuellement outre-Manche chez nos amis britanniques, pour concurrencer les champagnes.
Dans les îles danoises, on voit apparaître de petits domaines vinicoles. Au-delà des mutations climatiques, de l’évolution des techniques de production, on sent surtout que le vin est un produit qui intéresse de plus en plus les populations. Comme la consommation se développe, il y a des productions nouvelles qui apparaissent dans des lieux où l’on ne s’y attendait pas. Bien sûr, le vin est présent dans ses zones de prospérité traditionnelles, sur l’ensemble du pourtour du bassin méditerranéen. Prenez l’exemple de la Tunisie, qui reste un fort producteur de rosé, l’un des cinq marchés mondiaux pour ce type de vin. Autre fait peu connu, la Roumanie est l’un des dix premiers pays producteurs de vin au monde.
Produit-on du vin par goût, par tradition ou par volonté économique parce qu’il existe un marché porteur ?
En Roumanie et dans un certain nombre de pays d’Europe de l’Est, comme la Hongrie, et bien sûr sur les bords de la Méditerranée, la culture du vin est enracinée dans l’histoire. Mais prenez l’exemple du Japon : 40 % de la consommation de vin y est assumée par des vins du terroir. Au-delà des traditions qui fort heureusement perdurent, on observe aussi une volonté de mieux connaître le vin, de l’apprivoiser en quelque sorte, de l’acclimater aux différentes terres. Bien sûr, en tant que Français, nous avons tendance à nous considérer comme la référence absolue en matière de vins.
Certes, la France est le premier pays producteur au monde, devant l’Italie et l’Espagne. Ces trois pays font à eux seuls 50 % de la production mondiale de vin. Mais observons surtout cette floraison de nouveaux pays qui cherchent à produire leurs propres vins, ce qui montre bien l’engouement à l’échelle mondiale pour ce produit si particulier qu’est le vin.
Regardons l’exemple des États-Unis, le quatrième pays producteur au monde (la Chine venant en cinquième position). Depuis 2011-2012, les États-Unis sont le premier pays consommateur au monde. 75 % de leur consommation est le fait de crus américains, seuls 25 % sont importés : en volume viennent alors d’abord les vins italiens, australiens, puis français. En valeur, les vins français arrivent en tête. Notons aussi que l’Australie a réussi à percer sur le marché américain grâce à la réussite d’une marque, avec un positionnement très bien étudié, en joint-venture, production australienne et distribution américaine, et grâce à un marketing nettement plus agressif que les vins français.
Comment cela s’explique-t-il ?
Il y a les codes d’entrées des vins dits du Nouveau Monde et ceux dits de l’Ancien Monde. Les premiers reposent sur les cépages, les seconds s’adossent aux assemblages et aux terroirs. Là encore, on observe très clairement les effets d’une géopolitique du vin. L’Ancien Monde privilégie l’adéquation entre les cépages plantés sur les terroirs et leur mode d’assemblement, avec des modes de vinification bien particuliers.
Les Anglosaxons, dans leur globalité, et dans leurs zones d’influence, choisissent de mettre en avant le cépage. Chez eux, on connaît peu les terroirs. C’est donc clairement du marketing. Ces vins du Nouveau Monde ont fait une belle percée en peu d’années, au point qu’ils représentent environ un quart de la consommation mondiale. Indubitablement, ces vins ont permis d’élargir des marchés et de gagner de nouveaux consommateurs qui n’étaient pas séduits par l’offre de l’Ancien Monde.
Cela veut-il dire qu’il existe également une géopolitique des consommateurs ?
Indéniablement. On observe trois grandes familles. La première est la zone Europe du Nord-Amérique du Nord, sur laquelle le concurrent direct du vin est la bière. Dans les années 1990-2010, les vins du Nouveau Monde ont permis de gagner des parts de marché face à la bière. La seconde zone intéressante à observer est l’Asie. Ce continent est le premier au monde en matière de consommation de spiritueux. Le gouvernement chinois a pris des mesures en matière de salubrité publique pour favoriser la consommation de vins plutôt que de spiritueux.
Même si la Chine est le premier consommateur mondial de bière, cela ne doit pas faire oublier que les concurrents directs du vin sont les alcools locaux, de riz notamment, dont le volume consommé est considérable, y compris dans les repas au quotidien. En matière géopolitique, cet état de fait a des conséquences non-négligeables. Ainsi, le gouvernement chinois a-t-il pris des mesures en matière de salubrité publique pour favoriser la consommation de vins plutôt que de spiritueux, dont le taux d’alcoolisation peut monter jusqu’à 70° !
Un tel constat se vérifie aussi au Japon et globalement dans l’ensemble de l’Asie, Et puis, il y a la troisième famille, ces vieux pays de la vigne qui sont les nôtres, la France, l’Italie et l’Espagne, les « historiques » du vin. Ce sont des marchés relativement fermés, avec une approche assez latine des choses, où l’on observe une baisse de la consommation régulière du vin.
À cet égard, il me semble qu’une ouverture plus grande de nos marchés à des vins étrangers permettrait sans doute de renouveler l’offre et de conquérir chez nous de nouveaux consommateurs. En France, par exemple, il y a trois segments qui sont porteurs. D’abord, le rosé, souvent injustement méprisé, mais dont notre pays est le premier producteur et le premier consommateur. Regardez simplement le succès du rosé pamplemousse ces dernières années…
Ensuite, prenez les vins effervescents, bien moins chers que les champagnes, qui répondent à une vraie attente. Enfin, le vin en box, qui se déguste au verre. Bien sûr, nous nous targuons d’être un peuple de fins connaisseurs de crus et de terroirs. Mais la réalité du marché pour nos contemporains, c’est celle-là. D’ailleurs, on peut noter que le vin et la bière voient leur consommation baisser dans notre pays alors que les spiritueux sont en croissance. D’où l’urgence de s’adapter. On l’ignore souvent mais la France est le premier consommateur mondial de whisky. Et surtout, la vodka et le rhum sont en pleine croissance.
Et si nous faisions un grand tour du monde de la géopolitique du vin ? En commençant par les antipodes, l’Australie par exemple…
L’Australie constitue un cas d’école très intéressant. C’est un pays producteur, qui a connu un fort développement dans les années 1980-1990. Les entreprises sont de taille assez importante. Ainsi, les 5 premières marques de vin australien font 70 % des ventes. Le marché a été un peu agité ces dernières années, en particulier à cause d’une évidente question de surproduction et avec une vraie guerre interne sur le positionnement marketing, le positionnement bas de gamme trouvant vite ses limites sur un marché où les consommateurs apprennent à monter en qualité.
La rentabilité de ces marques a baissé et les entreprises connaissent des difficultés. Les Australiens doivent d’autant plus faire attention à ces critères qualitatifs qu’ils exportent une très grosse partie de leur production. Et leur marché intérieur se fait aussi beaucoup plus exigeant. On constate indéniablement une demande forte de qualité dans les grands restaurants de Sydney ou Melbourne. Ces problématiques se retrouvent également en Californie, où les consommateurs veulent aussi un attachement au terroir et une montée en gamme dans les vins qui sont proposés.
Plus à l’ouest ?
L’Afrique du Sud est traditionnellement un pays producteur. Le marché intérieur est un peu compliqué aujourd’hui, mais sur le plan géopolitique, il est intéressant de noter que son premier marché extérieur est la Hollande, suivie par la Grande-Bretagne. Les liens historiques perdurent. Quand on parle de vins africains, on pense aussi à la production tunisienne de rosé que j’évoquais tout à l’heure, qui est bien montée en gamme ces dernières années et engrange des succès à l’exportation.
Le Maroc bénéficie également d’un beau développement, on peut noter que de nombreux Français y ont investi. L’Algérie également produit des vins dont certains connaissent un beau succès à l’exportation. Le Sidi-Brahim, vin produit dans les contreforts de l’Atlas, est la première marque de vin étranger en France.
Si l’on franchit l’Atlantique, on trouve les grands gagnants de ces dernières années, en pleine progression, à savoir l’Argentine et le Chili. Ces pays ont en outre fait de gros efforts à l’exportation, en particulier en direction du marché nord-américain où ils se servent de l’importante communauté hispanique pour commercialiser leurs produits. Là aussi, on note une forte présence d’investisseurs étrangers, par exemple des Bordelais et des Bourguignons.
Au Chili, un vrai travail de fond a été fait pour optimiser une production qui part essentiellement à l’exportation, le marché intérieur étant assez réduit. Les vins chiliens s’exportent d’ailleurs partout et le marché est en plein développement. Le Brésil est dans une autre configuration, plus en retard. La production de vins est essentiellement concentrée dans le sud. Mais le marché du vin a du mal à éclore à cause essentiellement des taxes très fortes à l’importation. Ce problème des tarifications douanières se retrouve aussi sur un marché comme l’Inde, où des taxes de 300 % ad valorem à l’importation constituent une barrière difficilement franchissable pour des vins français qui, par nature, sont déjà chers.
Quid de la Russie et de l’Europe de l’Est ?
Là aussi, en termes de production, ce sont des zones qui commencent à compter, la Roumanie bien sûr, mais aussi la Russie, la Crimée, l’Ukraine… Le plus gros projet actuel de vignobles en Europe se situe en Ukraine, sur 5 000 hectares en cours de restructuration, avec des investisseurs locaux alliés à des étrangers, où l’on compte d’ailleurs de nombreux Français. À l’Est, on observe aussi une mutation des anciennes structures collectives qui peu à peu se privatisent et se modernisent.
Dans ces pays où l’on boit beaucoup de spiritueux, en particulier la vodka, se posent comme en Chine des questions de santé publique liées à la très forte consommation d’alcools. Heureusement, on note une évolution dans les comportements. Les ventes de vins de Bordeaux se sont d’ailleurs assez bien développées en Russie au début des années 2000. La Russie reste aussi un fort marché pour le champagne, c’est là un facteur historique qui remonte à la cour des Tsars.
Et la France dans tout cela ?
Depuis les années soixante, on observe une baisse régulière de la consommation. Même si nous restons le premier consommateur mondial en termes de consommation individuelle, nous sommes passés de 120 litres par an et par habitant à 50 litres. En France aujourd’hui, on pourrait dire que l’on boit moins mais que l’on boit mieux. Les vins de table, sans appellation d’origine, sont délaissés au profit des vins de bonne tenue. Dans les enquêtes d’opinion, on voit d’ailleurs que l’image du vin de mauvaise qualité a complètement disparu.
Le travail de restructuration des vignobles a été payant. En outre, l’oenologie a fait des progrès considérables. Et puis, il y a une dimension psychologique à ne pas négliger : les Français sont en effet persuadés qu’ils ont les meilleurs vins du monde et ils en sont fiers. En matière de vin, la France est le troisième exportateur du monde en volume mais de loin le premier en valeur. Sur les marchés internationaux, les vins français sont en moyenne les plus chers du monde. Les vins de Bordeaux sont ainsi très prisés en Chine, pays où les vins français représentent 40 % des vins importés !
La France garde une position très forte en Asie, position qu’elle a un peu perdue en Europe et en Amérique du Nord. Cependant, les tendances fortes demeurent. En volume, l’Allemagne reste toujours le premier client de la France. Les Anglais sont dans le top 3 des amateurs de vins français et les Américains se situent en quatrième position.
En guise de conclusion, quid des formations dans le management du vin en France ?
Mis à part le cas particulier du champagne, il n’existe pas un vin qui ait réussi partout dans le monde. Il n’existe d’ailleurs pas une marque mondiale de vin. Tout est affaire de géomarketing. On fait des offres en fonction d’attentes bien spécifiques émanant de marchés divers. Il faut donc savoir s’adapter aux exigences nouvelles, ce que les vins français ne savent pas toujours faire.
Pour répondre aux nouveaux défis, les formations doivent donc répondre à trois critères simples : être internationales, faire appel à des professionnels, multiplier les expériences et stages sur le terrain, en France mais surtout à l’étranger. Heureusement, les formations françaises accueillent de plus en plus d’étudiants étrangers. N’oublions pas que le marché du vin est extrêmement porteur, surtout au stade de la distribution. On a besoin de vendeurs, de marketers, de communicants… Pensez au marché de l’oenotourisme qui est littéralement en train d’exploser ! Oui, il y a un vrai marché mondial du vin et les opportunités sont nombreuses pour les étudiants qui décideront de se spécialiser dans ce domaine.
A propos de Jean-François Ley
La récente nomination en avril dernier de Jean-François Ley, 49 ans, comme directeur de la division vins et spiritueux du groupe INSEEC, correspond en quelque sorte à un retour aux sources pour l’ancien élève de cette business school de Bordeaux qui en suivit le cursus de formation de 1983 à 1986, avant de rejoindre la San Jose State University (San Francisco) aux Etats-Unis.
Le groupe INSEEC, qui réunit 15 000 étudiants dans 4 villes en France et 3 à l’étranger, a défini depuis plusieurs années une stratégie originale, notamment autour de 4 axes : le luxe, les vins et spiritueux, le tourisme/art de vivre et le digital. « C’est pour appuyer cette stratégie que j’ai choisi de faire appel à Jean- François Ley » précisait d’ailleurs la directrice générale du groupe, ajoutant que « le groupe INSEEC mène des projets de développement et d’investissements dans les formations initiales ou continues en vins et spiritueux à Londres, Séoul, Shanghai mais aussi à Bordeaux et en Bourgogne. »
Auparavant, Jean-François Ley occupait les fonctions de directeur marketing et développement de Vinexpo. Vinexpo est un salon créé en 1981, qui se tient à Bordeaux tous les deux ans et qui est le rendez-vous des opérateurs mondiaux des vins et spiritueux.
Durant les 12 dernières années, Jean-François Ley a notamment été à l’origine de l’étude de conjoncture des marchés mondiaux des vins et spiritueux (menée conjointement avec le cabinet Britannique IWSR) ou des développements de Tastings by Vinexpo et de l’Academy Vinexpo Asia-Pacific qui accueille près d’un visiteur sur deux du salon à chaque édition pour des masters classes, des conférences internationales et des dégustations très prisées. Il a aussi été l’un des principaux artisans de la réflexion stratégique ayant permis le retour, en 2006, de Vinexpo à Hong-Kong, ce salon enregistrant, cette année, une nouvelle croissance de près de 40 % par rapport à son édition 2012.
Parallèlement à ses fonctions précédentes à Vinexpo Jean-François Ley a participé, avec ses collègues, depuis 2004, comme directeur de programme du MBA 2, à la création et au développement du Bordeaux International Wine Institute (BIWI). Avec plus de 400 étudiants issus de 20 nationalités différentes, cet institut est aujourd’hui considéré, comme leader dans la formation de cadres commerciaux, marketing et dirigeants pour les entreprises de la filière à l’échelle mondiale. Pour en savoir plus, www.wineinstitute.com