Jean-François Fiorina s’entretient avec Emmanuel Rougier

Emmanuel Rougier, directeur général de Limagrain : la France bénéficie en matière de semences d’une expertise reconnue à l’échelle mondiale.
Le Salon international de l’agriculture, qui s’est tenu à Paris du 25 février au 5 mars, a de nouveau mis en lumière les enjeux géopolitiques liés à l’agriculture et plus généralement au domaine agroalimentaire.
Le secteur des semences constitue un champ privilégié pour notre pays, qui se classe comme le premier exportateur mondial de semences.
Groupe agricole coopératif né en Auvergne, Limagrain est un acteur majeur du secteur.
Son directeur général, Emmanuel Rougier, détaille les défis que son groupe doit relever à l’international, à l’heure même où la croissance démographique mondiale fait qu’il faut désormais produire plus et mieux.
Et puisqu’elles sont le point de départ de toute production alimentaire, qu’elle soit végétale ou animale, tout débute avec les semences.
Qu’est-ce qu’un semencier?
Être semencier, c’est mettre au point des variétés performantes pour répondre aux besoins des agriculteurs, des maraîchers (productivité, résistance à des maladies, etc.) et in fine des transformateurs et des consommateurs (aspect, goût, etc.).
La création de ces nouvelles variétés passe par un accès à la plus large diversité génétique possible, dont le brassage va permettre d’obtenir de nouvelles variétés aux performances supérieures.
Le travail des sélectionneurs, créateurs de variétés, consiste ensuite à maîtriser une large panoplie de technologies, pour étudier un nombre de combinaisons en croissance exponentielle, et à identifier les variétés les plus prometteuses.
Vient ensuite la production au champ auprès d’agriculteurs et la mise en place d’un process industriel qui permettra d’obtenir des semences certifiées prêtes à être commercialisées.
Pouvez-vous nous présenter Limagrain et nous expliquer en quoi l’international est une dimension capitale à prendre en compte dans son développement ?
Premier semencier français et 4ème mondial, Limagrain est un groupe agricole coopératif international.
La mission que nous nous sommes assignée vise à faire progresser l’agriculture en créant des semences plus performantes, afin de répondre tout à la fois à l’évolution des besoins des agriculteurs, aux contraintes environnementales et plus généralement aux attentes de la société.
À travers sa maison-mère coopérative, ce sont des agriculteurs qui dirigent Limagrain, ce qui permet d’évoluer dans une logique de long terme, d’avoir des orientations stratégiques stables et un très fort réinvestissement des bénéfices dans l’entreprise.
Notre groupe compte des filiales dans 55 pays et rassemble 10 000 salariés, dont environ 8 000 pour les activités semences.
Nous contribuons à la révolution technologique en cours dans l’agriculture par notre investissement régulier en recherche et développement qui avoisine 15% de notre CA.
En outre, il faut noter que Limagrain est le plus important des semenciers n’ayant pas d’activité agrochimique : le pure player n°1 !
Quant à l’international, son importance capitale se reflète dans la répartition de notre CA, dont seulement 20% est réalisé en France.
L’international constitue donc bien un paramètre-clé de vos activités…
Indéniablement. Les activités semences et les politiques mises en oeuvre doivent être considérées à l’échelle de grandes zones géographiques et de groupes économiques qui dépassent la notion de pays.
Si l’on veut se placer d’emblée sur le terrain géopolitique, il est indispensable de bien mesurer l’importance des enjeux en matière alimentaire.
À l’horizon 2030, il va falloir nourrir 8,5 milliards d’êtres humains.
Si l’on se projette en 2050, il faudra accroître la production actuelle de 70% pour satisfaire les besoins de 10 milliards d’habitants de notre planète.
Une planète dont les ressources sont limitées et les terres agricoles non-extensibles à l’infini.
On voit donc bien là l’ampleur du défi ! Il faut tout à la fois produire plus et produire mieux.
Dans ce contexte, quels sont les vecteurs de progrès dont dispose l’agriculture ?
On peut en distinguer quatre principaux : l’amélioration de la mécanisation ; l’emploi des fertilisants ; la protection des plantes ; et surtout, l’accès à des semences de qualité.
En ce sens, l’amélioration des variétés cultivées et la qualité de leurs semences s’imposent comme un réel vecteur d’innovation.
Comment évolue le domaine des semences au niveau mondial ?
Le secteur est engagé dans une mutation à grande vitesse.
L’agrochimie est le secteur déterminant dans cette reconfiguration et il entraîne le secteur de la semence par la présence des deux activités au sein des leaders mondiaux.
À cet égard, la création d’un « champion chinois » est loin d’être anodine. La prise de contrôle de Syngenta, n°3 mondial, par ChemChina, planifiée et décidée au niveau du gouvernement chinois, constitue un événement majeur.
Si elle se poursuit jusqu’à son terme, ce serait alors la plus grosse acquisition jamais réalisée par la Chine à l’étranger, ce qui prouve la volonté de ce pays de peser sur les équilibres alimentaires de la planète et de faire de l’agriculture – et plus généralement de l’agroalimentaire – un levier géopolitique.
Quand on observe la reprise probable de Monsanto, n°1 mondial, par Bayer, ou l’évolution Dow-Dupont, n°5 et n°2 mondiaux, il est patent que ces opérations résultent de visions et de politiques ambitieuses conduites par les grands pays agricoles.
Les États-Unis ou la Chine sont de fait des pays qui soutiennent fermement leur secteur agricole.
Autre évolution notable, le désengagement de la recherche publique au profit du privé.
La recherche publique a été très active au 20ème siècle dans nombre de grands pays agricoles et a permis de grandes avancées sur les espèces majeures comme le blé, le maïs ou le riz.
Confrontées au besoin de nourrir leur population et à l’impossibilité de délocaliser l’agriculture, toutes les nations ont fait de gros efforts, à travers leurs instituts publics, pour améliorer le premier facteur de production qu’est la semence.
Mais à quelques exceptions près, comme la Chine et le Brésil, elles ont toutes, ces dernières décennies, infléchi leur politique et réduit leur engagement, laissant le soin au secteur privé de poursuivre la recherche.
Enfin, la dernière évolution notable réside dans le développement des OGM, qui ont induit une augmentation significative de la valeur du marché.
Dans un marché mondial d’environ 40 milliards de $, la moitié relève aujourd’hui des semences OGM. Et pour ces dernières, la valeur de la technologie OGM dépasse la valeur de la génétique.
Détenir les technologies OGM, c’est détenir un pouvoir économique majeur tant par les fonctionnalités apportées que par la valeur qui en découle.
Le secteur des semences constitue donc un enjeu majeur sur la scène internationale ?
Oui, très clairement et nous devons être vigilants sur un certain nombre de thématiques qui conditionnent l’activité de semencier et pour lesquelles les décisions internationales ou nationales peuvent avoir un impact déterminant.
À ce titre, j’évoquerais le sujet de la propriété intellectuelle, indispensable à la continuité de la création variétale. Il faut savoir que la diversité des ressources génétiques et leur accessibilité ont toujours été à la base de l’amélioration des plantes.
La sélection végétale n’est en effet possible qu’en partant de plantes préexistantes.
Le Certificat d’obtention végétale (COV), titre de propriété spécifiquement adapté à la création variétale, et le brevet, pour la protection des innovations végétales, constituent les deux principaux systèmes de protection utilisés.
Le COV permet au semencier de poursuivre ses recherches, la propriété intellectuelle contribuant dès lors, par l’exclusivité commerciale temporaire qu’elle confère, à encourager l’amélioration des espèces végétales.
Le COV évite l’appropriation de la diversité génétique des plantes par quelques-uns et doit être défendu face à une vision anglo-saxonne où le brevet est l’unique système de protection.
En matière d’accès aux ressources génétiques, le protocole de Nagoya et le TIRPAA (Traité international pour les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture) sont les références internationales.
Soucieux de la protection de la propriété des ressources génétiques des États et de leur juste rétribution, le TIRPAA prend en compte les spécificités de la création variétale, même s’il impose nombre de mesures administratives contraignantes.
Mais il ne s’applique pas à toutes les espèces ni à tous les pays. Pour les autres, l’application du protocole de Nagoya manque de clarté, d’uniformité des règles selon les États, voire de cohérence.
Là où le bât blesse, c’est que les risques induits par le protocole de Nagoya tendent à aller à l’inverse de l’objectif de départ, en générant de fortes lourdeurs administratives ou la capacité à refuser l’accès à des ressources génétiques, voire à le soumettre à des conditions inacceptables.
Enfin, le secteur des semences est fortement exposé aux tentations protectionnistes nationales qui nuisent au commerce international et prennent des formes variées comme des restrictions d’importations, des procédures d’homologation dissuasives, des formalités douanières complexes ou des restrictions dans les prises de participation dans les sociétés locales.
Si nous voulons protéger les intérêts de l’activité semencière, nous devons rester fermes sur quelques principes comme ceux de la réciprocité (par exemple en matière de prise de participation ou de certification) ou de l’interdiction (« ce qui n’est pas interdit est autorisé »), plutôt que le principe de la prévention (« tout ce qui n’est pas autorisé est interdit »).
De même, la reconnaissance internationale des normes de certification (par exemple en matière de germination) doit être combinée avec la certification phytosanitaire.
Enfin, il est urgent que l’Union européenne mette en place une réglementation phytosanitaire homogène et identique dans son application au sein de tous les États membres de l’Union.
Malgré ces difficultés, il existe une réelle excellence française en matière de semences…
La France bénéficie, en matière de semences, d’une expertise reconnue à l’échelle mondiale.
Elle se classe ainsi comme le premier exportateur mondial, le premier producteur européen et le premier marché européen, devant l’Allemagne, l’Italie, la Russie et l’Espagne.
Le commerce extérieur des semences et plants français affiche un CA de 1568 millions d’euros en 2015/2016, en croissance régulière depuis 10 ans, avec un solde bénéficiaire de 901 millions d’euros, soit 43% du solde commercial des produits de l’agriculture, de la forêt et de la pêche.
Quel bilan dressez-vous de l’agriculture française ?
Tout d’abord, force est de constater que la France bénéficie d’atouts majeurs en matière agricole, sans compter une grande capacité d’adaptation.
Il y a d’abord un fort potentiel pédoclimatique, ainsi qu’une génétique de très bon niveau, liée notamment au dynamisme de notre recherche et à une formation sans cesse accrue de nos agriculteurs.
C’est ainsi que la France s’impose comme le premier pays agricole de l’Union européenne, avec une production de 70 milliards d’euros.
La France est un grand pays exportateur non seulement en agriculture (140 euros d’exportations pour 100 euros d’importations) mais aussi dans le domaine agroalimentaire. Néanmoins, le secteur connaît de profonds bouleversements.
En trente ans (1980-2010), des indicateurs-clés se sont dégradés. Le nombre d’actifs agricoles a été divisé par plus de deux et le revenu dégagé par la « ferme France » a baissé en valeur de 25%, alors que le volume a augmenté de 30%.
C’est la raison pour laquelle il faut faire attention à ne pas transposer des logiques de dérégulation qui peuvent réussir ailleurs.
Car l’économie agricole présente d’évidentes spécificités : sociales d’abord, puisqu’elle permet de faire vivre les territoires en les aménageant et les préservant ; environnementales et agronomiques ensuite, puisque nos activités sont dépendantes du climat et de la diversité des terroirs.
Notre agriculture est diverse et doit le rester.
À travers le monde, les acteurs s’efforcent d’apporter des réponses en adéquation avec les attentes des populations, en respectant les caractéristiques des terres et du milieu ambiant.
Nous ne dérogeons pas à la règle.
En fait, c’est l’intelligence humaine et notre faculté d’adaptation qui vont permettre, à l’avenir, de produire mieux et plus.
D’où l’importance que nous accordons à l’innovation et aux travaux menés sur les semences et les nouvelles techniques de culture : sélection variétale, agroécologie, meilleure tolérance et résistance aux stress…
Ces efforts doivent être encouragés au niveau national.
C’est la raison pour laquelle vouloir libéraliser à tout prix en matière agricole constitue à mon sens une grave erreur.
Pour preuve, regardons ce que font les grandes zones de production agricole que sont les États-Unis, la Chine ou le Canada, où sont mis en oeuvre des systèmes de soutien aux revenus agricoles.
Nous devons suivre cette voie et mettre en place des logiques assurantielles pour amortir la volatilité et clarifier les priorités des politiques agricoles.
Les agriculteurs ne sont pas un problème pour notre pays, bien plutôt un atout majeur.
Ce sont des entrepreneurs performants, conscients de leur rôle essentiel dans la satisfaction du premier des besoins humains, à savoir l’alimentation, et soumis à des contraintes de plus en plus fortes.
Ils apportent chaque jour la preuve de leurs capacités d’adaptation, leur vision du développement sur le long terme et leur ancrage au coeur de nos territoires.
N’oublions pas que le principal souci des agriculteurs consiste à faire en sorte de transmettre leur terre en bon état.
D’où une exigence de qualité qui fait que l’on raisonne aujourd’hui non plus en terme de maximum, mais d’optimum.
Il est très paradoxal de constater que la productivité est un critère noble dans tous les secteurs d’activité… sauf en agriculture, alors même qu’il en va de notre alimentation !
Vous l’avez souligné en ouvrant cet entretien, Limagrain est un groupe agricole coopératif. Pouvez-vous nous expliquer la spécificité de la coopération agricole ?
Trois principes font la force de la coopérative : la réactivité, le mutualisme et la solidarité.
Les coopératives sont le prolongement des exploitations agricoles de leurs adhérents.
Nous cultivons donc au quotidien l’équilibre entre un développement local et international.
Notre responsabilité de groupe coopératif est de contribuer à la pérennité des exploitations de nos adhérents, notamment par la création de filières de production à forte valeur ajoutée en local et par le soutien d’un groupe international performant.
Par nature, le modèle coopératif génère un dynamisme qui autorise la mise en oeuvre de stratégies de conquête.
Sur le plan géopolitique qui nous intéresse plus particulièrement, il faut savoir que si le nombre de coopératives s’est réduit (en vingt ans, leur nombre a été divisé par deux en France), en revanche, leur poids se renforce, leur permettant de faire de la croissance externe et de se tourner vers l’international, comme Limagrain le fait depuis des décennies.
En guise de conclusion, que diriez-vous à des étudiants pour les amener à s’intéresser au monde agricole ?
Il y a d’abord un aspect noble, plein de sens, puisqu’il s’agit de permettre à la population mondiale de se nourrir et d’ancrer les populations au sein de leurs territoires.
Gardez aussi à l’esprit qu’il n’y a de paix qu’en présence d’une agriculture performante. Ensuite, il y a de forts enjeux technologiques et l’innovation est essentielle.
Le numérique est appelé à jouer un rôle de plus en plus grand, tout comme les nouvelles technologies liées à la connaissance du génome des plantes, qui vont permettre une plus grande précision et rapidité de la sélection.
Enfin, la dimension internationale en matière agricole se révèle être de plus en plus importante, ce qui rejoint directement vos préoccupations géopolitiques.
L’agriculture reste, aujourd’hui plus que jamais, une fabuleuse aventure humaine.
Pour en savoir plus sur Emmanuel Rougier
Diplômé de l’ESSEC (1975), Emmanuel Rougier est aujourd’hui directeur général de Limagrain, groupe coopératif agricole international et quatrième semencier mondial.
Doté d’une expérience de 40 ans dans les principaux métiers du groupe, aussi bien en France qu’à l’étranger (États-Unis, Pays Bas), il est également, depuis 2011, directeur général délégué de Vilmorin & Cie, société cotée rassemblant l’ensemble des activités semences de Limagrain.
Emmanuel Rougier intègre Limagrain en 1976 au sein du service finances-trésorerie, dont il devient le responsable en 1978.
Il part ensuite aux Etats-Unis en 1983, comme chargé de mission au sein de la société de semences potagères Ferry Morse récemment acquise.
Il revient en France en 1984 pour devenir le directeur financier du groupe.
En 1986, il prend les fonctions de directeur de la filiale hollandaise, société de recherche, de production, et de commercialisation de semences de grandes cultures.
Il a pour principale mission de redresser les résultats de cette entreprise acquise quelques années auparavant, et d’organiser la commercialisation des produits du groupe sur ce territoire.
Trois ans plus tard, il rejoint le comité de direction de Limagrain, et est nommé directeur de l’activité semences de grandes cultures.
Il lance alors une stratégie ambitieuse d’implantation du groupe sur le continent américain, et repositionne l’Europe de l’Est dans les objectifs de Limagrain au travers d’implantations directes dans les différents pays.
En 1997, il prend la direction des activités semences potagères et produits de jardin.
Il procède alors aux premières implantations sur le continent asiatique.
En 2000, il inaugure la fonction fusions-acquisitions, à laquelle s’ajoute rapidement la direction du développement et de la planification stratégique.
Il est alors directement impliqué dans les nombreuses acquisitions réalisées pendant cette période, ainsi que dans les nouvelles implantations du groupe en Chine et en Inde.
Emmanuel Rougier devient directeur général adjoint de Limagrain en 2007.
A ce titre, il supervise les activités de boulangerie pâtisserie (Jacquet Brossard), des ingrédients céréaliers (Limagrain Céréales Ingrédients), et des produits de jardin (Vilmorin Jardin), puis des activités de semences (Vilmorin & Cie), ainsi que certaines fonctions corporate, développement et ressources humaines.
Il est nommé directeur général en octobre 2016.
Limagrain est un groupe français tourné vers le monde. « Notre modèle de développement se fonde sur un juste équilibre entre l’ancrage auvergnat de notre actionnariat d’agriculteurs et notre dimension internationale. […] Depuis notre territoire d’origine, nous avons étendu nos activités sur les cinq continents. Nous sommes aujourd’hui présents dans 55 pays et rassemblons 10000 salariés dans le monde. »
Pour en savoir plus :
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