Hier encore désignés sous l’acronyme réducteur de BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine), les pays émergents voient leur liste sans cesse s’allonger. L’Afrique du Sud d’abord, puis le Mexique, la Corée du Sud, la Turquie ou encore l’Indonésie sont fréquemment associés au club des grandes puissances de demain. « L’émergence est devenue le concept facile pour évoquer ces pays aujourd’hui solidement assis sur leurs bases économiques, alors même qu’on pourrait les considérer comme déjà émergés si l’on conservait la définition littérale du concept », souligne Sylvia Delannoy dans son remarquable manuel de Géopolitique des pays émergents édité aux Presses universitaires de France. Si ces puissances « nouvelles » ont en commun une forte croissance et une élévation du niveau de vie de leur population, elles se caractérisent aussi par une constante augmentation de leurs budgets de défense. À l’heure où l’Europe désarme, les émergents se dotent d’outils militaires à la mesure de leur environnement régional, quand ils n’ambitionnent pas d’en faire le fer de lance de leur politique étrangère.
Impossible d’ignorer les pays émergents ! Ce sont eux aujourd’hui, rappelle Sylvia Delannoy, qui « prêtent de l’argent aux vieilles puissances dont le déclin paraît irrémédiable, rachètent des terres en Afrique, s’unissent au gré de leurs intérêts, investissent dans la recherche, font croître des firmes mondiales ». À cinq seulement, les BRICS – c’est-à-dire les BRIC plus l’Afrique du Sud – regroupent 45 % de la population mondiale, un quart de la richesse de la planète et assurent près des deux tiers de sa croissance. Et leur avenir s’annonce radieux. De puissance économique, le statut des États émergents se consolide et tend à celui d’acteur principal des relations internationales. Depuis 2009, les BRICS s’organisent politiquement autour de sommets à la portée jugée aujourd’hui modeste. Pour combien de temps encore ? Auront-ils pour autant l’aptitude à imposer leurs règles du jeu ? Il est certain que les pays émergents ne se contenteront pas de s’affirmer dans le seul secteur économique. Leur réarmement, continu depuis une décennie, est le signe tangible de leur volonté de puissance.
L’émergence, un concept économique…
Dans son sens premier, l’émergence est « le fait de sortir de la surface de l’eau » (portail lexical du CNRS). Longtemps cantonnée au domaine de la biologie, où elle désigne « l’apparition au cours de l’évolution d’une structure nouvelle », et à celui de la philosophie, l’émergence n’est devenue un concept socio-économique que très récemment. On le doit à l’économiste Antoine Van Agtmaël, inventeur de la notion de « marchés émergents » en 1981. Il faut attendre les années 2000 pour que le terme soit associé à des pays et pour que son usage s’impose durablement tant dans les cénacles internationaux que dans la presse généraliste et jusqu’aux manuels scolaires. « Les pays émergents apparaissent alors comme des pays à haut potentiel, mais encore fragiles, minés par l’instabilité financière et incapables d’opérer un rattrapage dans un temps court », précise Sylvia Delannoy.
Concomitamment, la notion de BRIC fait son apparition. Née d’une étude de prospective économique de Goldman Sachs en 2001, le quatuor est présenté comme le futur « tombeur » des pays occidentaux. La conclusion, intéressée, de la célèbre banque d’investissement est sans appel : à l’horizon 2050, le PIB total de ces pays sera sur le point de dépasser celui des États-Unis et de l’Europe réunis. Conclusion : les marchés de demain sont principalement au Sud ! « Depuis, les classements, les listes et les rapports sur les pays émergents fleurissent. » Parmi les critères économétriques retenus : une forte croissance dans la durée, l’apparition d’un marché intérieur et une main d’oeuvre abondante, portée par une solide démographie. Bien entendu, l’émergence définie de la sorte est caricaturale. C’est là le défaut des classifications, simplificatrices par nature. Il pourra toujours être objecté que la Russie a une démographie pour le moins fragile ou que le Brésil a connu des taux de croissance à relativiser et pâtit d’une insécurité chronique…
L’économiste Jean Coussy ajoute un dernier critère, et pas des moindres : être en mesure de menacer la position des pays dominants. Pour Sylvia Delannoy, cette approche « permet de ne pas s’appesantir uniquement sur l’économie, car les performances économiques sont nécessaires, mais nullement suffisantes pour menacer la suprématie des pays du Nord ».
La crise financière et économique amorcée en 2008 a accéléré le bouleversement des rapports de force, jusqu’alors latent. L’économie des BRICS leur fournit atouts et outils pour la bataille d’ores et déjà amorcée, « mais elle doit s’accompagner d’efforts pour [en] faire le soubassement de la puissance ». La dimension politique de l’émergence est ainsi de plus en plus prégnante.
… rattrapé par la géopolitique
Le concept d’émergent renvoie à une réalité de nature géopolitique. Il caractérise en effet un phénomène particulier : « Le basculement du monde qui suppose la fin de la suprématie occidentale sur un plan économique d’abord, sur tous les plans ensuite. » Loin d’être anecdotique, la première déclaration officielle des puissances émergentes n’a en effet aucun caractère économique. À l’initiative de la Russie, les BRIC se réunissent dès 2008 pour faire part de leur opposition à l’indépendance du Kosovo orchestrée par les Occidentaux. Avec la crise mondiale, les BRIC s’associent en 2009 à l’Afrique du Sud – pourtant de niveau économique bien moindre – pour former les BRICS. Au-delà du changement d’appellation, il s’agit d’un club politique visant à fédérer l’action des cinq et à introduire une cohérence faisant défaut aux émergents. Le dénominateur commun entre les BRICS est bien une volonté, assise sur leur poids économique, de peser diplomatiquement sur l’ordre mondial dont ils s’estiment exclus. Rappelons que Pretoria a la prétention d’assurer à terme le leadership du sous-continent africain. Et le sommet du 28 mars 2012 à New Delhi est l’occasion d’annoncer la création d’une banque de développement. Cette institution vise à permettre aux pays émergents d’être moins dépendants de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Elle les autoriserait le cas échéant à contourner l’euro et le dollar au profit du yuan. Et c’est déjà là un sujet de discorde entre la Chine et le Brésil qui critique la politique de dévaluation monétaire de Pékin…
Car derrière l’unité de façade, les relations entre BRICS sont complexes. La réalité géopolitique de l’émergence, c’est un rapprochement de circonstance pour promouvoir certains intérêts convergents, mais ce sont aussi des rivalités régionales et entre candidats à l’appropriation de la mondialisation. On connaît les relations entre la Russie et la Chine, faites d’intimidation, de coopération et d’ouverture (cf. CLES n°9). Citons également l’opposition de la Chine à l’obtention par l’Inde d’un siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Le plus souvent, hors la critique de la gouvernance mondiale aux mains du « Nord », les BRICS éprouvent les plus grandes difficultés à se mettre d’accord, à constituer un véritable front commun. L’esprit de Bandung soufflerait-il sur les BRICS ? Les émergents poursuivent des intérêts souvent divergents, obéissant à des logiques et des intérêts nationaux qui leurs sont propres. Les raisons de leur réarmement en sont l’un des traits les plus saillants.
La tentation de la pleine puissance ?
« Les grandes puissances émergentes jugent nécessaires de faire croître leur arsenal militaire […]. Gage d’indépendance, mais aussi de respect des autres puissances, la capacité à se défendre par ses seuls moyens apparaît comme un objectif pour tous les pays du BRIC », analyse Sylvia Delannoy. Le dernier rapport du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP) confirme, chiffres à l’appui, cette tendance lourde. Sur la dernière décennie, les pays émergents « officiels » et leurs challengers ont augmenté substantiellement leurs budgets de défense. Le cas du Brésil invite cependant à relativiser cette observation générale, même si Brasilia attache la plus grande attention à son architecture de défense. Même phénomène côté indien. Si l’objectif de New Delhi reste de se défendre face à l’ennemi pakistanais, mais aussi de dissuader son partenaire chinois, ses dépenses militaires ont décru ces deux dernières années après une « forte tendance haussière sur l’ensemble de la décennie ».
Pour l’auteur de Géopolitique des pays émergents, « se défendre n’est cependant pas la seule ambition, peut-être, de la Chine et de la Russie qui chercheront sans doute, demain, à s’imposer militairement aux États-Unis, même si cela ne passera pas forcément par un affrontement ». Ainsi, c’est sans surprise Pékin l’acteur dominant en termes de volume d’investissements militaires. Son budget est évalué à 119 milliards de dollars par le SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute). « Les dépenses militaires chinoises ont augmenté de 189 % depuis 2001, ce qui représente une hausse annuelle de 12,5 % et contribue à forger le taux de progression de 70 % qu’ont connu les dépenses militaires régionales », précise le rapport du
GRIP. Moscou poursuit pour sa part le rééquipement et la modernisation de ses forces armées (cf. CLES n°26). C’est que la Chine et la Russie ont toutes deux besoin d’un outil militaire au service de leur politique étrangère de dimension mondiale – et non pas régionale comme l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud. Mais la marche est haute : en 2009, les États-Unis ont consacré 661 milliards de dollars à leur budget de défense !
Le phénomène de l’émergence est ainsi intrinsèquement géopolitique. Au-delà des discours convenus, il oblige à prendre en compte le temps long, la dialectique des rapports de force et l’hétérogénéité des situations des Etats. La redéfinition des grands équilibres mondiaux est certes en cours. Mais elle n’est pas tout à fait pour demain.
Pour aller plus loin : Géopolitique des pays émergents, par Sylvia Delannoy, coll. Major,
PUF, 192 p., 25 € ; Dépenses militaires, production et transferts d’armes – Compendium 2012,
par Luc Mampaey, Les Rapports du GRIP, avril 2012, 8 €.