Financiarisation de l’économie, retour de la loi du plus fort
L’optimisation fiscale est aussi vieille que les entreprises, dès lors qu’elles ont été soumises par les États à des taxes sur leurs activités et leurs bénéfices.
Mais avec la mondialisation, le phénomène s’est fortement accentué, en permettant aux acteurs économiques de déterritorialiser tout ou partie de leur base d’imposition ou de leurs revenus.
Derrière le terme générique, et pour l’essentiel politico-médiatique, de « paradis fiscal », se sont ouvertes de nombreuses brèches dans les règles internationales permettant à des sociétés d’organiser la « disparition » de leurs bénéfices ou de transférer artificiellement ces bénéfices vers des pays qui appliquent une fiscalité faible ou nulle, alors même qu’elles y réalisent des activités économiques limitées, voire inexistantes.
Dans un ouvrage récent, Paradis fiscaux, enjeux géopolitiques (Technip, septembre 2015), Vincent Piolet évalue entre 5000 et 10000 milliards de dollars le chiffre de l’évasion fiscale dans le monde – soit entre 6 et 12 % du PIB mondial !
C’est dire l’importance du sujet, tant du point de vue des États que des entreprises.
Sachant que l’impôt est, d’origine, le centre de nombreuses rivalités de pouvoir.
Le 9 octobre 2015, le G20 adoptait à Lima le BEPS (Base erosion and profit shifting, ou « Erosion des bases taxables et transfert de bénéfices »), un plan de lutte contre « l’optimisation fiscale agressive » des grands groupes préparé depuis deux ans et précédemment adopté par 62 pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques.
L’OCDE estime en effet le coût de l’évasion fiscale des multinationales telles que Apple, Google ou Amazon entre 100 et 240 milliards de dollars d’impôts sur les sociétés par an (89 à 213 milliards d’euros), par le simple choix d’une localisation plus avantageuse.
L’arbre ne saurait cependant cacher la forêt. Cet accord, pour constituer une première, vise à encadrer mais non pas à supprimer ces pratiques. Et en la matière, les standards internationaux sont contournés aussitôt définis.
La preuve par la lancinante question des « paradis fiscaux », potentiellement bien plus problématique.
Définir un « paradis fiscal » : un acte géopolitique
Le premier problème tient au fait qu’il n’existe pas de définition législative des paradis fiscaux.
Depuis le G20 de Londres en 2009, l’OCDE, chargée de la coordination mondiale des politiques de lutte contre les paradis fiscaux, les classe selon trois listes.
Noire, pour les États fiscalement non coopératifs.
Grise, pour les États « qui ont promis de se conformer aux nouvelles règles sans les appliquer et ceux qui s’y conforment substantiellement ».
Blanche, enfin, pour les États ou territoires qui ont fait un effort réel et dont les règles « sont conformes aux standards internationaux de l’OCDE ».
Dans son ouvrage Paradis fiscaux, enjeux géopolitiques, Vincent Piolet, docteur en géopolitique et diplômé en ingénierie financière, estime que « définir le paradis fiscal » est avant tout « un acte géopolitique ».
Techniquement, un tel territoire se caractérise selon cinq critères : une fiscalité faible, voire nulle, pour tout opérateur étranger (offshore), une grande opacité (secret bancaire et fiduciaire), une législation peu contraignante en matière financière, une absence ou une faible coopération judiciaire avec des pays tiers, une stabilité politique enfin.
Il n’est pas cependant nécessaire de réunir l’ensemble de ces critères : un ou deux suffisent pour participer de cette « industrie du secret » née, dans son acception contemporaine, en Suisse dans les années 1930.
L’inscription d’un pays sur la « liste noire » des paradis fiscaux reste donc, quel que soit son initiateur, un acte volontaire, et le résultat d’un rapport de force entre acteurs.
Vincent Violet rappelle ainsi qu’après la crise de 2008, l’OCDE avait sélectionné les États « coupables » parmi des pays sans appui géopolitique, isolés de tout soutien ou d’influence internationale: Uruguay, Malaisie, Costa Rica et Philippines. « Heureusement, si l’on peut dire, un pays pouvait sortir de la liste noire en signant des accords d’échange d’informations avec douze autres pays. Les paradis fiscaux se mirent à signer entre eux de tels accords de coopération. Et, en avril 2009, l’OCDE put constater que plus aucun pays ne faisait partie de la ‘liste noire’ »…
L’organisation est d’ailleurs régulièrement critiquée pour ses méthodes, et de nombreuses autres listes circulent, telles que celle du GAFI (Groupe d’action financière de blanchiment de capitaux, créé par le G7 en 1989) ou du réseau Tax Justice Network (TJN).
Paradis fiscaux et luttes de pouvoir géopolitique
En réalité, et c’est ce que démontre Vincent Piolet dans son ouvrage, l’existence des paradis fiscaux est liée aux rivalités géopolitiques entre grandes puissances, qui cherchent à conserver ou prendre le contrôle de ces flux financiers abrités dans des petits États faussement indépendants – car placés de facto sous leur contrôle : les Bahamas pour les États-Unis, Monaco et Andorre pour la France, les îles anglo-normandes pour le Royaume-Uni, le Liechtenstein pour l’Allemagne, Hong Kong, Singapour et Macao pour la Chine ou le Japon, Chypre pour la Russie, le Luxembourg et la Suisse pour tout le monde…
« L’Inde utilise Maurice, précise encore Vincent Piolet dans un récent article pour la revue de géopolitique Conflits (n°7). L’Australie a à sa disposition ses confettis insulaires indépendants prêts à se jeter dans les services offshore pour survivre, tels que Nauru, le Vanuatu, Niue ou les îles Cook. Enfin pour dissimuler leurs capitaux, les riches émirats et royaumes arabes créent localement des ‘free zones’ comme Jebel Ali à Dubaï, dans les Emirats arabes unis. »
Chaque puissance économique dispose ainsi, plus ou moins indirectement, de ses paradis fiscaux, qui restent indispensables pour attirer les flux de capitaux et les investir chez elle ou les réinvestir dans le reste du monde, généralement via de grandes entreprises ou des fonds spéculatifs.
« Si les États peinent à régler le problème des paradis fiscaux, c’est justement parce qu’il n’en est pas un de leur point de vue, analyse ainsi Vincent Piolet. Les paradis fiscaux ne sont pas à la marge du système financier international, ils en sont le cœur. Loin de se limiter à la fraude fiscale, ils voient passer des flux financiers de plusieurs milliers de milliards de dollars du fait de réglementations laxistes. »
Leur avantage? « Proposer un droit négatif – réaliser sur un territoire ce qui est interdit dans un autre. »
On comprend mieux la prudence et les atermoiements des instances internationales pour « moraliser le capitalisme », pour reprendre le slogan de l’ancien président de la République, Nicolas Sarkozy, lors de la crise des subprimes (2008).
Mais, derrière les discours, les actes ont leur importance. « Si chaque puissance économique a ses paradis fiscaux, certains sont assurément plus habiles que d’autres à imposer la transparence fiscale à leurs concurrents tout en préservant la leur, rappelle Béatrice Giblin, professeur émérite de géopolitique à l’université Paris 8, dans sa préface à l’ouvrage de Vincent Piolet. « C’est le cas des États-Unis qui tirent grand profit de la levée du secret bancaire suisse des citoyens américains car ils peuvent les taxer, mais qui se gardent bien d’assurer la réciprocité envers les citoyens d’autres pays abrités dans les paradis fiscaux américains, dont l’État du Delaware. »
Rivalités de pouvoir pour la captation de la finance offshore
Il est indéniable qu’en la matière, les États-Unis sont particulièrement offensifs. En témoigne le règlement fiscal Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA) adopté par le Congrès en 2010, progressivement imposé à l’ensemble des pays du monde, car il s’applique à toute banque souhaitant avoir accès au marché américain. De quoi s’agit-il?
« FATCA oblige toutes les banques installées aux États-Unis à communiquer à l’administration fiscale américaine tous les comptes de citoyens américains gérés par elles n’importe où dans le monde. »
Déjà fragilisées par l’affaire UBS, société épinglée pour avoir systématisé des opérations de blanchiment et de fraude fiscale au profit de ses clients étrangers, les banques suisses, massivement présentes aux États-Unis, se soumettent.
« La manœuvre est parfaite, le coup est double : non seulement la finance américaine peut récupérer des milliards en gestion d’avoirs offshore mais elle passe aussi pour être l’adversaire des paradis fiscaux », analyse encore Vincent Piolet pour Conflits.
FATCA ne s’attaquant pas aux trusts qui permettent une véritable dissimulation des avoirs via le secret fiduciaire, les concurrents suisses ou luxembourgeois des banques américaines se trouvent évincées d’un marché particulièrement rentable.
Dans ces conditions, la souveraineté américaine sur le système financier en ressort renforcé. « Reste une certitude : les États-Unis sont en train de réussir leur OPA sur la finance offshore ».
Parce que celle-ci est devenue l’un des rouages essentiels de la mondialisation, elle ne saurait échapper au jeu des puissances, et encore moins disparaître.
Ce qui fait étrangement raisonner une autre proclamation de Nicolas Sarkozy, au journal télévisé en 2009: « Les paradis fiscaux, le secret bancaire, c’est terminé ! »
Pas pour tout le monde, et sans doute pas dès demain.
Pour aller plus loin :
- La Richesse cachée des nations : Enquête sur les paradis fiscaux, par Gabriel Zucman, Le Seuil, 128 p., 11,80 € ;
- Paradis fiscaux, enjeux géopolitiques, par Vincent Piolet, Technip, 108 p., 16 € ;
- « Le paradis fiscal. Une construction géopolitique », par Vincent Piolet, in revue Conflits n°7, octobre-novembre-décembre 2015, www. revueconflits.com ;
- « Réformer les règles fiscales internationales pour endiguer l’évasion fiscale des entreprises multinationales« , OCDE, 05/10/2015, www.oecd.org