Avr 282016
 

Constances et évolutions des déplacements de population

Depuis l’été 2015, personne ne peut nier l’importance des phénomènes migratoires pour l’Europe.

Pour spectaculaire que soit la situation actuelle sur notre continent, élargir la focale permet de comprendre que les migrations ont toujours été et restent un paramètre essentiel des réalités et des évolutions géopolitiques.

C’est ce qu’a rappelé le recteur Gérard-François Dumont lors d’une conférence donnée le 13 avril 2016 sur le campus parisien de Grenoble Ecole de Management. Les déplacements de population ont une influence éminente dans l’histoire de l’humanité.

Dès le XIIe siècle av. J-C, les Celtes essaiment en Europe et y façonnent notre première civilisation commune. Ils seront suivis par quantité d’autres peuples: Grecs, Romains, Germains, Slaves, puis peuples d’Asie centrale (Huns, Turcs) et caucasiens (Scythes, Magyars, Bulgares).

En 622, l’Hégire déclenche le mouvement de conquête arabe et l’expansion de l’islam vers le bassin méditerranéen. Tandis que les Pères pèlerins du XVIIe siècle vont fonder un modèle de société dont est directement issue la Constitution des États-Unis…

La compréhension des interrelations entre migration et géopolitique suppose donc de plonger dans l’histoire : la migration est-elle nécessairement cause ou conséquence de conflits géopolitiques ou, au contraire, une alliée de la paix ?

Les événements géopolitiques au coeur des facteurs migratoires

Les événements géopolitiques peuvent tout d’abord pousser des populations à émigrer, c’est-à-dire à quitter le territoire dans lequel elles vivent. Cinq types d’événements y contribuent. Les génocides, les guerres et conflits civils sont les plus connus.

Juifs d’Europe et Arméniens de l’Empire ottoman, dans la première moitié du XXe siècle, en témoignent douloureusement. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce sont des millions d’Allemands ethniques, c’est-à-dire souvent de très ancienne ascendance germanique, qui sont brutalement chassés de Pologne, de Yougoslavie, de Hongrie ou encore de Tchécoslovaquie (Sudètes).

Même volonté de « purification ethnique » au cours de la guerre du Haut-Karabagh (1990-1994), où les musulmans azéris musulmans finissent par céder le terrain face aux chrétiens arméniens, majoritaires, qui revendiquent ce territoire – une situation inverse s’observant au Kosovo, notamment depuis 1999.

De fait, toute guerre, interétatique ou civile, engendre des mouvements de population plus ou moins importants, et plus ou moins définitifs.

Un autre vecteur de migration est lié à l’action de régimes liberticides, qu’ils soient totaux (comme les pays communistes, avec la tragédie emblématique des Boat people vietnamiens) ou partiels (c’est-à-dire où la répression est dirigée contre une partie de la population).

Là encore, les exemples sont nombreux : émigration de quelque 300 000 protestants français à la révocation de l’Édit de Nantes (1685), « Grand Dérangement » subit par les Acadiens francophones rattachés à la Couronne britannique (1755-1763), déportation des Allemands de la Volga en Sibérie et en Asie centrale (août 1941), persécutions contre les Coptes d’Égypte (2013) et plus généralement les chrétiens d’Orient depuis le déclenchement de la guerre en Syrie et l’avènement de l’Etat islamique (juin 2014)…

L’arme de l’émigration à des fins clairement géopolitiques a été plusieurs fois utilisée dans un passé récent : « invitation » par Nasser à tous les non Arabes de quitter le territoire égyptien (1956), « rapatriement » des populations d’origine européenne et juive d’Algérie (1962), expulsion des Béninois du Gabon (1978) ou encore des Palestiniens du Koweït après la défaite de Saddam Hussein, soutenu par Yasser Arafat (1991)…

Dans ce cas de figure, l’expulsion, la fuite ou la diminution de la population ciblée vise à renforcer la souveraineté de la puissance dominante sur le territoire convoité, ou à adresser un message géopolitique à l’égard d’une puissance autre.

Elle peut s’accompagner d’une politique de repeuplement alternative : ainsi de la Russie soviétique à Kaliningrad (ex-Königsberg) en 1945, de la Chine au Tibet depuis 1955 (mais aussi dans l’Extrême-Orient russe depuis 1969), ou du Maroc dans le Sahara occidental après l’expulsion de 30 000 Algériens en 1975-1976.

Tandis que l’ouverture des vannes d’émigration par Cuba en 1994 visait à la fois à se débarrasser de ses dissidents et à mettre en cause le blocus américain de l’île.

Washington réagit avec sa politique dite des « pieds secs, pieds mouillés », qui prévoit des facilités d’installation aux États-Unis pour les illégaux cubains touchant terre mais le rapatriement de ceux interceptés en mer. C’est aujourd’hui encore un point de divergence entre les deux pays.

Des événements géopolitiques peuvent en revanche être attractifs, et encourager des personnes à venir s’installer sur un territoire donné, ou à y transiter.

Au-delà de l’exemple d’Israël, ou des États-Unis qui décident en 1965 de supprimer les quotas géographiques et de s’ouvrir ainsi davantage à l’immigration non européenne, l’Europe de Schengen apparaît notoirement accueillante aux réfugiés, notamment ceux fuyant les conflits du Proche-Orient.

Tandis que la Turquie a pu être accusée par l’agence européenne Frontex d’être une véritable « autoroute à migrants » : outre les retombées économiques des 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires réalisés par les filières de passeurs en 2015, toujours selon Frontex, Ankara a ainsi capitalisé sur sa politique initialement laxiste pour obtenir subsides et concessions politiques de la part de l’UE.

La migration et ses effets géopolitiques

La dynamique migratoire peut également supporter des objectifs géopolitiques. Les écrits d’Ibn Khaldoum (1332-1406) sont très clairs à ce sujet : les guerres de conquête, musulmanes en l’espèce, s’accompagnent de migrations significatives.

Dans le Haut-Karabagh évoqué précédemment, c’est le commissaire aux nationalités de l’URSS, Joseph Staline, qui décide de placer en 1921 ce territoire en Azerbeïdjan, et non pas en Arménie.

Le Parti communiste d’Azerbeïdjan décide alors d’envoyer des Azéris dans cette région pour y justifier a posteriori cette décision, en y augmentant leur poids démographique relatif, sans toutefois réussir à inverser les dynamiques à l’oeuvre.

En revanche, à Chypre Nord, la Turquie a envoyé suffisamment de « colons » pour peser, lors des référendums organisés par l’ONU, sur le destin de l’île tout entière. Et la politique d’influence chinoise en Afrique est inséparable d’une forte émigration : l’estimation du nombre de Chinois installés sur le continent varie entre 500 000 et 800 000 individus, incitant Pékin à se préoccuper aussi de leur sécurité.

Plus significative encore est l’influence de liens géopolitiques historiques, et maintenus dans la durée. Le droit à la citoyenneté britannique pour tous les ressortissants du Commonwealth permet ainsi aux immigrés pakistanais ou indiens, par exemple, de peser sur les décisions politiques du Royaume-Uni puisqu’ils bénéficient du droit de vote aux élections parlementaires.

Même lorsqu’ils ne disposent que du droit de vote aux élections locales, comme en Belgique, le nombre relatif ou la forte concentration géographique des immigrés peut avoir une influence politique directe, en favorisant le communautarisme et le clientélisme.

Plus généralement, le processus de « diasporisation » peut modifier la géopolitique du territoire-souche, tandis que les exemples de contribution directe de la migration à la constitution d’États sont nombreux : États-Unis, Australie, Nouvelle-Zélande, Israël, Afrique du Sud…

Ce sont aussi des influences migratoires qui peuvent expliquer des divisions étatiques actuelles, comme entre le Timor rattaché aux Indes néerlandaises et le Timor oriental conquis par les Portugais, ou comme une autre île, Hispaniola, divisée entre République dominicaine issue de la colonisation espagnole et Haïti devenue indépendante de la France en 1803.

Pays d’arrivée comme de départ sortent rarement indemnes des migrations.

Géopolitique et migration : un rapport dialectique

Ce que Gérard-François Dumont observe surtout, ce sont les enchaînements et itérations entre géopolitique et migration. La géopolitique peut avoir des conséquences migratoires directes, qui débouchent elles-mêmes sur une nouvelle réalité géopolitique.

L’un des meilleurs exemples est celui de la RDA : le raidissement du régime provoque l’exode massif des Allemands de l’Est à l’été 1989, qui entraîne l’ouverture du « rideau de fer » à la frontière austro-hongroise, et finalement la chute du Mur de Berlin et celle du régime est-allemand.

Un autre enchaînement se vérifie : celui de la migration qui déclenche un fait géopolitique lui-même générateur de nouvelles migrations.

Les nombreux émigrés portugais ont ainsi empêché, par la pression internationale de leurs pays hôtes, que la révolution des OEillets (1974) ne débouche sur l’instauration d’un régime communiste, la sortie de crise et la libéralisation politique entraînant en retour un fort mouvement de remigration des Portugais de l’étranger dans leur pays d’origine.

Aborder la question migratoire sous le seul angle économique ou juridique est donc insuffisant. L’histoire démontre qu’il n’y a pas de migration sans effet géopolitique à plus ou moins long terme. De même qu’il n’y a pas de (géo)politique, pour un État, sans politique migratoire. Une leçon qui vaut pour l’Europe !

Pour aller plus loin :

  • Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, par Gérard-François Dumont, Ellipses, 2007, 498 p., 37,60 €.